Chapitre 56C: juillet - août 1807

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Le vendredi soir, Léon – Paul confiait à Jeanne une petite somme d’argent pour que le samedi matin, parfois accompagnée d’une de nous deux, elle puisse se rendre au marché situé sur la place du Vieux-Marché, remplir notre garde-manger pour la fin de la semaine, et la semaine suivante.

Là– bas, elle achetait systématiquement un poulet et des pommes de terre pour le lendemain midi, et des légumes, selon la saison, carottes, courgettes, poireaux ou oignons, pour préparer les soupes qui constituaient la majeure artie de nos repas.

Nous mettions certains en bocaux, après les avoir fait bouillir. Comme nous consommions aussi énormément de pain, deux grosses miches bien noires venaient remplir son panier, et souvent aussi, deux ou trois bouteilles de lait, du fromage blanc et des pots de crème fraîche, pour donner de la consistance à certain potages parfois un peu léger.

Il fallait acheter suffisamment, en sachant que nous n’aurions pas la possibilité de refaire le plein avant le samedi suivant, même si la mise en bocaux aidait beaucoup. Jeanne se rendait deux ou trois fois par mois chez le boucher en centre – ville pour commander des abats de volaille et des oreilles de porc, qu’elle préparait avec du cerfeuil et des oignons, mais notre régime restait, à cause du prix élevé de ce genre de victuailles, essentiellement végétarien. Une fois rentrée à la maison, Jeanne déposait son panier d’osier sur la table de la cuisine, et commençait à vider et ranger les produits. Parfois, de petits curieux descendaient dans la cuisine pour voir ce qui avait été acheté, et nous en profitions alors pour les prier d’aider au rangement.

— Voilà, Frédéric prenez ça et allez le ranger dans le garde – manger. Sans le faire tomber de préférence. Voyant qu’il hésitait, je le guidais. Oui, sur cette étagère, ça ne fait pas d’importance. Et vous Louise – Marie vous allez aussi ranger. Ah oui c’est vrai, Jeanne a prévu un gâteau pour ce soir. Ressortez le lait s’il vous plaît Frédéric.

L’enfant se tourna vers moi, la bouteille en verre dans les mains.

— Comment c’est ‘’ créationné’’ le lait grand – mère ?

— Posez d’abord la bouteille avant qu’elle ne tombe. On dit ‘’ créé ‘’, pas ‘’ créationné’’ Frédéric, vous me rappelez Émile.

— Qui grand – mère ?

— Bon, alors mon petit, asseyez – vous, je vais vous expliquer. Le lait sort des mamelles des vaches. Vous savez, cet animal que l’on croise en ville…

Louise – Marie prit parti d’éclaircir aussi les choses pour son frère.

— Blanc avec les grandes cornes… Et qui pousse des cris étranges… Ah oui, et qui fait des bouses toutes molles qui ne sentent pas bons !

Frédéric se mit à rire aux éclats. En ce moment, il adorait ces sujets que je trouvais pourtant délicats, qu’il partageait avec sa sœur, s’amusant des mêmes choses. Ils avaient passé leur période d’observation mutuelle, et de toute manière je ne les baignais plus ensemble, mais à présent, c’était l’intérieur des pots de chambre qui les captivaient.

Le rythme à la maison restait assez réglé, et sauf pour le déjeuner du matin assez échelonné, entre sept et neuf heures, le dîner devait être prêt pour midi, on avait jamais donné l’habitude aux enfants de recevoir un goûter, et les soirs d’été, nous prenions notre souper entre dix – neuf heures trente jusqu’à vingt – heures trente, pas trop tôt, pour ne pas non plus éterniser la soirée. Cela dépendait évidemment des saisons, car l’hiver, le soleil se couchant vers six heures du soir, dès que Léon – Paul rentrait, nous étions réunis autour de la soupe à cette heure précise, profitant des derniers rayons du soleil pour manger dans une ambiance agréable. Avant de finir la soirée dans l’obscurité presque totale, au coin du feu de cheminée, dans le salon. L’éclairage à la bougie restait sommaire et peu confortable pour nos yeux.

Après un mois d’août routinier mais rendu joyeux par ces rires d’enfants qui n’arrêtaient jamais vraiment, nous retrouvâmes avec soulagement notre grande Alice, le trente et un. Elle nous raconta l’air dépité qu’une de ses camarades, qu’elle ne connaissait pas, avait perdu la vie de maladie, durant cet été. Le soir venu, avant de me laisser souffler sa bougie, elle me fis part de ses inquiétudes.

— J’ai peur de mourir grand – mère. Que se passerait t-il si cela m’arrivait?

— Je serais morte de chagrin ma petite, car vous trois, vous êtes mes seuls petits – enfants, plus précieux que tout. Mais vous devez sûrement savoir que le monde ne s’arrêterait pas de tourner, que la vie finirait forcément par reprendre son cours. C’est comme ça. J’espère juste que je mourrais avant vous.

— Ne dites pas ça… Elle soupira, peu être hésitante. Vous, vous avez eu beaucoup d’enfants ?

Je m’attardais sur son collier.

— Elle s’abîme votre petite croix. Oui, enfin, cela dépend de votre notion des quantités. Cinq.

— Ah oui... Une de mes amies est la benjamine de dix enfants. Et… Que sont t-ils devenus ?

Je soupirais.

— Votre père est devenu médecin, et les autres dorment sous terre. Je dégageais ses cheveux pour l’embrasser sur le front. Bonne nuit ma grande fille.

Je n’aurais pas dit qu’en parler me faisait honte ou était douloureux, car mon deuil avait été effectué depuis longtemps, mais exposer cette vie et ce passé parfois difficile à une enfant si jeune me faisait culpabiliser. Je préférais que l’on parle d’elle, de son avenir qui je l’espérais, serait moins funèbre. Durant les six semaines où elle resta avec nous, nous assistâmes notamment à une représentation de marionnettes, dont des affiches parlait dans toute la ville, dans un jardin public assez éloigné de chez nous, devant lequel nous ne passions jamais.

Cela me détendit et surtout qu’un peu après, au moment de rentrer, un orchestre défila, devant les yeux émerveillés des enfants, qui écoutèrent ainsi de la musique pour la première fois de leur vie. Les bonhommes en costumes colorés battaient les tambours, les trompettes résonnaient, les cymbales frappaient entre elles en balançant au passage quelques étoiles dans leurs regards, qui semblaient figés. Assis sur l’herbe les uns à côté des autres et en ordre d’âge par pur hasard, plus rien n’avait l’air autour d’eux de compter. Nous profitâmes bien, avant que quelques gouttes de pluie ne vienne s’écraser sur nos têtes, et nous rappellent que nous devions rentrer. Sur le chemin du retour, Frédéric refusa de me donner la main, ne devant pas comprendre pourquoi je lui imposais ça, alors que sa sœur marchait librement.

— Mais Louise – Marie elle est pas obligée elle… Grand – mère… Je n’ai pas envie de donner ma main…

— Louise – Marie est plus âgée que vous Frédéric. Obéissez. Eh, écoutez – moi. Votre père vous a dit que vous étiez un grand garçon, alors il faut s’y tenir. Donnez – moi donc votre main.

Il accepta finalement en râlant, mais sans jamais trop insister. Le bonhomme était plus grand par sa taille que sa sœur, qu’il dépassait maintenant légèrement, se développant plus vite qu’elle. Le soir venu, sous le regard désapprobateur du père de famille, les enfants jouèrent à celui qui mangerait le plus vite. Je sentais la colère monter chez Léon – Paul, qui, aux aguets, attendait certainement la première goutte de potage sur la nappe immaculée pour sévir.

Ce fut Louise – Marie, qui tâcha et qui paya la première, envoyée d’un mouvement de tête dans sa chambre, tête basse, suivie de son frère qui resta puni, assis dehors sur le perron de la porte, jusqu’à ce que nous finissions de souper. Alice elle, restait calme et silencieuse, ayant compris du haut de ses huit ans et demi ce qui ne se faisait pas et les conséquences d’un tel comportement, a ma grande fierté, elle appliquait de belles et sages manières d’adultes. Cependant je ne m’inquiétais pas pour son frère et sa sœur, car cela leur viendrait forcément, une fois qu’ils seraient lassés de partir se coucher le ventre vide et que leur père serait craint suffisamment.

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