Coucher de soleil

9 minutes de lecture

Nouvelle écrite pour un AT sur le thème "Révolution"

Tic-Tac.

Tic-Tac.

La trotteuse de ma montre m’hypnotise. Je sais bien qu’elle n’est plus à l’heure, mais je ne peux pas m’empêcher de la fixer. Les secondes s’égrènent, l’aiguille tourne dans un ballet immuable, mécanisme rôdé. Les rouages de l’instrument se dessinent devant mes yeux, chaque élément prend sa place. La capacité créative de l’Homme m’a toujours fasciné.

Ploc.

Une goutte de sueur vient de tomber sur le verre, me sortant de ma torpeur. La voix de monsieur Rossignol résonne dans l’amphi, plus monotone que d’habitude. Il me semble qu’il parle des lois de Newton, mais ma concentration s’est envolée depuis longtemps. Pourtant, j’ai essayé d’écouter, si ce n’est pour comprendre à quel point notre vie leur est soumise, au moins par respect pour notre enseignant.

Entre deux âges, crâne dégarni, monsieur Rossignol est un professeur « à l’ancienne »… et le meilleur que j’ai connu. Pas d’ordinateur, ni de polycopiés : un tableau, une craie et la passion qui l’anime suffisent. Sa présence à son poste aujourd’hui, témoin de sa dévotion et de son amour de l’enseignement, force mon respect. Le silence interrompt le cours de mes pensées : essoufflé, le professeur s’éponge le front d’un mouchoir en tissu. Son visage tire sur le rouge coquelicot et deux énormes auréoles de sueurs ornent sa chemise à carreaux. Nos yeux se croisent, il me sourit. Je sais qu’il m’aime bien. Il paraît que la « physique a besoin de gens comme moi ». Moi, je crois qu’elle ne m’attendra pas.

Nous ne sommes que quatre dans la salle : Cassandre, Martin, Maddy et moi. Mon regard se pose tour à tour sur chacun de mes camarades. Leurs esprits, comme le mien, sont ailleurs. Pourtant, vu les circonstances, si nous sommes ici, c’est que nous avons une raison de l’être... La situation se prête parfaitement à mon activité favorite : le Jeu des Hypothèses.

Cassandre entortille une mèche de ses cheveux roux autour de son index, une expression mélancolique sur le visage. Hypothèses : Elle songe au passé. Elle est venue pour rester auprès de son père, M. Rossignol.

Martin est encore plus nerveux que d’habitude. Fidèle au précept de Gandhi : « Vis comme si tu devais mourir demain, apprends comme si tu devais vivre toujours. », il prend frénétiquement des notes. À mon avis, elles servent surtout à canaliser son angoisse. Hypothèses : il applique la seconde partie de la maxime et s’évertue à ne penser à rien d’autre. Sinon, il réfléchirait probablement à l’avenir.

Les mains de Maddy s’agitent discrètement sous la table. Tranquille, elle arbore un léger sourire. Douceur, légèreté, printemps… Une kyrielle de mots me submerge, comme à chaque fois que je l’observe. Je me concentre sur ce qu’elle pourrait avoir en tête. Des rêves ? Des projets dans un futur différent ? Mon portable vibre.

SMS de Maddy – 30 octobre, 17h32 : « Coucher de soleil ? »

Comme d’habitude, j’ai visé à côté. Maddy, c’est le présent. Toujours.

La classe s’achève. Il était temps : ma bouteille d’eau est vide et je meurs de soif. La température de la pièce frise les trente-cinq degrés, une vraie fournaise. Seulement, par moment, ce sont des sueurs froides qui coulent le long de mon dos.

  • Je tenais à vous remercier pour votre assiduité jusqu’à ce soir. Sachez que je suis très heureux d’avoir été votre professeur. Je ne saurais que vous recommander de rentrer chez vous sans trainer, et d’être prudent sur le chemin.

Monsieur Rossignol nous adresse un signe de tête et retourne s’asseoir derrière son bureau. Cassandre le rejoint, pose une main sur la sienne. Leurs lèvres s’animent dans un dialogue que je n’entends pas, mais que mon cerveau sous-titre selon son idée. L’émotion m’envahit et avec elle, un terrible sentiment d’impuissance.

Appuyé contre le mur de la fac, sous le regard méfiant d’un policier, j’attends Maddy qui a disparu.

« Bouh ! »

Je sursaute et elle éclate de rire. Ce n’est pas comme si elle me faisait le coup à chaque fois… Prévoyante, elle me tend deux bouteilles que j’enfonce dans mon sac, puis m’entraine d’un pas léger dans la rue. Je jette un œil derrière nous. La silhouette massive de notre établissement commence à disparaitre, mais les gendarmes postés à l’entrée se devinent encore. Je sais qu’ils sont là pour assurer notre sécurité en ces temps troublés, toutefois je ne m’y fais pas…

  • Tu joues les mélancoliques ? me demande mon amie d'un ton taquin.

Elle non plus n’est pas sûre de revoir ce lieu qui nous est cher, pourtant cela ne semble pas l’affecter outre mesure. Son calme me renvoie à mon trouble, et je ne peux m’empêcher d’envier sa sérénité.

Nous attendons le métro une bonne quinzaine de minutes. Exceptés les forces de l’ordre et le personnel hospitalier, peu de gens travaillent. La capitale fonctionne au ralenti.

***

Maddy et moi marchons en silence pendant plusieurs minutes dans les rues de Montmartre. Je repense avec nostalgie à l’ambiance joyeuse qui animait les alentours du Sacré-Cœur, il y a encore quelques mois. En cette fin d’après-midi, tout est anormalement calme. Seuls quelques voitures roulant trop vite, de rares passants aux mines inquiètes et une ou deux patrouilles de l’armée croisent notre chemin. L’ambiance paraît plus pesante encore dans la chaleur étouffante. Comme si la ville attendait que les évènements se précipitent.

  • Vous rentrez chez vous, les jeunes ?

Un militaire nous a interpellés. Maddy hoche la tête avec un sourire angélique et l’homme s’éloigne. Les rues ne sont plus sûres ces derniers temps. Les forces de l’ordre gèrent la situation comme elles peuvent, mais la population est paniquée et les crimes se multiplient…

Nous commençons notre ascension vers la basilique. L’effort me parait titanesque sous le soleil de plomb. En nage et exténué, je peine à gravir les escaliers.

  • Depuis quand tu n’as pas dormi ? me lance Maddy avec une moue inquiète.

Elle se trouve déjà nettement plus haut. Je ne sais pas où elle déniche une telle énergie. Pour ma part, mon corps n’a pas réussi à s’habituer aux journées à rallonge. Je baille à n’importe quelle heure et au moment de me glisser dans mon lit, impossible de fermer l’œil. Trop de questions, trop d’images. Je pense à ce qu’il va sans doute se produire, à mes projets compromis, à tous les rêves que je ne réaliserai probablement pas. Et lorsque enfin je m’endors, les cauchemars ou la température insupportable se chargent de me réveiller… Contrairement à moi, Maddy est fraîche et pimpante. Elle respire la joie. Parfois, je me demande vraiment si elle est au courant de la gravité de la situation… Ou peut-être qu’elle est dans le déni comme une partie de la population ?

Mon téléphone sonne, ce doit être maman. Un texto pour la rassurer suffira. Elle sera probablement fâchée que je ne rentre que pour diner, mais les couchers de soleil avec Maddy sont un rituel sacré auquel on ne déroge pas. D’aussi loin que je me souvienne, nous les avons toujours admirés ensemble. Ces derniers jours, les occasions se font plus rares, mais lorsqu’elles se présentent nous avons le temps de contempler le soleil qui descend lentement à l’horizon.

À mi-chemin, l’épicerie tenue par le vieil Albert est ouverte. Je ne sais pas si je dois trouver triste que ce retraité soit encore là, tout seul. J’aurais préféré le savoir chez lui, entouré d’une famille ou d’amis. Ou peut-être que cette boutique est son foyer ? Je rattrape mon amie devant l’entrée. Une glace ne sera pas de refus.

  • Bonsoir, les enfants, je savais que je vous verrais aujourd’hui.
  • On ne pouvait pas rater celui-là ! s’exclame Maddy en riant.

Sa gaité est presque effrayante. Tout le monde tire une tête d’enterrement, moi compris, mais rien ne semble pouvoir entamer sa bonne humeur.

  • Deux Magnum, comme d’habitude ?

Nous acquiesçons. Je pose deux pièces sur la table mais le vendeur secoue la tête.

  • Celles-là, je vous les offre.

Il nous regarde avec une infinie tendresse et mon cœur se serre. Monsieur Albert nous a vus grandir, changer, nous chamailler et nous réconcilier. Nous ne montions jamais voir le panorama sans faire une halte pour lui acheter quelque chose. La tristesse se lit dans ses yeux, mais il n’ajoute rien.

  • Merci, Albert. Au revoir, murmure Maddy.

Elle saisit notre goûter et sort précipitamment. Je devine qu’elle ne veut pas nous montrer son chagrin. Le grand-père me sourit, son visage me chuchote qu’il sait. Il connait les questions, les tourments, les sentiments qui m’habitent. Cet homme lit dans les pensées, aucun doute là-dessus. Ça explique peut-être sa solitude. Les pensées humaines sont certainement trop bruyantes pour son âge avancé.

  • Profitez bien.

Son souhait est toujours le même lorsque nous repartons, aujourd’hui ne fera pas exception. Je lui adresse un signe de la main et rejoins Maddy qui a largement entamé sa glace. Pas d’yeux rouges ni de joues humides, juste des fossettes au coin de ses lèvres. Parfois, j’aimerais qu’elle m’autorise à la consoler, qu’elle dévoile les failles cachées derrière son entrain, me découvre ses peines et me laisse l’atteindre.

Mais elle se contente de prendre ma main et de m’entrainer à sa suite vers le point culminant, avec son éternel sourire.

Lorsque nous y arrivons, le soleil est déjà bas et le ciel a revêtu des teintes pastel. Je m’assieds sur le muret de pierres. Seuls quelques irréductibles peuplent la place. La plupart des habitants sont terrés chez eux, auprès de leurs proches, climatisation et ventilateurs tournant à plein régime. Les autres prennent d’assaut les magasins et, dans les zones les moins surveillées, les fous profitent du désordre ambiant pour satisfaire leurs pulsions.

La température a un peu baissé, mais ce n’est qu’un répit. Il nous reste plus d’une heure pour savourer le paysage avant que l’astre ne disparaisse totalement. Mes yeux suivent la courbe des jambes nues de Maddy, qui fixe la ville en contrebas. Sa silhouette élancée est seulement couverte par une robe-salopette, qui fait un peu petite fille. Cela lui va bien.

Avant que nous nous séparions, j’aurais bien aimé lui dire. Mais je sais que je ne le ferai pas. Je n’y suis jamais arrivé, ce n’est pas maintenant que cela changera… Je partirai avec mes regrets, et la certitude qu’elle s’en doute.

Elle s’étire avec grâce, son ombre me caresse. Maddy me parait plus belle à chacun de ses gestes.

  • Tu n’as pas peur ?

Elle réfléchit à ma question tout en jouant avec la chaînette argentée autour de son cou.

  • Non, je ne crois pas. Tu as lu Barjavel ? « Vivre les malheurs d’avance, c’est les subir deux fois ». Aucun intérêt. Je suis juste triste. J’aurais aimé que les choses se passent autrement.

Sa sagesse m’ébranle, comme toujours.

  • Moi, j’ai peur.

Elle se tourne vers moi, faisant scintiller ses mèches acajou au soleil.

  • C’est courageux de l’admettre.

Le temps passe. Maddy s’est assise près de moi et a posé sa tête au creux de mon cou. Nous observons en silence le ciel rosé où pointent les premières étoiles. À nos pieds, l’herbe jaunie et les arbres secs cachent en partie les monuments. Ici, tout est étrangement paisible.

  • Tu crois que c’est de notre faute ?

Sa voix claire retentit dans le silence.

  • Je ne sais pas. Les experts pensaient qu’une telle situation ne pouvait pas se produire ; ils se contredisent au sujet des causes réelles et on entend tout et son contraire dans les médias... Mais pourquoi serions-nous responsables ?
  • On l’a maltraitée trop longtemps, soupire-t-elle en se redressant. Je comprends qu’elle en ait eu assez.

Un bref rire s’échappe de ma gorge. Prêter des intentions à des entités, c’est du pur Maddy.

  • Et tu crois que du coup, elle s’est fâchée et a décidé de s’arrêter ?
  • Pourquoi pas ? Ce serait un juste retour de bâton.

Sa phrase me laisse pensif et le silence reprend ses droits.

Ça y est, les derniers rayons du soleil s’éteignent à l’ouest. Il fera bientôt nuit noire, après les soixante-dix-huit heures qu’a duré le jour. Depuis des mois, les journées comme les saisons s’allongent, pourtant ce n’est qu’à cet instant précis que je prends vraiment conscience de ce que cela signifie.

  • Pourquoi es-tu allé en cours cet après-midi ? m’interroge Maddy.
  • Je voulais continuer à vivre normalement.

Dans quelques minutes, après avoir diminué pendant des semaines, la vitesse de la planète deviendra nulle et cette dernière s’immobilisera. À cause de la gravité, la chute vers le Soleil est inévitable. Les scientifiques l’estiment à quarante-huit heures, mais nous mourrons brûlés bien avant de l’atteindre.

Une larme roule sur ma joue avant de tomber sur la main de Maddy. Ses prunelles ambrées me dévisagent. Les miennes lui retournent sa question et elle rit doucement, comme si la réponse était évidente.

Son sourire ineffaçable sur les lèvres, elle approche son visage du mien.

  • Moi, je suis venue pour être avec toi, Hugo.

Et pour la première fois, elle m’embrasse, tandis que la Terre achève sa dernière révolution.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Yaëlle ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0