IX

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Elle s’était présentée à l’accueil du bâtiment et avait été accueillie par la secrétaire. « Appelez-moi Gabrielle. » Rapidement rejointe par d’autres jeunes femmes, elles échangèrent des bonjours discrets, pudiques, de convenance, déjà unies par la même cause avant même de s’être seulement adressé la parole. Elles seraient cinq.

En montant au troisième étage, Séverine s’était sentie petite parmi elles, les couloirs l’avalaient.

Un infirmier et une aide-soignante s’étaient présentés, Bastien et Coralie, ils étaient là pour elles, ils pouvaient tout entendre. Coralie avait commencé une partie de cartes, histoire de faire connaissance.

Première pesée, premiers chiffres. Quarante-deux battements par minute, satisfaction en elle, pourquoi fallait-il remonter. Elle s’était rhabillée. On lui avait dit de porter des vêtements adaptés à la saison. Un T-shirt sous un manteau ne leur suffisait pas, elle n’avait pas compris. Exposition au froid. Et puis quoi encore. Elle allait leur ramener son bonnet, son écharpe et ses gants. Qu’on lui sorte la couverture de survie.

Elle avait peur. De les décevoir tous.

L’aide-soignante avait présenté les règles des repas avec sévérité, un masque imperturbable sur le visage, impressionnant. Les plats doivent être mangés dans l’ordre, pas de tri ni de prédécoupage, tout dans l’assiette et non dans la barquette. Toute la vinaigrette, deux cuillères à soupe de sauce. Elles savaient déjà à quoi elles étaient tenues.

En semaine d’observation, elles avaient le droit de ne pas prendre la totalité du plateau. Séverine détestait jeter, elle finissait toujours son assiette au restaurant. Le comble. Elle sentait néanmoins qu’avec les semaines à suivre chargées d’angoisse, elle n’allait pas pouvoir faire autrement. Elle n’avait qu’une semaine pour en profiter.

Les sanitaires étaient fermés après le déjeuner. Elles avaient le loisir d’aller sur la terrasse grillagée ou pouvaient rester à l’intérieur, dans la salle aux murs couverts de papillons et d’oiseaux en papier.

Alors qu’elles attendaient d’être vues par le médecin, la plus jeune du groupe lui avait proposé sa veste. « Tu as froid ? Je peux te passer ma veste si tu veux, je ne m’en sers pas. » Séverine avait décliné par automatisme, mais l’attention de Reine l’avait touchée. Ici, à l’hôpital, tout revenait aux besoins les plus essentiels.

Grande et mince, le docteur Di Milano était très douce, avec son accent italien et son piercing à l’oreille. La gentillesse de son accueil l'avait déconcertée.

— Est-ce dur de lutter contre la faim ?

— Oui. Tout le temps. J’ai toujours adoré manger… mais ce besoin est tellement fort qu’il a tout dépassé.

Les minutes s’étaient écoulées, enveloppant le bureau d’une aura de confiance et de tranquillité.

— Ce n'est pas commun de voir la nourriture comme un cadeau. C'est beau ce que vous avez dit. « Pouvoir s'offrir quelque chose. » S'offrir du plaisir. Qu’est-ce que cela peut être ?

— Du pain et du fromage, une truffe en chocolat, un cake poire-roquefort...

— Essayez de vous autoriser des choses qui vous font plaisir de façon un peu plus régulière. Dites-vous que vous le méritez, vous y avez droit.

Séverine avait hoché la tête.

— Toute cette histoire est si stupide, n’avait-elle pu s’empêcher de lâcher.

— Ce n'est pas stupide, c'est une maladie.

Que l’on puisse la comprendre était étrange, ici elle se sentait rassurée, écoutée.

— Je suis désolée d’avoir laissé le pain à midi… je ne pouvais pas.

— C'est la maladie qui veut ça. On dirait qu'il y a deux voix dans votre tête, l'une vous encourage à reprendre, l'autre la contredit.

— Oui, c'est ça. C'est fatigant.

Le docteur Di Milano avait plongé ses yeux dans les siens et le temps aurait pu s’arrêter.

— Nous sommes tout d'abord un service psychiatrie donc nous prenons beaucoup en compte l'envahissement des pensées, la souffrance et la place que prennent les troubles, ce sont des pensées très culpabilisantes. On vous prend en charge, on prend tout sur nous, il n'y a plus de place pour la maladie.

Séverine l’avait regardée, elle était restée coite. Elle ne comprenait pas. Quel était leur intérêt, à vouloir soigner les autres ?

— Je me dis que j’aurais pu continuer seule si je l’avais vraiment voulu.

— Ce n'est pas qu'une question de volonté. Il faut accepter de ne pas pouvoir tout contrôler et lâcher prise, faire confiance. Je pense que cela pourra vraiment vous aider. Vous vous battez, je le vois. Mais essayer toute seule risque d'être long.

Le silence avait envahi la pièce, comme s’il appréhendait avec elle les mots si longtemps retenus.

— J'ai peur de ne pas être prête à guérir.

— Quand serez-vous prête ? avait-elle objecté. Je crois qu’il ne faut pas attendre de vouloir reprendre pour reprendre. Parce que c’est mort. On ne peut pas faire l’économie de la peur. Elle est là. C’est en essayant que vous pourrez voir que ce n’est pas si terrible que ça. Même si c’est difficile. Il faut de la motivation, mais s'il y avait une motivation totale, il n'y aurait pas beaucoup de personnes hospitalisées. Vous pourriez plutôt voir cela comme un essai : et si ça pouvait aider ?

— Je ne vois pas comment je pourrai changer ma vision en si peu de temps.

— Il peut se passer beaucoup de choses en trois mois, le docteur lui avait assuré.

Séverine s’était revue en train de feuilleter le livret d'hospitalisation que la psychiatre lui avait remis dans les mains. Lentement, elle avait posé ses yeux sur ce qu'il renfermait. Elle avait lu, relu, page après page. Elle l’avait dégusté.

Elle avait l’impression que deux chemins parallèles se côtoyaient. C'était comme si elle était là, à devoir choisir entre deux possibilités de vie. Arrêter son travail pour une hospitalisation semblait si ridicule. « La santé avant tout. C'est un argument qu'il faut considérer », lui avait dit le docteur peu avant son admission. Elle faisait face à la plus grande difficulté de son existence. Comment bousiller une vie ?

Au cours de ce rendez-vous avec le docteur Di Milano, elle se dit que ce séjour à l'hôpital serait nécessaire. Un besoin de ne plus avoir à s’occuper de rien pendant un temps. Trop de responsabilités, de contraintes et de stress. Ne plus rien avoir à faire.

Même si cela l’angoisse énormément, elle sait au fond d’elle que c'est la bonne solution. C'est ce dont elle a besoin, de prendre ce temps. Il y a tant de points qu'il lui faut travailler, et elle ne pourra pas le faire en continuant par elle-même avec des rendez-vous épisodiques combinés avec le travail. Elle mise sur ce temps à l'hôpital pour déconstruire cette idée qui a grandi en elle et tuer le désir de maigrir. Elle fait le pari que ça l'aidera.

Aimable mais catégorique, le docteur lui avait encore dit que son indice de masse corporelle imposait l’arrêt de toute activité physique. Ça allait être dur. Elle était repartie à pied, en activant son podomètre. 3 137 pas au compteur, rien par rapport à la veille.

Sur le chemin, le froid lui brûlant les joues, elle s’était rappelé les derniers mots que le Dr Di Milano avait prononcés : « Lorsqu'on est malade, on a toujours cette impression terrible d'abandonner les autres. Mais qu'en est-il de soi-même ? Est-ce qu'on n'abandonne pas le monde quand on s'empêche d'exister ? »

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