XIX

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— Tout est mauvais ! avait balancé Manon, la rage pointant dans sa voix. Tout est mauvais dans la maladie. Et pourtant on la garde. J’en ai assez, je comprends rien.

En arrivant en ergothérapie ce matin, Manon semblait ébranlée après son entretien infirmier. Séverine aurait voulu poser une main sur l’épaule du professeur de français. Elle comprenait si bien.

Empathie avec toutes les victimes d'addiction. On sait que ça nous fait du mal, que ça nous gâche la vie, mais on continue, on s'y complaît, on s'y accroche et on ne veut pas la laisser partir, car cela signifie quitter un état que l'on connaît, qui nous a accompagné durant toutes ces années, que l'on a appris à aimer. Et on a trop honte de le dire.

Oui, le pire, Manon. Le pire était la lucidité.

C'était une illusion. Une illusion de force, de maîtrise, d'invincibilité.

Ici elle apprenait la démystification des choses. Ils cassaient le mythe qu’elle s’était doucement construit au fil des années. La douleur n’était pas belle. Elle n’était pas attirante, elle n’était pas sublime. En cercle autour d’elle, il n’y avait rien d’autre que des femmes qui souffraient.

Louise était intervenue, rassurante, Reine avait continué. Le groupe de parole en début de séance était libre, Jérémie tentait d’aider à sa manière en écoutant chacune. Assise sur sa chaise, Reine jouait du bout des doigts avec la sculpture qu’elle avait modelée la dernière fois, deux silhouettes collées, représentant ses parents. Alors qu’elle parlait, dans un mouvement d’inadvertance, leur tête était tombée dans une ironie cinglante, brutale à en pleurer. Elle avait ramassé la boule de terre molle et avait tenu les deux morceaux dans ses mains, reprenant le fil de son idée avec une voix plus faible, moins assurée. L’ergothérapeute, à un moment, l’avait coupée dans sa diatribe contre ceux qui l’avait mise au monde, comme s’il ne tenait plus.

— Vous vous trompez de combat.

La phrase s’était élevée brusquement, comme un reproche. Comme une bouée.

Reine le regardait sans ciller, une ride de détermination entre les yeux.

— Il y a ma grande sœur, mon frère, ma petite sœur, et y'a moi. Si je suis plus malade, je suis rien.

Ça fait mal d'entendre ça. Ça fait juste mal. Séverine avait dégluti, le malaise envahissant son être, la prenant à la gorge.

Reine d’habitude si brave, d’habitude si gaie, avait éclaté en sanglots. Jérémie lui avait passé des mouchoirs, les yeux lui insufflant toute la force qu’il était capable de donner. Comment peut-on avoir autant de gentillesse en soi ?

Ce matin, rien ne semblait passer. Personne n’avait su pourquoi, tout le monde était énervé. L’ergothérapeute avait semblé réfléchir un instant, désemparé, puis il s’était levé. Quittant la pièce électrisée, chargée d’orage, il les a emmenés au troisième sous-sol et il leur a dit :

— Criez autant que vous voulez.

Séverine s’était appuyée contre le mur du parking, restant à observer. Elle était la seule à ne pas l’avoir fait.

Séverine ne pouvait pas crier.

Ils étaient remontés une dizaine de minutes plus tard, où le soignant leur avait donné une unique consigne : « D’un effleurement, relever des personnes qui tombent lentement. Vous fondez comme de la cire. » Jérémie proposait toujours quelque chose de très imagé. Il leur a montré des feuilles avec des messages en lettres fantaisie et leur a demandé d’en choisir une. Séverine a choisi « Fais-toi confiance. Tu es importante. »

Il les avait exhortées à remettre les choses en perspective, à jouir du moment présent, réapprendre à apprécier.

— Après être passées par ce que vous vivez, vous savez ce que c’est que profiter d’un après-midi ensoleillé, du ronronnement d’un chat…

Oui, elles savaient.

Bastien les recevait parfois pour débriefer leur journée, faire un point sur leurs difficultés. Quand elle ne faisait pas ses transmissions au médecin, Coralie l’assistait une feuille à la main, dans un coin de la pièce. Ce soir-là, il lui semblait que l’infirmier prenait moins de notes, qu’il écoutait et s’exprimait davantage. Le crayon de l’aide-soignante bougeait de façon différente, comme s’il glissait sur le papier au lieu de le couvrir de lignes. Même quand elle levait les yeux, il était toujours en mouvement. Séverine se demandait ce qu’elle écrivait.

Après qu’elle eut déballé ses ressentis, ils se levèrent et se serrèrent la main. Alors qu’elle s’apprêtait à partir, l’aide-soignante la retint et lui tendit sa feuille. Confuse, Séverine eut un mouvement de recul. Les professionnels de santé n’étaient pas censés faire lire leurs notes aux patients. D’un sourire encourageant, elle l’incita à saisir le papier.

C’était un dessin.

Le dessin d’une fille se tenant un peu trop droite sur son fauteuil, une main refermée autour de son poignet. Un oiseau volait au creux de son cou. Ses longs cheveux se perdaient dans le noir de son être. Ses yeux ne fuyaient pas, ils n’étaient pas rivés au sol ; elle regardait droit devant. Sa bouche était entrouverte, elle parlait. Ses pieds étaient posés l’un par-dessus l’autre, se riant de l’incertitude. Elle dégageait une aura timide, mais on en avait tu le pathétisme. Elle se voyait telle qu’une autre la percevait. Elle était normale. Elle était presque belle. Elle n’était pas un monstre.

Elle était émue par la force avec laquelle l’illustratrice avait insufflé son intention dans le dessin. Elle refoula ses larmes.

— C’est pour vous. Vous pouvez le garder si vous le souhaitez.

Elle plongea dans les yeux de la femme qui lui faisait face, les mots bloqués en travers de la gorge. Elle se raccrocherait à leur bienveillance. Elle aurait voulu photographier leur sourire. Ce souvenir ne méritait pas d'être dévoré par les autres.

Elle partit le cadeau dans les mains. Sur le chemin, elle fixa les deux petites ailes qu’elle avait dessinées autour de ses yeux, plus tôt ce matin-là. Les ailes de l’espoir, les ailes de la confiance.

Elle espérait qu’elle viendrait, un jour.

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