XXIV

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— Le carrosse de Madame est arrivé ! avait lancé la secrétaire avec une révérence en lui ouvrant l’ascenseur.

Au troisième étage, Coralie l’avait complimentée sur sa tenue, un haut bleu ciel assorti à ses ongles et de l’ombre à paupières. Cela faisait des mois qu’elle n’avait pas remis de vernis.

— Ça change du noir !

Reine leur avait apporté des crèmes desserts goût biscuit, que Séverine avait échangées contre des Fresubin pralinés. Histoire de se motiver.

— C’est difficile car on nous demande toujours plus, avait dit Louise. Les CNO sont difficiles à encaisser puis ça passe. Tout marche comme ça. Ils savent qu’on va réagir comme ça. Et ils ont raison.

Il fallait du temps. Le temps faisait les choses.

La nouvelle s’était sue le lendemain matin. Manon avait atteint sa fourchette, peu de jours avant la fin, retrouvé son poids de forme. Elle avait réussi. Les filles l’avaient félicitée, Séverine ne pouvait s’empêcher de lui lancer à la dérobée des regards mêlés d’admiration et de crainte. À l’hôpital, voir certaines se remettre tout naturellement alors que d'autres en meurent.

Elles avaient beau se réjouir pour le professeur de français, cette victoire terrifiait. En se faisant soigner elles avaient l'impression de trahir une cause, un serment bien plus grand qu’elles. Sa maladie était venue comme un rempart. Habile et policée, elle devient une personne à part entière et vous la retenez, ne voulez pas qu'elle parte. On la connaît si bien qu'elle est notre refuge. À leur côté depuis des années. Compagne fidèle ; jamais elle ne les décevrait.

Elle avançait son tricot, Reine s’amusait à improviser en tirant les cartes de tarot. Elle lisait leur avenir. « Oulala, c’est pas bon ! »

Au milieu des taquineries gentilles de Reine, Louise, Manon et Viviane, Séverine s’était sentie bien. Acceptée. Incluse. Sans honte de quoi que ce soit dans sa vie, ici tout était simple. Elle voudrait tant rester dans ce cadre sécurisant.

Elle n’imaginait alors plus vivre sans ce lieu. L’hôpital abritait le monde en miniature. Les clins d’œil du docteur Di Milano, les gens, les sons qu’elle avait appris à connaître, elle n’imaginait plus vivre sans eux.

Parfois Séverine était parcourue d’un sentiment étrange. Elle croisait dans les couloirs de l’hôpital des personnes de tous âges et de tous gabarits, certaines téléphonant d'une voix dynamique. Et ces personnes frôlaient la mort. On ne s'en doutait pas.

Chez elle, en bonne élève, elle continuait à suivre son traitement, préparait des dîners toujours trop consistants. La liste de tout ce que contenait le frigo était affichée sur la porte, pas de place à l’erreur. Ses rituels restaient, comme de vaillants soldats, fidèles. Des compotes pomme-pruneaux un soir sur deux – ce qu’elle avait réussi à négocier pour l’instant –, à chaque composante du repas choisir la taille d'assiette qui correspondra le mieux à l'aliment. Pas trop grande, plate ou creuse, unie ou à fleurs, avec ou sans rebord, question cruciale qui gommait tout le reste. Puis il y avait la nuit, qui filait sans un mot.

Le jour, les fleurs des mandalas prenaient vie sous ses doigts. Reine lui avait appris à faire des bracelets brésiliens et l’après-midi, les puzzles les occupaient. Assise à la table, Séverine s’était demandé combien de personnes avaient manié ces pièces avant elle. Qu'avaient-elles traversé ?

Parfois, elles voyaient de grands pontes déambuler dans les allées. Étrange de se dire qu’elles étaient leurs cas d'étude. Séverine était attristée lorsqu’elle apercevait des enfants dans le parc, peut-être qu'ils venaient rendre visite à leur mère. Cet endroit n’est pas pour des enfants.

En passant sous l’arche de pierre, elle était envahie par la conscience du lieu, incomparable, qui avait vu défiler tant de peine. Gardienne d’un monde clos, hermétique, inébranlable. Dès qu’elle la franchissait, un sentiment grandiose prenait possession de son corps. Ici on commettait des tentatives de suicide. Elle jouait dans la cour des grands.

Elles avaient expliqué à Jérémie la portée des mots, ces sens cachés qu’on ne soupçonnerait pas. Ne pas dire à une anorexique « tu as l'air en forme », « tu as l'air mieux », « tu as bonne mine », cela voudrait dire tu n’en as pas fait assez et tes signaux ne se voient pas. Ça les poussera à faire plus, aller plus loin. D’un grand regard fatigué, Viviane lui avait dit ne cherchez pas à comprendre, c’est bien pour cela que la maladie est mentale.

En activités manuelles, elle a terminé le bracelet brésilien noir, violet, turquoise en face de Viviane qui se faisait des boucles d’oreilles roses. Un sourire sur les lèvres, elles regardaient Reine et son nouveau concept, le « bracelet caviar » avec des perles noires.

La psychologue lui disait nous acceptons tous les mots, sous toutes leurs formes.

Leur sourire était si encourageant et elle n'arrivait tellement pas à réfléchir qu’elle avait envie de pleurer. Mme F. lui avait assuré que la confiance en soi viendrait avec le temps.

— Oui, ça se travaille.

— Bien sûr, l’avait encouragée la thérapeute. S'affirmer, savoir ce que l'on veut, ce qu'on ne veut pas, ce qu'on aime, ce qu'on n'aime pas, poser des limites, savoir dire non...

Une poignée de secondes, et Séverine avait craché le morceau.

— Avec la reprise de poids, j’ai aussi peur de la féminité, avait-elle avoué. Je suis incapable de me confronter de nouveau à tout ça.

— Ça ne reviendra pas tout de suite, votre pensée aura aussi le temps d’évoluer.

Elle a peur de ce corps, ce corps qu’elle craint si fort, ce corps qu’elle connait si mal. Elle voulait tant la croire, qu’un jour elle parviendra à l’accepter. Pour l’instant ils étaient son garde-fou, son filet de sécurité.

— Il y a moi, il y a le docteur, on trouvera une solution.

Séverine avait acquiescé et Mme F. avait rivé ses yeux aux siens.

— Elle n’est pas votre amie.

Elle aurait tant aimé la croire. Et pourtant. Pourtant elle la serre contre elle, son alliée, ses souvenirs, son reflet dans les vitres, la faiblesse qui s’empare de ses membres après le jeûne, le cœur qui bat plus fort.

La logique d’Annette avait été implacable. Lorsqu’elle lui avait dit que les pensées revenaient, elle lui avait opposé effrontément : « L’anorexie est dure à cuire. Si ça revient, ça veut dire que ça peut repartir ».

Dans la salle de psychomotricité, en groupe, elles ont continué à remplir leurs silhouettes grandeur nature dont elles avaient dessiné les contours en duo la semaine précédente, sur de grandes feuilles de papier. Annette n’avait donné qu’une consigne : « habiter votre maison-corps ». Elles l’ont décrite avec un mot, puis chacune a mis un mot sur la silhouette des autres. La silhouette de Séverine était immobile, celle de Manon sautait en l’air, bras tendus vers la vie. Leurs silhouettes leur ressemblaient.

Ce n'était pas une histoire comme les autres. Ce n'était pas un enfermement. C'était revenir, chaque jour, se confronter à ses blessures. L’hôpital pour se mettre à l'abri. À l'abri de quoi au juste ? À l'abri d'elle-même.

Il fallait ça. Toujours la même chose, une routine rassurante. La vie à l’hôpital avait sa propre horloge. La pesée à neuf heures, le repas à midi trente, le va-et-vient des infirmiers, les grilles d’acier le long des escaliers. La petite bouteille d’eau qui les attendait chaque matin sur la table de la grande salle, le bruit du chariot roulant apportant les plateaux repas, les clés des portes et des grilles, de l’autre côté, la voix de Coralie qui les appelait pour passer à table, les places qui variaient selon les jours, le papier à leur nom sur le plateau avec le menu du jour, leurs prénoms écrits par Coralie avant chaque repas en lettres cursives sur leurs serviettes en papier. Regarder les infirmiers sortir avec leur plateau pour aller manger sur la terrasse. Elle en venait à aimer le phosphore qu’on lui avait prescrit, quand on prend de l'eau nature on trouve que ça n'a plus de goût. Les petites barres de chocolat enveloppées de plastique blanc qu’on lui avait rajoutées au goûter. La laine et les bracelets brésiliens, les boucles d’oreilles à faire soi-même, les jeux de cartes, la musique que Manon mettait pendant leurs parties de Yam’s, Reine qui connaissait tous les chats de Sainte-Anne. Le contact du doigt pour étaler le pastel sur le papier à grain, sortir à l’air fixer les pigments avec une bombe. La salle d'ergothérapie avec le chat noir peint au mur, les crayons de couleur et les feutres Posca dans un coin. La patience et la compréhension des personnes de l’accueil téléphonique. Ces instants passés à « s’envoler » avec la kiné. S’allonger sur les tapis de yoga avec une couverture pour faire une sieste, l’appréhension avant chaque séance de psychomotricité en groupe, la peur de mouvoir son corps.

Ici chaque soignant est comme la pièce d'un puzzle – le puzzle étant leur guérison – et chacune, quelle que soit sa fonction, apporte quelque chose, les aide à se reconstruire. Les accompagnent dans ce qu'elles peuvent faire là, maintenant. Sans chacun d’eux, tout serait plus compliqué.

Il fallait réapprendre à rire, à sourire, à parler.

Il fallait réapprendre à vivre. À articuler.

C'est réapprendre toutes ses sensations. La faim, la satiété, la chaleur, le confort, l’interaction aux autres.

Il fallait ça.

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