Mis en gare... de

12 minutes de lecture

Brussel Summer Festival 2014, Palais Royal, fosse de la scène principale, concert de Charlie Winston, 23 h 10.

…laugh at me at my life, my life as a duck…

— Je dis que j’en ai marre de te voir rien foutre de tes journées et squatter chez moi !

— Quoi ?

— Tu m’as très bien comprise, ça fait des mois qu’on tourne en rond et qu’on ne va nulle part. Je n’en peux plus.

…ou may think this is funny, you may think I had bad luck…

— Liz’, on pourrait parler de tout ça ailleurs ?

— Non, on en a déjà parlé, on a déjà trop essayé, je veux …

— Quoi ?

— Je veux que tu foutes le camp de ma vie !

…for all my life I’ve tried to hide the animal in me…

Gare de Bruxelles Luxembourg, 23 h 52.

J’ai raté le dernier train. Ses phares rouges rétrécissent au bout des quais, comme deux yeux cruels qui disparaissent dans les entrailles de la ville. C’est la deuxième fois en quarante minutes que je vois ce que je désire s’éloigner inéluctablement de moi. D’abord Lisa, qui m’a laissé seul dans la foule avec mes questions, mes incertitudes, mes non-dits et une culpabilité que je voudrais vomir. Puis le train. J’ai pourtant couru pour l’avoir. Passées les premières minutes d’incrédulité, quand j’ai compris qu’elle ne reviendrait pas, j’ai ressenti l’oppressante envie de fuir ce concert où malgré mon anonymat dans la foule, je me sentais observé et jugé par tous. Rentrer chez moi, me réfugier loin de cette ville qui me phagocyte. Foncer prendre le train. Mais ça aussi je l’ai perdu. Le dernier semi-direct pour Genval vient de quitter la gare. Abandonné.

Et ce panneau lumineux qui donne le départ et les arrivées de toutes les destinations du pays ? Rien avant demain matin, 5 h 20. Que faire ?

— Z’auriez pas une petite pièce m’sieu ?

Un homme vêtu d’un vieux Loden troué, tirant derrière lui un caddie dont les roues grincent, s’approche et s’immobilise à mon niveau. Son visage huileux est parsemé d’une barbe blanche hirsute et son sourire de politesse découvre une dentition grisâtre incomplète.

Je fouille machinalement mes poches et tombe sur deux grosses pièces et un billet. Je sors les deux cuivres et les laisse tomber dans sa paume tendue.

— Tenez mon vieux, je n’ai pas beaucoup plus à vous donner.

— Merci bien mon bon seigneur, avec ça j’vais m’offrir une bonne Cara, le nectar des Princes qui vous plonge au royaume des anges quand s’qu’y faut dormir sur le sol des damnés. La bonne soirée…

Un poète, cet homme-là. Je l’observe s’en aller, tirant son bardas, le contenu de sa vie probablement. Il marmonne quelques litanies indéchiffrables avant de s’engager dans les escaliers qui le ramènent à la surface.

La gare à cette heure-là est presque déserte. Sur un autre quai, un voyageur arrivé trop tard comme moi insulte copieusement le panneau lumineux. Fuit-il aussi une ville austère qui le rejette ? Une vie ratée qui le fouette ? Quelques jurons plus tard, l’homme passe un appel téléphonique. Au son de sa voix, je comprends qu’il n’en mène pas large. Sans doute était-il attendu et quelqu’un de furieux le houspille à l’autre bout des ondes.

Je m’extrais de ce moment d’intimité, comme un fantôme gêné d’être là et m’engage à mon tour dans les escaliers qui remontent vers le monde des vivants. L’étage supérieur est aussi vide que les quais souterrains. Je déambule dans de vastes halls, en quête de… de rien. Je ne sais pas ce que je cherche ni ce que je veux. Je sais juste ce que je ne veux pas : je ne veux pas voir de gens. Je décide donc de n’appeler personne, car la dernière chose dont j’ai envie c’est de devoir justifier ma situation. M’être fait larguer en plein concert, alors que j’étais censé m’amuser est suffisamment pénible pour me l’expliquer. Alors devoir le raconter à d’autres…

Une affiche publicitaire attire mon attention. Elle dit : « le train, le transport de demain ». Ironie du sort, même les panneaux se moquent de moi. Et la gare, l’hôtel d’aujourd’hui ? Occupé par l’idée de mon confort nocturne, je cherche un endroit pas trop visible ni trop inconfortable. Dans un coin moins lumineux, quelques corps allongés sur des cartons, recouverts de vieilles couvertures, semblent avoir déjà résolu le problème. La gare de Bruxelles Luxembourg est située au pied du parlement européen. Tous les jours défilent ici de riches et puissants constructeurs du continent, en costume trois pièces, pressés par le temps, l’argent et l’avenir. De jour, vous ne verriez jamais un portrait de misère humaine poindre le bout de son nez au pas de la porte des décideurs du genre humain. On ne laisserait jamais un clodo tâcher le tableau de la réussite et du progrès, et risquer de rappeler que tout le monde ne loge pas à la même enseigne.

Mais la nuit c’est différent. La nuit, tous les chats sont gris. Quand dort le chat les souris vivent. La misère n’effraie plus quand il n’y a que des misérables pour la voir. Je m’approche de ce petit monde endormi. À quelques mètres d’eux, une forte odeur de sueur et de crasse me prend à la gorge. Ces pauvres diables ne doivent pas avoir souvent l’occasion de prendre une douche. Un crachat file dans ma direction et vient s’écraser à mes pieds.

— Dégage !

— Mais je…

— Dégage je te dis.

Je n’insiste pas. Ces gars-là ne possèdent presque rien, mais considèrent le peu qu’ils ont comme une fortune. Du coup, ils sont organisés pour ne pas se le laisser prendre.

Je continue mon tour de reconnaissance. Un ingénieur sadique a imaginé des bancs pour empêcher les sans-abris de dormir dessus. Les bancs peuvent accueillir six personnes chacun, ils permettraient donc à une personne de s’y allonger de toute sa taille afin de dormir sans contact avec le sol, plus froid et plus sale. Mais non. Ce génie a eu l’excellente idée de placer des séparateurs entre chaque place, afin qu’il soit impossible de s’étendre. Ce ne sont même pas des accoudoirs, juste des empêcheurs de misérables d’accéder au strict minimum du confort.

Je devrai moi aussi m’allonger sur le sol, me dis-je, avant de poursuivre ma route.

Who let de dogs out ? Woof, woof woof woof…

Au détour d’un mur épais, quelques jeunes dansent une chorégraphie minutieusement préparée sur une musique entrainante. Le son provient d’une puissante radio portative. Surpris de découvrir ce spectacle en ce lieu, à cette heure, je me laisse hypnotiser par les vibrations et les déhanchés accomplis avec classe. Sans rien demander à personne, je m’installe à proximité. Pour savourer le plaisir du moment, je roule un joint avec un reste de cannabis traînant dans mon paquet de Gauloises et l’allume dans la foulée.

…Say, A doggy is nuttin' if he don't have a bone, All doggy hold ya' bone, all doggy hold it…

Quand la musique est finie, une jeune fille aux yeux en amandes se retourne vers moi et dit :

— Ça sent bon ici.

— Ouais, elle est bonne dis-je en recrachant un paquet de fumée. Tu veux une taffe ?

Bientôt, tout le petit groupe est assis autour de moi.

— … On vient s’entrainer ici entre deux rondes de patrouilles de nuit, me dit un rasta au corps athlétique. On se produit dans des petits concerts de hip hop ou pour des évènements privés, mais on n’a pas de local pour répéter. Ici c’est bien, c’est grand, il y a de la lumière, de l’électricité et on peut faire du bruit sans déranger personne.

— Mais vous avez le droit de le faire ?

— Non, mais on ne va pas se priver de faire ce qu’on aime pour des règlements à la con. On se faufile entre les mailles du système. Ici, c’est une zone de non-droits et de droits, ça dépend à quelle catégorie de personnes tu appartiens et à quelle heure du jour aussi. Les clodos par exemple, ils les font chier le jour pour qu’ils dégagent, mais la nuit ils les laissent tranquilles. Ça leur coûterait trop cher de devoir intervenir pour chaque SDF qui vient pioncer ici. Nous, en journée on est « tolérés ». Tant qu’on ne fait pas chier les passants, on est une sorte d’attraction qui anime la vie de la gare. Mais la nuit, ils savent qu’ils peuvent nous extirper quelques sous par leurs contraventions, et gonfler facilement leurs chiffres d’interventions au niveau « délictuel ». Du coup nous ne sommes plus les bienvenus. Mais bon, on a nos combines. Les rondes de surveillance de la gare se font à heures fixes, on a quelqu’un qui surveille leurs arrivées dehors.

En guise de prophétie, des bruits de pas précipités se font entendre.

— Ça, c'est Mattéo, ou des vigiles, ou le fantôme de la gare !

Un jeune homme à la peau tannée par le soleil déboule devant nous.

— Y sont là, on dégage !

En quelques secondes, le matériel est remballé et le groupe dispersé. Ne voulant pas risquer d’augmenter l’inconfort de cette nuit, je disparais à mon tour et rejoins une des entrées de la gare.

La nuit pose son manteau de froid sur Bruxelles. Je frissonne. Pas préparé à la passer dans de telles conditions, j’arme ma capuche sur ma tête et me dirige vers le night shop situé sur le trottoir opposé. Mon choix est rapidement fait : avec mes dix euros restants, j’achète cinq bières de cinquante centilitres. Manger ne sert à rien, je mise tout sur le fait d’être le plus bourré possible pour passer les heures qui me séparent du premier train. Ainsi pourrais-je peut-être dormir un peu.

Mon magot bien rangé dans un sac en plastique, je retourne à l’intérieur du ventre du monstre qui doit m’abriter pour une nuit. Ça et là, d’autres sans-abri ont installé une paillasse de fortune en attente de l’aube. Certains discutent entre eux, d’autres ronflent de manière bruyante. Je m’enfonce dans le dédale jusqu’au quai d’où partira le premier train vers Genval. Un petit coin le long d’un ascenseur devrait faire mon affaire.

Pshttttt

— Ô Jupiler, de toutes les boissons, tu es la mère !

Je me retourne, surpris. Sortit de nulle part, l’homme au Loden troué à qui j’avais donné deux pièces une heure plus tôt se tient debout devant moi, son vieux caddie derrière lui.

— Mère de l’amer, garde nous de la mort, renchérit-il.

— Et… euh… rapporte nous l’amour, dis-je incertain.

Je regrette directement ces paroles. Elles me renvoient à Lisa, à ma situation, à toutes ces questions que je ne me suis pas encore donné la peine de me poser.

— L’amour, un vaste sujet ! dit l’homme en s’installant dans un craquement d’os à côté de moi. Z’auriez une petite choppe pour un vieil assoiffé ?

Je considère mon magot, son importance pour le reste de ma nuit et la présence du nouveau venu.

— Tenez.

— J’vous reconnais ! M’avez donné un euro tout à l’heure, avec j’ai pu m’acheter deux Cara. Si la Cara c’est la boisson des Princes, la Jup’ c’est l’hydromel des dieux !

Tout à fait satisfait, il ouvre sa canette et me dit « santé » avant d’en avaler la moitié du contenu d’une traite.

— J’vous ai jamais vu ici. Z’êtes nouveau sur le macadam des laissés pour compte ?

— En quelques sortes, oui… Pour cette nuit en tous cas.

— Oh je vois, chagrin d’amour, hein ?

Sans me laisser le temps de répondre, l’homme renchérit.

— L’amour, s’t’une teigne ! Finalement c’est s’qu’on cherche tous, mais on n’est jamais assez satisfait que pour le garder bien au chaud quand on l’a. On s’dit que c’est bon, qu’on doit plus faire d’efforts, qu’c’est pour toujours… Puis on l’perd, et on s’retrouve Grosjean comme devant sans savoir pourquoi. On croit qu’on a pas d’raison d’être malmené, on croit qu’on a raison d’pas accepter, mais ça change rien à la situation. Moi par exemple, avant j’avais tout. Une maison, un bon emploi dans un beau bureau, un chien et surtout une femme belle comme un jour de printemps, que j’aimais comme j’aime mes mains tellement elle m’était indispensable. Pis j’me suis pas rendu compte. Petit à petit, j’ai laissé mon boulot prendre le dessus. J’étais devenu un Sisyphe et mon travail était mon rocher. Toujours plus que j’en avais, toujours plus qu’il m’en fallait. J’étais content de bien réussir alors j’pensais qu’elle était heureuse elle aussi. Mais elle ne l’était pas. Elle, ce qu’elle voulait, c’était moi, mon temps pour elle, une vie à deux. Pas une vie avec mes sous, ça elle s’en foutait. Mais je ne le voyais pas, ou je ne voulais pas le voir. En fait j’ai tout foutu en l’air à force de ne me concentrer que sur moi. Je nous ai bousillés, elle et moi. Heureusement, elle a su se retirer avant qu’il ne soit trop tard pour elle, elle a su se casser et se refaire. Quand elle est partie, je me suis retrouvé encore plus paumé que j’étais déjà. J’ai bossé encore plus dur, encore plus fort, j’me suis dit que si je revenais avec un gros paquet de fric, elle me pardonnerait, elle m’aimerait de nouveau. Pis un jour, je l’ai vue dans la rue avec un autre. J’l’ai pas supporté. J’me suis jeté à ses genoux, j’l’ai suppliée qu’elle me reprenne, mais rien à faire, elle voulait rien entendre. Elle avait réécrit son présent sur notre passé. Là, j’ai pété mon plomb. J’ai tout largué. Bu jusqu’à plus soif, jusqu’à en pleurer de la bière pour oublier. Rapidement, j’me suis retrouvé à la rue. Et quelque part, j’ai plus jamais rien voulu d’autre que d’être une ombre dans la gare de la vie. Un invisible passant, ça me va très bien comme ça.

L’homme s’interrompt un certain temps. Je le regarde. Ses deux yeux noirs enfoncés dans leurs orbites semblent mouillés par les souvenirs.

— … une autre choppe ?

— Avec plaisir mon gars. Mais écoutes bien ça : si tu n’apportes rien pour construire avec ta belle, si elle est la seule à mettre des pierres à l’édifice de votre vie, tôt ou tard tu la perdras. Y suffit pas d’être soi-même dans une relation, faut aussi être celui d’un autre. Et ça, ça c’est vraiment important !

Je médite ses paroles. Elles ouvrent un chemin de réflexion que je ne voulais pas aborder. Comme s’il s’en rendait compte, le vieillard intervient.

— Je t’emmerde avec mes histoires, pas vrai ? Tiens, j’vais t’en raconter une autre. Tu connais l’histoire du fantôme de cette gare ?

— Non.

— S’t’une histoire qui circule beaucoup entre les clodos du coin. Nous, les va-nu-pieds, on ne croit pas en grand-chose, mais en même temps on se dit qu’a rien d’impossible. On raconte qu’un soir de mai 1989, un homme s’est jeté sous un train d’marchandises ici même, sur ce quai. Le pauvre bougre était au bout du rouleau, comme on dit. Il en pouvait plus. Il vomissait sa vie. Alors il a pris ses cliques et ses claques, une grande inspiration et il s’est donné un dernier bout de courage : celui de se jeter sous les roues d’un train qu’apportait du sucre de Tirlemont à Hambourg. Mais l’avait pas compté que les âmes tourmentées ne vont pas au paradis, elles restent sur terre jusqu’à ce qu’elles aient trouvé leur mission rédemptrice. Y parait que de temps en temps on l’entend encore crier de désespoir, la nuit, quand ya personne sur les quais.

À ce moment-là, un bruit strident ébranle toutes les parois de la gare.

IIIIIIIIIIIIIIIaaaaarrrrrrrrrrkkkssssssssiiiiiiiiiiii

Je sursaute.

— Ha, t’effraye pas mon gars, ça c’est juste les transports de nuit qui commencent leurs tournées. Tiens, ça c’est les 01.37 pour l’Allemagne.

Un énorme convoi traverse dans un bruit assourdissant les quais déserts. Il est tellement long qu’il lui faut plusieurs minutes pour passer. Quand le calme revient, nous continuons à causer de tout et de rien, tout en finissant les bières. Peu-à-peu, les émotions accumulées à l’alcool prennent le dessus sur l’inhospitalité des lieux. À une certaine heure et dans un certain état, même les sols les plus sales deviennent accueillants. Je finis par m’endormir sans demander mon reste.

Gare de Bruxelles Luxembourg, 05 h 20.

Le train à destination d’Ottignies et Louvain-la-Neuve Université entre en gare voie 2.

Je me réveille douloureusement. Tout courbaturé. Le vieil homme a disparu, seuls quelques matinaux m’observent. Leurs regards mêlent jugements et curiosité. Mon premier réflexe est de fouiller mes poches. J’en retrouve leur contenu avec une certaine satisfaction. Un papier plié en quatre dont je n’ai pas le souvenir m’interpelle. Je le sors, le déplie et le lis.

Le train de la vie ne s’arrête pas longtemps dans les gares du doute. Il ne faut surtout pas rater son départ.

Je repasse encore souvent par la gare de Bruxelles Luxembourg. Égale à elle-même, les gens y entrent et en sortent sans se voir comme une sorte de danse infinie. Je n’ai jamais revu mon clodo, mais à chaque fois que je prends le train là-bas, je repense à lui. Il m’a aidé à passer une nuit dans les entrailles de Bruxelles et à décentrer de temps en temps les yeux de mon nombril pour apprendre à être un peu plus heureux.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Dim ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0