II

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Mon père était sans emploi officiel, il faisait des petits boulots « au black » ( très bricoleur mon père), juste de quoi gagner sa croûte. Et il faut dire, j’insiste, qu’il se débrouillait franchement bien pour un homme sans éducation, ni instruction. Mais non, lui, tonnait quand il m’entendait dire cela (faisant alors abstraction de mes compliments), et ce avec difficulté à vrai dire car les gloussements croissaient à mesure qu’il élevait le ton, tonnait avec l’accent de rage trahissant un complexe mais le tout dissimulé évidemment sous l’apparence hilare du bon vivant : « Non abruti ! Je suis chercheur… pause, s’esclaffe, crispé. Je suis chercheur, chercheur d’emploi ! » . Et là, salve de rires et de poings tapant par intermittence la surface craquée d’une table qui n’avait pourtant été achetée presque neuve que depuis la veille, obligeant sa tête par tout ce raffut à se jeter en arrière. Moi, je ne riais pas. Toujours debout depuis qu’il m’avait lancé d’abord sans me regarder puis en me fixant : « Aux chiottes Descartes », alors que je venais juste de rentrer de cours. J’avais eu cours de philosophie antique : l’héritage des Présocratiques sur la pensée de Platon. J’étudiais la philosophie mais sans vouloir en faire une spécialité. Je l’étudiais plus comme un « impératif catégorique », plus parce que je me faisais un devoir d’apprendre ce que je considérais, dans les sciences humaines, comme étant la base.

Mon père, quand il me voyait avec du Platon dans la main ( « tête de fion » se plaisait-il à dire pour la rime presque réussie, histoire de se marrer...), me demandait, toujours l’air sincèrement sidéré : « Pourquoi aimes-tu donc tous ces trucs compliqués et surtout inutiles ? T’es vraiment bizarre comme type toi » (jamais avec moi de compliment, vraiment jamais de sentiment de fierté exprimé.) Et toujours je lui répondais que ce qui me passionnait par-dessus tout, c’était l’homme, la complexité de l’homme. « Tu te prends trop la tête mon gars ! » dit-il à son tour mais non méchamment et toujours en posant sa bière sur la table de ce même geste parfaitement contrôlé (geste étonnamment calme dans ces moments-là, geste d’une assurance insensible aux vagues d’alcool déferlant sur sa gueule encore grande ouverte à cette heure avancée de la soirée).

À sa voix, d’une tessiture indécise mais qui se voulait convaincante, entre la basse et le baryton, à elle, paternelle et bienveillante, alors de m’instruire : « Tu sais fils, dans la vie, il n’y a pas que la philo. Il y a le manuel. Faut savoir se débrouiller un peu de ses dix doigts. Tu ne veux pas être un bon à rien quand même ? Si ? Bon alors ! Hey ! Ah frangin comment ça va ti ? ». Son frère d’une dizaine d’années son cadet, mon oncle, venait d’arriver.

Aurait-il frappé à la porte que je n’aurais sursauté de le voir grossièrement ébouriffer mes cheveux par derrière tout en rigolant très fort, vraiment fort, mais sans rime ni raison, sans raison aucune. C’était mon oncle, simple d’esprit, mais gentil (pléonasme sans doute). Je n’avais évidemment pas de grande discussion avec lui et, en toute franchise, je ne savais vraiment pas quoi lui dire. Souvent, pour taire le bruit assourdissant d’un silence qui durait lors de ces moments où on se regardait dans le blanc des yeux, je parlais de banalité, de pluie, de foot, et, quand l'occasion se présentait, je feignais de rire à ses pitreries. Néanmoins, je l’aimais bien mon oncle ; je le voyais depuis tout bébé. Il était gentil, et il s’appelait Franck d’ailleurs, mais tout le monde l’appelait Francky car tout le monde disait que c’était pour abréger. Mon père lui, c’était Robert, et tout le monde l’appelait... Robert, pourtant les diminutifs ne manquaient pas (ils n’avaient sans doute, soit l’esprit pas assez suffisamment inventif, chose probable, soit, plus hautement probable, pour les gens du village c’eût été un manque de respect qu’il aurait été dangereux, à n’en pas douter pour eux, vraiment dangereux de commettre). Il avait du charisme, mon père, comme disaient ses quelques copains du bistrot, et par ses expressions du visage il faisait peur, comme disait pour le coup l'humanité elle-même (grand gaillard aux cheveux plaqués sur la tête, bien bâti, avec le charme d’un homme qui a du vécu mais aussi l'air dur, abîmé, d'un homme ayant eu une enfance misérable).

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