Troisième mouvement : Adagissimo

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Ce verre, cet élu ; là sur la table, dont rien au monde ne semble troubler la surface, confine à l’angoisse de le boire. Poison, pour sûr. Découvrirai-je mes dents, tremperai-je mes lèvres, briserai-je leur commissure au risque que le baiser contre le verre ne rime bientôt avec calvaire ? Que le verre ne se brise dans ma bouche, que l’eau inocule l’intérieur de mon être ? Ma chair tremble, ses poils s'hérissent à la vue d’un tel scénario – le saisir, le pencher et où le liquide cascadera alors en direction de mon palais ! Et noiera une fois celui-ci pénétré tout l’intérieur, sans aucune pitié et sans plus aucune possibilité d’étancher le contenu de la chose par la force de l’imaginaire ! Je n’aurai pour l’heure pas la hardiesse de Socrate, ni la sagesse d’ Aristote de fuir. Car je n’ose lever ce verre. Cependant, à un moment donné, j'y ferai face, je le dois, et l’eau alors se courbera en équerre, me toisera de haut. Et à ce moment précis, je ne fuirai pas : l’éclaire me foudroiera d’un trait comme je le ferai en avalant le tout.

Mon âme se cristallise sur lui, faisant de fait le vide autour de lui. Lui est calme, reposé, repu par avance d’une victoire prochaine qu’il sait inéluctable (en témoigne entre autres son eau perverse, qui miroite l’air de rien, l’air de me narguer, les dernières lueurs d’un soleil plongeant à cette heure crépusculaire dans la méditerranée). La nuit tombe, sans que ma crainte n'en fasse de même. Au contraire. L’angoisse galope à la verticale : elle monte, monte, et fend enfin de son tranchant, chevauchée faisant, le bouclier de ma raison derrière lequel je me cachais jusqu’alors.

Je suis pleinement éveillé. Mon corps coalise à présent ses forces avec celles de mon esprit. La lutte est engagée. La victoire se fera certainement dans la temporisation, dans le fait d'arracher un sursis. Tout comme le malade qui gagne la bataille contre un émissaire de la mort, tel le cancer, arrivera tôt ou tard l’affrontement final – face à la mort elle-même. La victoire ne se gagne, selon toute apparence et redisons-le, que provisoirement, que dans l’ajournement d’un temps qui ne se retire qu’à charge de revanche. Je devrai le boire oui, mais gagnons du temps. Pendant ce temps, tournons autour de lui, cerclons-le comme il nous cercle sous une immobilité apparente, rampante, sans jamais détourner notre regard, approchons-nous en tâtonnant de côté comme le toréador qui devance la charge des cornes d’un taureau pas comme les autres, et ne nous laissons pas intimider enfin par son innocence de surface. Son eau semble apaisée certes, mais c’est un fleuve qui dort.

La sieste dure et l’eau repose toujours à l’horizontale, ne donnant aucun signe d’une menace d’un cabrement à venir ; si bien que le verre me paraît vide. Je regagne mon calme ; mes palpitations décroissent en proportion du temps qui tend à se suspendre par degrés. Je goûte alors les délices d’une victoire en germe. Pour l'heure encore, pur objet de contemplation qu’est ce verre, où le vide laisse place à l’éther, à un je ne sais quoi de divin et d’invisible qui enveloppe et qui ne peut se boire pour cette raison que par un dieu. L’apothéose... Dieu, je le deviendrai par la force qui me sera conférée de ne plus ressentir ni soif, ni faim, ni sommeil. Atteint par le mal de celui qui ne dort pas, je contracte l’hubris.

En cette nuit qui deviendra blanche, en cette pensée qui noircit le contenu du verre, je me trouve au carrefour imaginaire où l’impasse et l’avenue, le noir et le blanc, la pesanteur et l’apesanteur ne s’opposent plus, deviennent la même chose. Tout se brouille : le sens se brouille, mais le sens subsiste encore. Mais tout perdra bientôt de son importance. Seul compte, en cet instant – lourd du temps contenu par les digues imposées par mon corps et par mon esprit – le moment où je boirai d’une main ferme, sans hésitation, d’un trait ce satané verre ; et quand il arrivera, alors, le fleuve détruira tout, les digues d'abord et peut-être en ira-t-il de même pour mon être : détruit le sera-t-il.

Au cœur de la nuit, les bruits, les murmures, les échos extérieurs, les oiseaux d’avant l’aurore, le vent qui souffle, tout se fatigue, tout comate dans l’horreur d’un silence précédant l’imminence de l’apocalypse.

À mesure que je sens que la fin est proche plus grande se fait mon assurance, ma conviction !, que mon être est doté d’une suprême intelligence, d’une suprême force, d’une suprême perfection ! Mon être oui, tout mon être, en vue de sa destruction imminente, réagit par un narcissisme poussé à son paroxysme : je suis un dieu sur terre. Mais il est temps, je le sens qu'il est temps, je le sens intuitivement, temps que je sois anéanti du dedans par l’absorption venant du dehors. Pourquoi ne pas demeurer dans un sentiment de totalité d’être ? Hein ? Pourquoi m’infliger cela si plus rien ne semble à me manquer (sinon le manque du manque) ? Parce que je dois mourir de l’intérieur, je dois creuser d’un sillon la surface de mon être, l’attaquer, lui retrancher une partie qui précipitera le tout dans l’abîme d’un regret nécessaire pour qu'il, mon être, puisse se reconstruire différemment après coup. Mourir pour renaître. Quand la mort féconde la vie...

Je le saisis. Ma main ne tremble plus, ma vue ne se brouille plus, l’échine comme l’esprit ne se courbent plus. Je le tiens fermement, prêt à en découdre. Le temps, l'angoisse, reprend sa chevauchée et les digues éclatent. Je le penche, le liquide coule et l’eau se précipite à ma rencontre, gueule grande ouverte. Quand tout d’un coup un murmure in extremis, d'on ne sait où, me somme de le poser avant qu’il ne soit trop tard ! Alors que les meubles de la pièce se mettent à convulser, le ciel à s’assombrir, le parterre à s’ouvrir, j’avale d'un trait sans écouter les avertissements sonores, j’avale comme un sourd, bouffe tout comme s’il ne s’agit plus de moi mais d’un autre à ma place.

Voilà, c’est fait. Je me sens aussi lourd qu’une plume, aussi léger qu’une caisse de plomb. Je me sens là sans être là (flottant en même temps que je me sens fixé par une force de gravité bizarre). Je me sens moi, mais étrangement moi ; un moi qui se voit de l’extérieur, comme un « je » d’emprunt, un « je » désincarné, sans chair ; mais « je » me sens également, et paradoxalement, comme une enveloppe vide. « Je » suis un « il » momentané, une sorte à présent de personnage qui parle de lui au « je » avec la distance d'un narrateur autant invisible qu’omniscient par la distance de sa position depuis laquelle il observe. Ainsi, la scission s’est faite. Je lévite au-dessus d’une béance qui s’est ouverte dans mon corps, dans mon esprit et lesquels ne sont plus que des onomatopées en deuil de sens. Lui, le sens, se meurt, et de fait, le temps, l’angoisse, ne m’est dorénavant plus accessible. L'éther s'est envolé. C'est ainsi que le vide reprend place : entouré d'une lourdeur et d'une légèreté à la fois.

En sueur, j’ouvrai les yeux cependant qu’un insecte dans l’ombre suçait le sang de ma jambe gauche. Ma main droite s’abattit sur lui avec une rage que je me découvrais.

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