D’un éclair de génie je lui parlai, lui parlai sous l'inspiration de dieux anciens comme sous le génie de leurs muses, en maniant alors savamment, calmement, brillamment, les rimes, les silences, les gestes à-propos. Elle m’écouta en souriant de mes figures de style et de mon air trop sûr que je prenais pour les dire, et parce que j'avais des flammes qui brûlaient dans mes yeux, elle en profita bientôt en s'en rapprochant pour se réchauffer (les flocons continuaient à tout blanchir, ou presque, et le vent était glacé) pendant que Sartre restait lui, sagement allongé sur la table, pour ne pas dire complètement oublié par tout le monde.

Nous parlâmes passionnément et la bulle où nos esprits communiaient s’envolait toujours plus haut, nettement par-delà les cimes de ce qui est ordinairement attendu lors ce qui suit un « enchanté ». La discussion, riche, intense au sujet d’abord (passage obligé pour trouver à lui parler) de Sartre, déborda ensuite et très vite sur les gens en général : leur préoccupation, leur désir... De sorte que l'on refit le monde en oubliant son sirop et ma bière sur le coin des tables. « La solitude face à un livre, et ce, sur des années, n’aura vraiment pas été vaine ! », je m'en félicitais avec un esprit, je vois bien l'avouer, de vengeance : sur la vie, sur les autres, sur le monde entier.

Maintenant sur un sentier à proximité d’un petit bois non loin de chez moi, nos pas suivirent le même rythme, exactement le même, ce qui aurait pu donner l'impression, si nous étions observés, que nous dansions au lieu que nous marchions, et nous parlâmes, toujours avec passion, de tout et de rien tout en s'amusant à rire de ses riens.

Le narcissisme humain est terrible et j'en suis encore aujourd'hui la proie : la danse se poursuivit à travers ce chemin qui coupait en deux la forêt quand, tout d'un coup, jaillit sous le poids de l’évidence le respect qu’impose ma culture, gigantesque culture – homérique, grandiose ! Ses yeux se gonflèrent d’admiration. « Il en sait tant ! » devait-elle se dire (en réalité elle ne devait rien se dire). Bien sûr, je n’oubliais jamais, au grand jamais de ménager une place au silence, l’invitant par là et en dépit de sa sainte admiration, à ne pas oublier de prendre la parole. Je me devais de rester respectable pour me garantir d'être respecté et surtout pour me garantir son amour.

« De même que le soleil brille pour tous, de même qu’il importe que tout homme puisse se réchauffer à la lumière de la Justice... » . On en était à présent à des considérations philosophiques, éthiques, teintées d’un certain humanisme et lequel d’humanisme, à l’évidence, ne faisait qu’accroître son enthousiasme à mon endroit.

Le soleil laissant place à la lune sans que notre esprit ne remarquât de transition, je lui proposai de la raccompagner chez elle. Elle accepta, me sourit, me salua de loin (avec un sourire et un tel !) et mon corps rebroussa chemin, sautillant et léger, comme s'il était, enfin, soustrait à l’appel de la gravité – libre comme l’air ! Allongé sur mon lit, regardant au plafond avec bonheur une reproduction de Turner sous forme de poster (que j’avais achetée récemment à bon marché), je me plus à me projeter mentalement toute la scène du début à la fin : le café, l’Arménienne, la rencontre, la gloire à venir... jusqu'à m'engourdir, avant de m'évanouir dans la nuit.