Evasif
La rupture, c’est presque comme un deuil. Au départ, tu chiales tout le temps, plus rien n’a de goût. Tu ne veux plus entendre parler d’elle, ou au contraire parfois, tu es en boucle sur un événement précis. Plus tu connaissais la personne et plus elle est dure à vivre. Les étapes traversées semblent assez identiques aussi. Le déni, la colère, tout ça.
Les similitudes s'arrêtent là. Tu pleures la personne décédée pour ce qu’elle était et pour tout ce qu’elle ne vivra pas, mais dans le cadre d’une rupture amoureuse, tu pleures pour tout ce qu’elle vivra… sans toi. Et moi, en ce moment, je suis en obsédé par un seul sujet :
— Tu crois qu’elle s’est tapé un autre gars ? lâché-je en direction de mon frère.
Noah, debout devant le plan de travail, se démène avec la cafetière et ne se retournera pas, j’en ai conscience. Je le soule depuis trois mois avec ça, mais il persiste à venir me rendre visite tous les mercredis, et j’admire sa force mentale. Même si je me suis repris en main, c’est plus fort que moi, cette question, je la lui pose à la moindre occasion.
— Nan mais, j’m’en fous hein ? Je disais ça pour causer, ajouté-je.
— Isabelle l’a vue dimanche…
Après avoir lâché cette bombe, Noah pose deux tasses sur la table et s’installe en face de moi. Un silence naît. Le mien, persuadé qu’il y a une suite à cette révélation et le sien, sans doute parce qu’il guette ma réaction. De douloureux battements dans ma poitrine me font dire que je ne suis pas si guéri que cela.
— Elle va venir au mariage, tu sais ?
Bien sûr que je le sais. Éva est la meilleure amie d’Isabelle depuis toujours et c’est d’ailleurs grâce à ma belle-sœur que je l’ai rencontrée.
Dans deux semaines, je vais la revoir, de gré ou de force, et je ne sais pas encore quoi faire de cette information qui coulait pourtant de source. Nous sommes tous deux témoins des mariés. Préparatifs, enterrement de vies de célibataires, nous avons tout manigancé chacun de notre côté mais d’ici 15 jours, impossible de se dérober.
Après 15 ans à vivre dans le péché, deux enfants, un lapin, un pavillon en campagne, Noah épouse enfin Isabelle. Ils ont tout fait à l’envers ces deux-là, mais ils sont si heureux. Leur mariage est millimétré, préparé depuis des mois, impeccable. Comme Noah.
Mon frère, c’est cet exemple parfait que j’ai envié toute ma vie et pourtant, je me suis évertué à ne pas suivre ses pas, pour ne jamais devoir subir la comparaison. Qui est le plus grand, qui est meilleur en maths, en grandissant avec un frère jumeau, la comparaison constante c’est déjà quelque chose que nous avons vécu souvent.
Alors dès que j’ai eu l’âge de m’en insurger, j’ai pris les choses en main, pour exister autrement qu’en étant le jumeau de Noah. J’ai laissé pousser mes cheveux, j’ai même osé un tatouage, et j’ai quitté Médecine pour devenir instituteur.
Mon frère attire mon attention par ce claquement de langue agaçant qu’il m’adresse quand je divague, et ce depuis qu’on est petit.
— Je crois qu’elle vient avec quelqu’un. Pas tout le séjour, hein, mais elle a indiqué un +1 sur le plan de table.
Ces mots m’assèchent. En une seconde, ma poitrine devient douloureuse et ma peau me picote un peu partout. Des tas de pensées parasites s’infiltrent dans mon esprit, le polluent et me torturent. Éva vient à la réception avec un mec, putain, un mec qui la touche … une image de notre passé me vient en tête, et j’assiste, en spectateur nauséeux, à une scène qui me porte proche du vertige. Elle fait l’amour avec un autre. Je crois que je vais vomir.
Fier, je ne veux pas craquer devant Noah, alors je me redresse avec difficulté, la bouche pincée pour ne pas hurler mon désespoir, et je traîne ma carcasse jusqu’au salon. Fouiller dans mon tiroir à CD m’occupe et me donne une excuse pour tourner le dos à mon frère. Je suis certain qu’il ne me lâche pas des yeux.
— Tu me fais rire avec tes manies des années 90, taquine Noah qui s’avance dans ma direction. Pour Eva, le mariage, je suis désolé si …
— M…Moi aussi je viens avec quelqu’un, au fait ! le coupé-je.
Je n’ai pas réfléchi. On verra plus tard, mais là, j’avais besoin de me sortir de l’inconfort et c’est la première chose qui m’est venue en tête et je mens éhontément à mon frère pour la première fois. Le visage de mon frère s’adoucit, il m’a cru.
— Ah oui ? Qui ?
— Une fille. Sympa et que j’aime bien !
— OK.
******
Dans la soirée, un message de ma belle-sœur m’indique que mon invitée est prise en compte , c’est trop tard pour reculer sans avoir l’air débile et je regrette cette manœuvre puérile. Il n’y a pas de honte à se présenter seul au mariage de son frère, quand son ex va venir avec son nouveau mec, sans doute mieux que moi, et me cracher son bonheur en pleine face … ben si.
Sans grande motivation, je scrolle mes réseaux, listant toutes ces filles qui ont pu flirter avec moi et qui pourraient devenir un peu plus.
Peut-être que c’est une bonne chose finalement, pour ne pas passer pour un nase déprimé devant Eva, et pour reprendre une vie sociale.
Si elle est capable de refaire sa vie aussi facilement, je ne vois pas pourquoi je ronge mon frein comme un con. Moi aussi j’aurai quelqu’un.
Trouver quelque chose qu’on a pas véritablement envie de chercher, c’est difficile.
Il faut que je me bouge, car il ne reste que deux semaines. On dirait bien que ma quête de la +1 va commencer.
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