I.

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DANS L’ALLÉE DES ÉCRANS PLATS on diffusait les dernières publicités, les lingeries fines et les autos rutilantes, les cannettes luisantes, tout ce qui pouvait se rapporter au beau, au neuf, au frais, le moindre détail qui explosait en millions de mégapixels et les clients béats comme s’ils découvraient soudain la soif, le besoin irrépressible de saisir le soda, de tirer la languette et de se délecter de cette tentation à l’état pur.
Les vieux téléviseurs, eux, étaient relégués derrière les caméscopes, des vidéos qu’on filmait le week-end ou pendant les vacances et qu’on passait en boucle sur les écrans resserrés : anniversaires, fêtes religieuses, vacances à la mer et tout ce qui pouvait se rapporter à une forme de nostalgie, de quatre tiers plus réel que le réel.
On appelait ça le paradoxe du voyeur : les films des autres qu’ils nous fallait voir dans les moindres détails, nets, plus précis que l’œil humain, quelque chose d’immortel et qui nous dépasserait — les vidéos de l’intime qu’il fallait pourtant faillibles, avec leurs zones d’ombres et de flous — la possibilité, in fine, de réparer nos erreurs.




C’ÉTAIT LE PREMIER SAMEDI DE JUIN et on essayait fort de s’amuser, les bières dans la glacière et la sono à fond, le soleil qui se couchait mais le ciel encore très bleu, l’herbe très verte et la piscine aux reflets immobiles, comme silencieuse, nos corps qui baignaient de ce silence, dansants d’une extrême lenteur, au ralenti, les épaules déroulées et les hanches allongées, les genoux écartés, les corps qu’on exhibaient avec une certaine condescendance, parce qu’on était jeunes et immortels et que le monde se résumait à ce jardin, à cette piscine ces arbres fleuris, l’au-delà comme dans le rêve, la fièvre, vision floue et poussiéreuse, derrière la baie vitrée la télévision et le grésillement lointain des drones lâchés des avions-cargos, les feux bleus rouges verts et les cratères par milliers.
Ipek essuya son visage du revers de la main et la sueur et le khôl s’étirèrent en une longue trainée noire en travers de sa joue. Allongé dans un transat je plongeai la main dans la glacière et lui tendis une bière. Elle me demanda pourquoi je ne dansais pas. Ses yeux très noirs du khôl. Sa robe qui m’effleurait. Mon cœur battant. Je voulais lui parler de ma maladresse et de cette pression dans ma poitrine, cette impression de petitesse, de ne pas pouvoir éployer mon corps comme elle éployait le sien, avec prestance, insouciance, toucher les étoiles, être là sans être là, les pieds dans l’herbe la tête au milieu du ciel et soudain je levai les yeux et c’était la nuit, les avions qui clignotaient très loin et redescendaient vers l’aéroport, derrière les grandes haies du jardin, et alors je sus que c’était trop tard pour lui dire tout cela, car le monde ne nous appartenait plus, car il appartenait aux avions et aux drones qui bombardaient le Golfe.
J’haussais les épaules d’un air désolé. Un jour je t’apprendrai ! Elle rit et voila sa bouche de sa main. Je voulais l’embrasser. Je prenais la tangente. Où tu vas ? Je dis qu’il n’y avait plus de bières dans la glacière et que je reviendrais. La tête me tournait.


Le salon était frais et sombre. Reposant. L’épaule contre l’encadrure de la cuisine, je regardais le joint passer de fauteuil en fauteuil, les lèvres entrouvertes et qui laissaient glisser la fumée, comme un vague serpent, la fumée, lourde sur les bustes, les bras qui tombaient, las sur les accoudoirs, et les suivants qui prenaient le joint des doigts, le tirait, sans résistance aucune. Quelques gloussements. Le téléviseur qui grésillait. Les têtes immobiles, les yeux roulés, loin. Personne ne regardait, le présentateur découpé par des lignes blanches et violettes, l’écran qui semblait se bomber — je voulais lever le bras, dire, hey, vous ne voyez pas, là — mais je restais figé, leurs visages coulants qui fixaient la faible lumière du joint, la télévision trop lointaine, trop floue pour qu’ils ne l’aperçoivent, et l’écran qui continuait de gonfler, le journal qui coupait du présentateur au gros titre, les lettres qui se déformaient, illisibles, les boules de feu à l’horizon et les drones qu’on voyait fuser dans des lignes aussi fugaces qu’étincelantes et soudain la terre soulevée de la terre, le ciel retourné et l’image qui s’arrêtait sur un amas de pixels bruns et noirs.
T’es là toi ! et sans m’en rendre compte Golshifteh me tirait à travers la pièce, les reflets pastel de la télévision qui s’éloignaient derrière nous, viens ajouta-t-elle, viens, je dois te parler de quelque chose, les autres que j’imaginais engloutis par l’écran, les pixels, un jet soudain, continu et qui les aspirait tête la première comme la terre avait englouti la caméra.
Nous remontâmes le petit escalier et traversâmes le couloir jusqu’à une chambre. Elle referma la porte. Je m’allongeais sur le lit, les draps frais qu’on venait de laver, blancs, immaculés sous le plafond bleu nuit et les étoiles fluorescentes. Comme une bulle. Je pliais les jambes et les entourai de mes bras. Je voulais dire que c’était bien, ici aussi, loin de la fête, mais elle ouvrit la fenêtre et s’assit sur le rebord et perça la bulle d’un soupir. Qu’est-ce qu’il y a ? On entendit une fille crier, un splash, un gars qui riait et la fille qui le traitait de sale con. Golshifteh grogna. Ils vont se briser le cou dit-elle, le clapot qu’on entendait derrière la sono, les vêtements dans l’herbe et les pieds et les têtes qui brisaient la surface de l’eau.
Ipek, c’est un mauvais plan, tu sais.
Ouais.
Elle vit très fort, trop.
Ouais.
Elle n’a pas de famille, a grandi dans la souffrance.
Ouais.
Je l’aime bien cette fille, sûr que je l’aime, mais tu comprends qu’elle risque de te briser le cœur.


La gueule de bois et les allées caniculaires, la pesanteur plus forte qu’à l’ordinaire et mon corps lourd, condensé, serré comme celui d’un autre, la peau qui risquait de se déchirer, là, dans le pli du coude, la peau fine que je sentais se craqueler, prête à dévoiler les muscles et les tendons et le rouge sur le rouge foncé, un cocon extraterrestre et la peau qui dévoilerait la nature véritable, ce qui avait pris ma place, sous la chair, ce qui m’avait remplacé, une forme de vie lointaine et qui s’était perdue de planète en planète, de corps en corps.
La sueur dégoulinante, froide comme à la sortie d’un mauvais rêve.
Golshifteh qui râlait parce que je n’avançais pas assez vite. Elle avait faim. Je pressai le pas. La sueur plus abondante encore, Golshifteh qui marchait à reculons, levait les bras, les rabaissais, la répétition des petites choses, des soupirs, les feuilles hauts dans les arbres, le soleil morcelé, un froissement, en boucle, la rue infinie qui s’étendait et s’étendait, aucune voiture, juste le béton brûlant et la figure de Golshifteh, à distance constante, qui me fixait et s’exaspérait.
Je pars devant, je vais commander ! et déjà elle tournait vers le centre commercial, disparaissait.
Je reprenais mon souffle. Les maisons vides. Les pelouses sèches. Je me demandais pourquoi nous n’avions pas pris la voiture, la marche, avait-elle dit, la marche nous aiderait à dessaouler, et ainsi, d’un coup, je sentais l’alcool me remonter, dans la gorge, chaud et acide, et me penchais au-dessus du caniveau, âpre, ma gorge retournée et le goût du vomi et le rond jaune qui me toisait liquide — j’haletais, ma respiration que j’avais du mal à reprendre, la salive, suspendue entre ma bouche et le béton, l’odeur qui venait, brutale, mon odeur, mes entrailles. L’alien. L’alien qui ressemblait au soleil, rond et jaune et pleins de petites bulles comme des éruptions cutanées. Et nouveau mes yeux qui se fermaient et ma mâchoire qui s’ouvrait et le vomi entre mes lèvres.


Quand j’arrivai au parking du fast-food Golshifteh était assise, nos deux plateaux sur une table, des frites et des burgers et sa bouche qui mordait grand dans le pain et le steak. Putain, t’en a mis du temps ! à l’autre bout du parking un car, des femmes dans des boubous blancs et verts et qui chantaient, une dizaine, des liturgies, leurs visages concentrés mais rieurs et d’autres femmes qui arrivaient, une à une, quinze, bientôt vingt, le burger tiède que je prenais entre mes mains et Golshifteh qui s’appuyait en arrière et laissait échapper un long mmmmmh…
Je vais peut-être aller prendre une glace aussi.
Il y avait trente, trente-cinq femmes désormais, qui chantaient avant semble-t-il de monter dans le car, de partir chanter ailleurs, et dans ma main droite le demi-burger froid et Golshifteh qui se baignait de soleil, penchée en arrière, yeux fermés. Je voulais lui parler d’Ipek, lui dire que nous sortions ensemble depuis plusieurs semaines désormais, une relation encore secrète, oui, je voulais lui dire les secrets, que je devais la voir, Ipek, cet après-midi, au lac, mais je ne disais rien et nous écoutions les femmes chanter leur langue secrète de prières et de symboles sacrés.


L’été comme un film mal monté, les plans qui se succédaient, et au milieu le vide.


Nous étions chacun à un bord de sa serviette, genoux contre poitrines, le vent entre nous et les nuages qui roulaient à l’horizon, le silence comme dans l’attente d’un cyclone. En contrebas un cours de yoga des vélos des chiens, les choses qui tournaient, se répétaient, à différentes fréquences, différents tempos, et le nôtre qu’on essayait de trouver, avec nos souffles et nos doigts maladroits. Je lui dis tu as vu, les nouvelles attaques de drones. Je lui dis bientôt les bombes, les vraies bombes, celles qui font monter les champignons de la terre. Je lui dis sans lui dire, l’angoisse, la mort. Puis je dis que j’étais désolé, pour hier soir, quand j’étais parti, je ne savais pas ce qui m’avait pris, je voulais…
Elle dit viens.
Je me rapprochai sur la serviette.
Elle dit serre-moi et je la serrai, sa peau après une journée de soleil, brûlante, salée, sa peau fragile et le contact qu’il fallait garder ténu, doux, le bout des doigts le bout des lèvres, sa peau qui coulait chaude contre ma peau, la tempête.
Le temps, son corps, comme une seule et unique couche d’argile, le poids de son corps et du temps, de ses cheveux sur mon visage, balayés par mon souffle comme une nappe d’algues par la houle.




ON AVAIT DÛ MAL À DISTINGUER CE QUI SE DÉROULAIT SUR L’ÉCRAN. Il aurait fallu faire pause, réduire la vitesse, passer le film au ralenti, image après image, découper le film en une suite de formes fixes, mais il y avait des choses qu’on ne voulait pas voir dans leur exactitude, distinguer, l’imagination suffisante, alors on se contentait de les repasser en boucle, cette bande qu’on voyait sans vraiment la comprendre, cette foule, massée, ces corps collés et bousculés et qu’on peinait à discerner, à séparer les uns des autres, une veste militaire délavée, un haut blanc, un jean, la caméra qui montait, descendait, tremblait, et puis, enfin, une sorte de calme, la caméra qui émergeait, les poings brandis les pancartes, au-dessus de la foule, au-dessus de la mer humaine, le soleil à pic sur les têtes et sur les façades de torchis, le grouillement serein d’une foule qui avançait à petits pas, la caméra enfin stable, prête à entamer son long travelling avant, remonter cette rue sans fin et dont on ne voyait le bout, alors, le bruit, alors, oui, un gros boum, puissant et rauque et suivi de cris par dizaines, la caméra qui vacille, plonge, les pieds, les pieds qui courent sur le bitume, les bras et les mains sur le sol. L’horreur.
La caméra inerte et la foule inerte.
Une étudiante au fond de la classe dit que c’en était trop, qu’on avait vu dix ou quinze fois cette vidéo et qu’on ne pouvait plus. Le professeur se leva lentement de la chaise et regarda la classe, son ombre projetée sur l’écran et sur la foule qui bougeait ou ne bougeait plus, le film et le professeur confondu, mouvants et inertes à la fois. Puis il éteignit le projecteur.
Bien dit-il, bien, c’est ici que mon cours se termine. J’espère vous revoir l’année prochaine.

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