UL-KESH

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Je ne prétends pas ici relater fidèlement la suite des événements malheureux qui m'auront conduit en ces lieux funestes. Mais j'éprouve le besoin vital de laisser ce témoignage, dans l'espoir qu'un jour quelqu'un le découvre, et que tous connaissent enfin le triste sort d'Howard Allan Bloch. Alors, chacun saura ce que j'ai vu... mais compris trop tard.

Il serait logique de commencer par mon enfance. Car tout commence là - dans cette solitude peuplée de visions, d'ombres mouvantes et de murmures qu'aucun adulte ne semble jamais entendre. Je pourrais évoquer ma condition d'enfant unique à l'imagination débordante, vivant dans une maison pleine de recoins sombres et de secrets enfouis. Je continuerai ensuite sur mon goût du mystère et mon irrépressible besoin de comprendre. Mais le temps me manque, alors j'irai à l'essentiel.

La lettre est arrivée comme ça, un vendredi soir. Je ne l'ai pas remarqué tout de suite, on l'avait glissée sous la porte. En fin d'après-midi, j'étais rentré exténué de ma journée passée à la bibliothèque de Providence, où j'avais consulté, comme à mon habitude, une collection d'ouvrages anciens. Ce n'est que bien plus tard, alors que je m'apprêtais à rejoindre le Cercle des Amis du Mystère, que mon regard fut attiré par le rectangle grisâtre qui tranchait nettement sur le bois sombre du parquet de mon petit appartement.

Très intrigué, j'ouvris l'enveloppe sans tarder, les mains pleines d'un désir frénétique. J'en extrayai deux feuillets aux nuances très contrastées : une feuille blanche, visiblement récente et une page jaunie, craquante. J'essayai de contrôler ma nervosité de peur de réduire en poussière l'antique papier et déposai le tout sur la petite table à manger qui trônait non loin.

La feuille blanche était balafrée d'une unique phrase. L'écriture, bien qu'élégante et à la calligraphie impeccable, trahissait, en raison du manque d'empâtement de certaines lettres, une exécution hâtive. Même si le message était sans équivoque, je le relus plusieurs fois :

"Je pense avoir trouvé ce que vous cherchez."

Je me souviens de mon exaltation : l'emballement des battements de mon coeur, et ce trouble singulier qui s'empare de l'esprit dans de tels moments. Je me sentis fébrile. La lettre n'était pas signée, et étrangement cela ne me choqua pas le moins du monde. Elle avait été écrite par quelqu'un que je connaissais et qui savait tout de l'objet de mes recherches.

Je n'eus qu'un bref sursaut de doute, lorsque me vint l'idée fugace que cette lettre pouvait n'être qu'une blague d'un des membres du Cercle des Amis du Mystère. Je m'imaginai le farceur, tapi en embuscade dans le couloir, à l'affût du premier hurlement de joie, ou me voir surgir comme un diable de l'appartement pour aller annoncer la merveilleuse nouvelle. Piqué au vif, je ne pus m'empêcher de vérifier. Le couloir était vide.

Une fois assis devant la petite table à manger, je ramenai la page jaunie devant moi en la faisant glisser avec d'infinies précautions. Son odeur avait quelque chose de complexe et de dérangeant : un mélange d'humidité ancienne, de moisi discret et de cuir tanné. Une odeur tenace et vivante. Des formes alambiquées apparaissaient avec une netteté troublante, comme si elles avaient été tracées la veille. L'encre brillait même à certains endroits, donnant une impression de relief aux formes géométriques impossibles qui recouvraient toute la surface du parchemin.

Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que j'avais enfin sous les yeux ce que j'avais cherché toute ma vie. Le plan d'une ville aujourd'hui disparue, Ul-Kesh, l'Antique Cité des Grands Anciens, jadis construite à l'emplacement même de la Providence actuelle. Mon coeur se mit à battre la chamade, et tout à mon trouble je crus percevoir des pulsations qui agitaient le plan, comme si la ville aujourd'hui effacée, existait encore, recroquevillée sous les fondations humaines.

Cette nuit là je ne dormis pas, trop affairé mentalement à organiser ma très prochaine expédition. Car c'était décidé, dès le lendemain, je serai le premier à explorer la mythique cité. Tout était prêt, tant je m'y étais préparé, depuis toujours.

C'était un samedi de novembre comme tant d'autres, froid et pluvieux. Pour avoir tout le temps necessaire j'avais décidé de partir avant que le soleil se lève. Les rues de Providence luisaient sous les réverbères, et quelques chats errants furent les seuls êtres vivants que je croisai lors de mon trajet en direction du plus vieux cimetière de la ville. Coincé entre l'Eglise Baptiste et le musée d'histoire naturelle, l'endroit figurait clairement sur le plan d'Ul-Kesh. Il en était la porte d'entrée.

Un peu à l'écart, je ne tardai pas à identifier le vieux caveau qui tenait encore debout par miracle. Le lierre finissait de le dévorer et la grille métallique qui en protégeait jadis l'accès n'était plus qu'un squelette rouillé. Je m'en approchais prudemment, empli d'une sensation désagréable, le sentiment d'être épié par quelqu'un ou quelquechose. Mon impression fut immédiatement confirmée lorsque, levant ma lampe, le faisceau révéla la face hideuse d'une gargouille surmontant l'entrée. Je sursautai.

Je n'avais jamais vu semblable créature. La figure de la statue représentait un agrégat improbable d'animaux terrestres et aquatiques, agencés de manière obscène, résultat de croisements malsains voulus par un savant au cerveau malade. Hypnotisé par son regard, je pris le temps de la détailler. J'y reconnus des yeux humains, surmontés d'un front haut et bombé couvert d'écailles. Derrière son sourire menaçant, sa gueule entrouverte découvrait des dents triangulaires serties dans une mâchoire féline. La tête saillait d'un cou trop long qui surgissait d'un amas de tentacules et autres appendices que je n'identifiai pas. La méticulosité des détails apportée à cette monstruosité commença à me mettre mal à l'aise et à m'angoisser. Elle ne semblait pas avoir été sculptée mais plutôt figée, cristallisée spontanément encore vivante.

J'eus un nouveau sursaut lorsque, sous la figure, je reconnus sur le linteau, une série de glyphes étranges, identiques à ceux visibles sur le parchemin. Le malaise que je ressentais se mua alors en terreur viscérale. La créature venait de s'animer. Je ne m'enfuis pas. Une voix tentait de me rassurer. J'agitai le faisceau de la lampe en direction de la gargouille et je m'approchai. Elle demeura immobile. Je me trouvai aussitôt stupide et dût me contrôler pour ne pas éclater de rire. Je ne souhaitais pas être découvert avant de descendre dans le caveau. Le ciel pâlissait, j'avais suffisamment tardé.

Je suspendis mon souffle quand la paroi s'ouvrit enfin. J'avais trouvé, sans peine, le moyen d'actionner le mécanisme d'ouverture en appuyant sur le glyphe en relief, celui qui ressemblait à des tentacules. Je franchis le seuil sans réfléchir et pénétrai dans la cité d'Ul-Kesh.

La lumière verdâtre qui suintait des murs du long couloir d'accès était suffisante pour me permettre d'éteindre ma lampe. L'air était tiède et exhalait des fragrances animales entêtantes et dérangeantes : musc, ambre et poil humide. La curiosité l'emportant sur la peur je continuai d'avancer en serrant ma lampe, comme une petite massue dérisoire mais rassurante.

Après une centaine de pas, je débouchai sur une vaste salle circulaire aux dimensions cyclopéennes. Elle aurait pu accueillir sans la moindre difficulté les plus hauts immeubles de Providence. Ses parois étaient couvertes de glyphes et de symboles étranges et incompréhensibles. Des statues colossales représentant des entités monstrueuses et inconnues s'élançaient vers les voûtes qui soutenaient le plafond. Bien que leurs bouches furent closes, je les entendis me murmurer des phrases imprononçables. Certaines me fixaient, arborant la même figure improbable qui gardait le caveau. Au centre de la pièce, une pierre aussi noire qu'un ciel sans étoiles émettait un bourdonnement étrange, un ululement grave et monotone semblable au bruit d'une énorme machine. Mon corps se mit à vibrer et je me sentis aspirer.

Pris de panique, je me mis à courir pour rejoindre le couloir d'accès, mais m'en étant trop éloigné, la chose me fut impossible. Je luttais aussi longtemps que je pus, mais la force d'attraction était trop forte. Je dûs me résigner et abandonnai le combat, me laissant attirer par la pierre noire. Je revis le visage de mes parents. J'acceptai mon sort.

Je me réveillai, allongé sur le dos, tel un supplicié, au centre de l'autel en pierre. Au-dessus de moi, le plafond était devenu un ciel étoilé empli de constellations inconnues. Je me redressai. La pierre était immobile. Une mélopée gutturale et désincarnée s'éleva doucement, grave au début puis de plus en plus aigue, pour devenir insoutenable. Je me bouchai les oreilles comme je pus avec les paumes de mes mains. Je fus pris de vertiges.

Tout autour de moi la salle se mit à frémir avant de tourner à des vitesses vertigineuses. Les monstruosités de pierre s'animèrent, tout comme les glyphes. Des scènes retraçant des événements antédiliviens se déroulaient sous mes yeux, à travers les éons et les immensités interstellaires : combats, massacres, exodes. Je vis des scènes d'adoration et de sacrifices, des accouplements obscènes et je compris notre nature profonde, nos origines.

Les oreilles en sang et les yeux en larmes, j'hurlai de désespoir, ne pouvant admettre cette vérité indicible. Je sautai de l'autel, mais me réceptionnai mal et me brisai une cheville. Je ne sais pas combien de temps il me fallut pour retrouver le couloir d'accès et m'y traîner. Des jours sans doute. Mais son accès était désormais condamné. Mes maigres ressources en eau et en nourriture épuisée, et me sachant désormais condamné, je puisai dans mes dernières forces pour écrire dans ce carnet mes mésaventures.

Alors que j'écris ces dernières lignes, je ne peux hélas m'empêcher de trembler à l'idée que celui qui lira ce récit aura suivi le même trajet et qu'un sort aussi funeste l'attend. Certaines décisions ne devraient jamais être prises à la légère, surtout quand il y va de votre vie. Mais l'âme humaine est ainsi faite et la curiosité l'emporte toujours sur la raison. Il est de toute manière trop tard pour avoir des regrets. Il ne me reste plus qu'à assumer mes choix.

Howard Allan Bloch

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