Le rêve

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Je fais ce rêve régulièrement. Pas toutes les nuits, mais presque. Je suis assise sur la véranda en plein été : il fait si chaud que mon t-shirt colle à la peau. Le ciel est blanc, écrasé de soleil, et je suis aussi aveuglée que les cigales qui crient sous la brûlure de l’astre. Derrière moi, dans la maison, il y a l’ombre salutaire. Mais je ne veux pas m’y réfugier, car quelqu’un – quelque chose – m’attend. Quelqu’un qui n’est pas Yûichi, qui n’a rien à voir avec lui.

J’ai encore fait ce rêve hier. Les cigales hurlaient toujours, le ciel toujours aussi blanc et chaud que le halo d’une explosion nucléaire. Je tourne le dos à l’ombre. La pièce est divisée en deux : le monde du blanc aveuglant, et celui du noir frais et réconfortant. Une ligne de démarcation nette pose les limites de la rencontre entre ces deux belligérants. Il – ça – est assis juste derrière la ligne, je le sais, je le sens. Du coin de l’œil, je vois une longue main osseuse glisser sur la paille des tatami. Les ongles, très longs, très pointus, sont dirigés vers le haut. Ils tiennent une fleur, une unique tige de cosmos.

« Prends-le. C’est pour toi. », dit la voix, forcément rauque, forcément grinçante.

Il y a des jours où il n’y a rien. La main est simplement ouverte, comme un élastique détendu, abandonnée sur le tatami comme un jouet qui ne sert plus. Mais je sais que si je la touche, elle se mettra en mouvement, et que si je la tire pour voir à quoi elle est reliée, elle me tirera aussi, dans les ténèbres fraîches de la maison. Alors je reste là et j’attends. Je me réveille toujours rapidement. Yûichi est à côté de moi, ou non. Dans tous les cas, il dort toujours quand moi, j’ouvre les yeux. Je ne lui ai jamais parlé de ce rêve.

D’autres jours, la main m’amène d’autres objets. Un pain à la pâte de haricot à moitié mangé, une mini-bouteille de saké éventé. Un demi-sushi au tofu mariné couvert de fourmis. Une pièce de 10 yens rouillée. Je les prends et je dis merci, puis j’attends, sans les manger. Qui mangerait de telles choses ?

Un autre soir, la main n’est pas venue, et quand je me suis retournée, il n’y avait rien. J’ai dit, tout haut : « il n’y a rien ». Alors, du fond de la pièce enténébrée, la voix a résonné, répétant : « … rien ». Dès que je fais ce rêve, désormais, je sais que je ne suis jamais seule.

Cette nuit, j’ai été très malade. Mon ventre était une fournaise, une marmite de pierres de sauna brûlantes qu’un démon malveillant tronçonnait à la scie. Yûichi était rentré chez lui. Mais je n’étais pas seule, et comme de coutume, je me suis retrouvée dans le rêve. L’épouvantable souffrance, cela dit, ne me quittait pas. Elle m’avait poursuivie, même dans ce rêve où je m’étais réfugiée. Alors que je me tordais sur les tatami comme un serpent torturé par des gamins, j’ai senti une présence énorme, écrasante, tout près de moi, juste à la limite de l’ombre, dont je me suis rapprochée dans mes convulsions douloureuses. Malgré cela, je gémissais : « ...fait mal, fait mal... ».

C’est là que, soudain, j’ai vu cette immense chose blanche tomber du plafond, très lentement. Au début, ce n’était qu’un point, qui grossissait, grossissait... Qu’est-ce que c’était ? Lorsqu’elle est arrivée sur moi, me recouvrant entièrement, j’ai compris. Une couverture ? Non, un mouchoir en papier !

Quelque chose de puissant s’est abattu sur ma tête. J’ai sorti un œil de la couverture qui m’étouffait, et je l’ai vu.

Une gueule pleine de crocs, un poil aussi blanc que la lumière. Et deux yeux obliques et noirs, à l’air rusé, presque mauvais. Ce masque est si près, si grand, que je ne vois que lui. La voix si particulière que j’entends dans mon rêve qui répète comme une corde de shamisen mal accordé : « … fait mal, fait mal... ».

Et là, je me souviens.

J’étais encore étudiante, sans le sou, et malgré tout, j’ai voulu partir en week-end à Kyôto pour ne pas me retrouver seule pour la Golden Week. Je n’aurais pas pu trouver un pire moment, je sais. Mais il y avait les tickets de train au prix étudiant, et la perspective morne de me retrouver seule dans ma cité u pendant que le monde entier partait en vacances.

À Kyôto, il y avait trop de monde. Je me suis retrouvée à camper dans une auberge de jeunesse où il ne fallait pas laisser ses affaires, à partager une chambre avec deux backpapeuses coréennes (avec qui j’ai gardé contact). C’était avant Yûichi, sa voiture, et les facilités logistiques amenées par la perte d’indépendance. Finalement, je me suis retrouvée devant l’immense portique du sanctuaire Fushimi Inari à huit heures du matin. Il faisait déjà une chaleur écrasante, alors que l’été n’avait même pas commencé.

J’ai vite laissé le sanctuaire, ses hordes de touristes et ses colifichets pour m’enfoncer dans la montagne Inari. Il y a encore quelques années, personne n’y allait. Les touristes faisaient le tour du sanctuaire puis repartaient. C’est fini tout ça : aujourd’hui, même les sommets du fond sont fréquentés, et les touristes posent en yukata bon marché entre les portiques vermillon. Les maisons de thé sur le chemin, elles, ont fermé leurs portes, leurs tenanciers âgés incapables de se mettre à l’anglais.

Quelque part, au détour d’un chemin, une petite statuette du messager renard de la déesse gisait au sol, brisée. Qui l’avait renversée ? Le vent, un touriste maladroit ? Un fidèle en colère ? Je l’ai ramassée. Je n’avais pas de colle pour la réparer, alors, j’ai cherché un oratoire vide parmi les milliers de petites maisons alignées et après avoir astiqué l’intérieur avec un mouchoir, j’y ai déposé les débris, soigneusement. Je les ai recouverts d’un second mouchoir, et je l’ai tapoté de la main en disant, comme pour un petit enfant : « ça fait mal, hein ? ». Seules les oreilles dépassaient de ce futon improvisé.

J’avais oublié cet épisode. Il m’est revenu ce matin, lorsque je me suis réveillée. La douleur avait disparu, le souvenir de Yûichi aussi.

Les cadeaux bizarres que je recevais en rêve, c’était les offrandes que les gens laissent dans les oratoires des dieux mineurs au bord du chemin : une demi-bouteille de saké, une friandise à moitié croquée. Une pièce, parfois. Merci. Maintenant, je sais que je ne serais plus jamais seule.

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