Par-ci, par-là

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Je sais ce que tu penses.


Que j'ai l'air calme. Et c'est vrai : je le suis. Gentille, même.


Je ne l'aurais pas cru. Mais voilà, c'est arrivé...


C’était une journée de printemps banale. Les touristes avaient envahi Arcachon pour le pont de l'Ascension. Ma fille avait dix-huit mois. Ma petite. Elle a bien grandi depuis. Mais elle restera toujours mon bébé, tu sais ce que c’est. Nous sommes partis en balade avec Corentin, sa mère et Agathe, en poussette. Depuis les Abatilles, nous avons remonté jusqu’à la ville d’Hiver. Pour descendre dans la ville d’Eté, on passe par le parc Mauresque. Avec la poussette, c’était plus simple de prendre l’ascenseur. Donc, on traverse le parc, on patiente devant l’ascenseur avec les touristes. On papote. Un petit goût de vacances. Agathe babille tranquillement.

On monte dans l’ascenseur et quand il arrive au niveau de la ville d’Été, on sort avec les autres. Et là ! Plaf ! Une trombe d’eau nous tombe dessus ! Je n’y comprends rien. Mon bébé… Elle ne pleure même pas, tellement elle est choquée. Je revois encore ses petites billes toutes rondes. Son air perdu. J’étais à peine mouillée. Je commence juste à réaliser que, elle, elle est complètement trempée, qu’un type crie, en désignant les hauteurs du parc :

« C’est eux, là, les jeunes à moto ! Ils ont jeté de l’eau exprès ! »

Je me tourne dans la direction qu’il indique et je vois en effet un jeune qui en rejoint un autre sur une moto. Et deux autres qui partent à pieds.

Quelqu’un s’exclame, en colère :
« Il y en a un qui filmait ! Mais quelle bande de connards ! »


Tout le monde rouspète, s’indigne. Heureusement qu’on n’était pas là en touriste ! Agathe aurait passé la journée trempée ! Et si on avait été avec la grand-mère en fauteuil ? Bref, on décide de retourner à la maison. Il fait chaud, le trajet n'est pas long : Agathe ne va pas attraper froid. Je ressens de l’incompréhension. Je me demande comment on peut être aussi con. On essaie de comprendre le pourquoi du comment. J'imagine déjà des vidéos de notre fille tourner sur internet, et des commentaires débiles trouvant hilarant de choquer un bébé.

Quand on ressort du parc Mauresque, Corentin lâche :
« C’est eux. »

Je suis son regard jusqu’à un véhicule rouge garé le long du parc. Je distingue trois silhouettes dans l’habitacle. Là, j’ai basculé. Je le sais, car Corentin m’a dit après qu’il m’avait tenu le bras pour me retenir : « Non, arrête ». J’ai rien senti, rien entendu.

Je ne voyais qu’eux. La voiture.

J’ai avancé, laissant Corentin, sa mère et Agathe derrière moi.

Au niveau de la voiture, j’ai commencé à leur parler. C’est un peu confus. Je leur ai demandé si c’était eux. Ils ne répondaient pas. Ils regardaient droit devant. Trois ados. Mais au moins un d’entre eux devait avoir le permis, puisqu’il était derrière le volant.

Je leur ai dit que je travaillais dans une agence web. Que s’ils voulaient se moquer de ma fille en mettant en ligne leur vidéo, je les retrouverais. Qu’on avait une équipe de pro, qu’ils ne m’échapperaient pas. J’ai dit que mon père travaillait dans les renseignements. Que je les traquerais sans problème. Ils demeuraient toujours muets. J’ai essayé d’ouvrir la portière. Verrouillée. J’ai donné des coups de pied dans la carrosserie. Je les ai fixés. Je leur ai dit qu’avec leur gueule de puceau, ils n’auraient jamais de copines. Qu’ils auraient tout le temps de faire des vidéos de merde. Qu’ils ne se reproduiraient jamais. Et tant mieux pour l’humanité. J’ai encore essayé d’ouvrir la portière. Je voulais qu’ils sortent. Je voulais me battre. Les frapper. Putain, ils avaient touché à mon bébé ! Ils voulaient se moquer d’elle !

La fenêtre côté passager avant était ouverte. Sur le siège, il y avait un casque de moto. Je l’ai pris. Je l’ai lancé au-dessus des grilles du parc. Beau vol plané.

Et on est parti.

*****

  • Mais je ne comprends pas le rapport. M., tu n'as pas pris 20 ans pour avoir insulté des gosses et balancé un casque quand même ?
  • Non. Évidemment. C’est pour que tu aies le contexte. « Mon profil psychologique », comme ils disent. C'était il y a longtemps. Ces idiots d'ado sont peut-être parents maintenant. Ils ont compris, sûrement. Agathe a grandi. Elle a eu quinze ans... Je ne pouvais pas être toujours avec elle. Un jour, elle est rentrée avec le même regard choqué qu’à un an. Comme si elle ne comprenait pas ce qui se passait. Je l’ai prise dans mes bras. Elle a dit quelques mots. Un nom. Tu comprends ?
  • Malheureusement. (silence) Parfois, je crois qu'on a toutes connu ça.

Elles échangent un regard douloureux. La gardienne passe à côté d'elles en souriant. Pour les détenues, la bibliothèque est un des rares lieux de calme. M., qui conseille toujours des lectures intéressantes à sa co-détenue, reprend après quelques secondes, les yeux perdus dans les souvenirs :

  • Quand j'ai regardé ma grande fille, si fragile, j'ai compris. La rage que j'avais ressentie quand elle était petite, c'était mon corps qui s'entrainait. Ce soir-là, j'étais prête. Je savais quoi faire. Et surtout : je savais que j'en étais capable. Je n'ai rien dit à Corentin. Il fallait que quelqu'un soit là pour Agathe, si je me faisais prendre. Je savais que le type ne risquait rien. Que ce serait juste de la douleur et de l'humiliation pour mon bébé. Alors, j'ai contrôlé ma rage cette fois. Je la connaissais. J'ai réfléchi. Je l'ai observé. Je l'ai suivi. Je suis calme ET patiente quand il faut. Quand le moment s'est présenté, j'étais prête.

Elle marque une pause. L'autre femme ne dit rien, elle attend.

  • Les flics ont cherché... longtemps. Ils n'ont pas trouvé grand chose. Le type... Il est... Par-ci, par-là… Tu connais les sangliers. Ils ne sont pas difficiles.

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