Chapitre 9 : Tempestaires
La cohue avait laissé place à l’ordre. On était de nouveau en marche, abandonnant ce bout de terre que j’étais venu à considérer comme presque paradisiaque. J’étais à l’arrière de ma solide monture, Skjaldor tenait les rênes, les épaules crispées, le dos tendu. Sur les chariots les hommes avaient hissé les voiles et resserré les sangles. La cadence était soutenue, les animaux, nerveux, frappaient le sol de leurs sabots massifs, leur charge considérablement allégée par les voiles. On avançait avec une rapidité déconcertante, filant avec les vents du nord. Des regards inquiets se perdaient vers l’arrière, là où le danger s’abattait.
Le retour à la réalité avait été soudain et brutal. Aussi brutal qu’une tempête. Elle s’annonçait toujours par un frémissement, une odeur dans l’air, un goût sur les lèvres. Une tension invisible, presque imperceptible pour nous autres. Mais pas pour eux : les Tempestaires.
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L’un d’eux, une femme maigre, le visage marqué de tatouages indéchiffrables, avait débarqué sur notre camp. Elle avait quitté la yourte du Mingghan, traversé notre Bataillon et s’était fichée là, au centre de la Décade de Valdek. Elle avait levé la tête longtemps avant que les girouettes ne s’agitent, bien avant que les vents ne se lèvent, avant même que le ciel, étrangement clair, ne s’assombrisse, et que les animaux ne trépident. Ses globes fixés sur l’horizon captaient des signes invisibles. Comme si elle lisait un langage oublié dans l’air.
— Tempestaire, avait murmuré Valdek, la mine sombre. Il avait craché par terre comme si le mot avait un goût amer. Ces fous… un jour le vent réclamera leur âme.
Elle avançait parmi nous, et tous baissaient les yeux à son passage. Respect ? Peur ? Sans doute un peu des deux. Personne ne les approchait. Ils étaient différents, détachés du reste, comme d’un autre monde.
Il y avait au moins un Tempestaire par Secteur, parfois deux. Des chamans, des sorciers, des gardiens du souffle du monde, disait-on. Certains prétendaient qu'ils contrôlaient les vents.
De la magie ? Peut-être. Ce dont je fus témoins était pour le moins étrange.
La femme déambulait à travers notre cercle avec une lenteur calculée, sa longue corde à vent enroulée autour de ses épaules comme un serpent, un tambour à la taille.
Quand le vent avait commencé à se lever, elle s’était arrêtée, à une dizaine de pas de nous, toujours fixée sur l’horizon où des nuages lourds se formaient. Ce n’était pas la première tempête que nous affronterions, mais celle-ci semblait différente, elle portait les augures de quelque chose de plus terrifiant, plus imprévisible.
Le vétéran qu’on appelait Cyclope m’avait rejoint, son unique œil valide plissé de concentration, l’autre couvert d’un bandeau.
— Elle sent la tempête avant nous. Toujours. Elle guide. Sans elle, on serait poussière.
Je l’avais écouté, sceptique.
— Et cette corde ? Ce tambour ?
— C’est leur art, avait répondu Kyel, le visage couvert d’un foulard, ses yeux rivés sur la Tempestaire. La corde siffle dans les bourrasques, elle écoute. C’est un fil entre elle et les vents. Le tambour…
Elle s'interrompit, pointant du menton la sorcière qui, maintenant à genoux, posait lentement ses mains sur l’instrument.
— Tu verras bientôt…
Le vent avait commencé à rugir plus fort, il fouettait nos visages, faisait claquer les toiles de nos tentes. Les animaux s’agitaient, pressentant le danger. Mais la Tempestaire, elle, restait imperturbable.
De ses doigts, elle effleura son tambour. D’abord doucement, en rythme lent, un son presque inaudible, puis avec plus de force. Les coups, plus puissants, résonnaient, se mêlant aux premiers échos de la catastrophe. Elle avait levé la corde au-dessus de sa tête, et l’avait laissé flotter dans les courants qui s’intensifiaient. La corde dansait et sifflait des notes aiguës qui semblaient en décalage avec les roulements du tambour.
Et soudain, je compris. C’était plus qu’un simple rituel. Elle entrait en résonance avec la tempête, captait ses mouvements, son langage. Comme si elle se branchait sur le cœur du vent. Le grondement du ciel redoublait, et la Tempestaire commença à chanter. Loin d’une douce mélodie, c’était un chant sauvage qui se perdait dans le vacarme. Sa voix se fondait dans le vent. Autour de nous, tout le monde se préparait, s'exécutant au diapason. Le la avait été donné. On serrait les sangles des chariots, on s'assurait que les tentes soient bien fixées. Mais moi, je ne pouvais détacher mon regard d’elle. Tout comme Kyel.
Son expression était tendue quand elle marmonna :
— Faites qu’elle dompte son orgueil, comme la tempête.
— Comment ça ? demandai-je, intrigué par le ton cryptique qu’elle employait.
— On racontait une histoire chez moi…
Je voulais en savoir plus et levai un sourcil interrogateur vers elle. Elle se mura dans le silence.
Puis, sans prévenir, elle commença son histoire d’une voix nostalgique :
— Il y a longtemps, quand il n'y avait qu'une Cohorte qui sillonnait ces terres, vivait une Tempestaire nommée Tavchaï, la "Voix des Vents". On disait qu'aucun autre ne maîtrisait mieux la corde. Quand elle tendait son fil et chantait, les brises lui répondaient, les tempêtes dansaient sous ses ordres. Mais la fierté est un piège qu'on ne voit pas venir…
Kyel fit une pause, le ciel s’était noirci encore plus. Les premières gouttes glacées frappèrent nos peaux.
Je grelottai, toujours attentif quand elle reprit.
— Un jour, en traversant la Plaine d'Aralkum, Tavchaï défia Arav lui-même. Elle voulait prouver qu'elle pouvait commander non pas seulement au vent, mais à la terre, aux eaux, aux orages, aux ouragans, aux souffles qui brisent les montagnes. Elle tira trop fort sur sa corde. Beaucoup trop fort… Les bourrasques lui répondirent, d'abord par des murmures, puis par des hurlements. Le ciel s'assombrit, la tempête enfla, et son fil s'arqua sous une force qu'aucun mortel n'aurait dû invoquer. Elle voulut desserrer sa prise, mais il était trop tard.
Je déglutis, avant de demander :
— Et après ?
— On dit que le vent, furieux d'avoir été forcé, arracha la corde de ses mains. Tavchaï cria, mais son chant fut emporté. La tornade la frappa si fort qu'elle disparut, avalée par Arav. Certains racontent que son corps s'est écrasé au sommet des cimes écarlates, d'autres qu'elle est devenue elle-même un esprit du vent, condamnée à errer à jamais dans la tempête qu'elle avait réveillée. Et la tempête, elle… elle ne s'arrêta pas.
Les Aörochs s’étaient mis à piétiner nerveusement, tapant le sol de manière répétée. Je sentais les vibrations, mêlées au tumulte environnant et aux mots de Kyel, se transformer, grandir et se nouer dans mon ventre en une inquiétude sourde et irrationnelle.
Kyel continua d’un ton grave :
— Trois semaines durant, elle ravagea les plaines. Les yourtes furent soufflées, les troupeaux balayés. La Colline Rouge cracha du feu, puis la terre gronda, le sol craquela, des gouffres creusèrent la surface, les hommes furent avalés et les rivières déviées de leur lit. Lorsque le calme revint, il ne restait qu'un désert balafré, de cendres et d'os… Depuis, on dit que chaque fois qu'un vent sans maître siffle dans les cordes des Tempestaires, c'est Tavchaï qui revient chercher son fil perdu.
Autour, la tempête se déchaînait. Les bourrasques me faisaient vaciller. Des toiles, des vêtements, des lanières et des étendards s’envolaient. Mais à chaque coup de tambour, à chaque sifflement de la corde, la Tempestaire semblait converser avec la tempête, calmant l’atmosphère. Puis un silence soudain, troublant, tomba sur le camp. Elle s’était redressée lentement. Les paupières closes, elle respirait profondément. Le vent avait cessé presque instantanément. Pas un arrêt total, mais une accalmie temporaire, comme si l’orage avait été repoussé, juste assez pour nous laisser un répit. Avait-elle dompté son orgueil ?
Elle entonna une prière rapide et je tendis l'oreille.
Ô cendre et vent, mère et père,
Nous marchons sous vos yeux crevés.
Faites de nous les fils du destin,
Les flèches du feu, les bêtes sans remords.
Le monde a brûlé, mais nous brûlons plus fort.
Le monde a chuté, mais nous nous tenons debout.
Ô cendre et vent, buvez notre serment.
À peine sa supplication terminée, la femme s’était retournée, ses yeux gris, vastes comme le ciel et menaçants comme l’ouragan, plantés sur nous. Je tressaillis.
— Les portes de Mös sont ouvertes. Kharsalki, elle arrive. Dans deux heures, du nord au sud-ouest. Nous devons partir, ou elle nous emportera.
Elle grimpa sur sa monture, traversa notre cercle et regagna à toute allure la tente du Mingghan. Presque aussitôt, du centre de notre Secteur, l’officier fit sonner le cor. Puis, les Jagüns firent frapper les tambours en cadence, et enfin, les Arban sifflèrent leurs ordres. La fourmilière s’agita frénétiquement.
Au signal nous avions plié le camp en un temps record, chacun sachant ce qu’il avait à faire. Tout avait été emballé, harnaché, et la Cohorte s’était remise en marche. On aurait dit une meute traquée fuyant des nuages semblables à des bêtes affamées. Nous traversions la plaine en ligne dispersée, un Bataillon après l’autre, un fracas lointain dans notre dos. Peut-être que les vents parlaient vraiment à ceux qui savaient les écouter.
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