Chapitre 10 : Vestiges

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Un jour, Arav ouvrit la main,

Et le monde sombra dans l'oubli.

Le ciel hurla, le sol cracha,

L'eau noya, le feu dévora.

Les faibles tombèrent, les lâches prièrent,

Mais Arav ne les vit pas.

Car Dieu aime ceux qui marchent,

Dieu aime ceux qui prennent.

Un jour, Arav referma la main,

Et seuls restaient ceux qui savaient.

Ceux qui avaient couru sous l'orage,

Ceux qui avaient bu la tempête à la coupe.

Ils levèrent les yeux et virent l'horizon,

Nu, vaste, offert à eux.

Et ils marchèrent, marchèrent encore,

Sans fin, sans peur, jusqu'au bout du temps.

La fin d’un monde, le début du nôtre.


Cantique du Déluge.



 On filait plein sud à travers la région de Mare. La route s'étirait, implacable, inconnue, avec ce foutu "enfer bleu" à notre gauche : la mer. Une quantité d’eau comme je n’en avais jamais vu auparavant. Une immensité liquide, sauvage et déchaînée, avalée par un ciel lourd, et s’abattant sur la côte telle une bête vorace. Cela faisait des jours maintenant qu’on avait fui l’ouragan et quitté l’îlot fertile, ce coin d'illusion tranquille au milieu du chaos.

 La Cohorte progressait vite, parfois trente kilomètres en une journée, parfois jusqu’au double si le terrain nous épargnait et que les vents nous portaient. Dernièrement ils nous avaient poussé avec force, et depuis… depuis, tout avait changé. Les visages, l'atmosphère, les dynamiques entre nous.

 On galopait sur nos animaux comme si on était nés avec eux sous nos fesses. D’ailleurs, certains bleus des plus agiles étaient déjà passés sur des Truches. Ces sales bêtes rapides et imprévisibles, capables de franchir des terrains difficiles pour nos Aörochs. Chez nous, c’était Mira et Théo qui enfourchaient ces créatures du diable. Heureusement pour moi, j’avais montré un certain talent avec les buffles.

 L’apprentissage n’était jamais terminé. On commençait à vraiment comprendre le jeu des cors, des tambours et des sifflets qui rythmaient les manœuvres. Le combat monté s’infusait progressivement dans nos muscles. Les courbatures dans les jambes, les douleurs dans les épaules, le vent sur nos visages, le bruit lorsqu’on fendait l’air, le son des fouets et les claquements magnétiques. Autant de marqueurs du savoir qu’on emmagasinait rapidement. Les harnais aimantés étaient une bénédiction : un claquement sec, et on pouvait détacher nos bêtes des chariots et les enfourcher en un instant. Efficace. Rapide.

 Valdek menait ces exercices avec la précision d’un vieux loup. Ses sifflets donnaient l’ordre de se déployer, de se regrouper, de changer de monture en pleine course, ou de se coordonner avec d’autres Décades.

 Derrière lui, Isadora était attentive, sa compréhension de la stratégie était remarquable. Elle savait faire preuve d'une vision d’ensemble, comme si elle était dotée des yeux d’un aigle. Elle savait instinctivement quelle formation adopter en fonction de la situation.

 Avec les lames c’était toujours Mira, cette furie silencieuse, qui se distinguait. Valdek semblait pousser ces deux femmes plus que les autres. Sans surprise. Elles avaient un potentiel énorme. Le genre qu’il appréciait. Par contre, il encensait également Kyel, qui, elle, n’avait pas vraiment de talent particulier. Si ce n’était de savoir quand le rejoindre sous sa tente.

 Moi, je faisais ce que je pouvais pour suivre, en me disant que survivre à cet enfer quotidien était déjà une victoire en soi.

 La vie était devenue une routine bien maîtrisée : s’entraîner, chevaucher, monter le camp, défaire le camp, et recommencer. On se fondait dans le paysage changeant, comme les saisons elles-mêmes.

 Le paysage... il parlait, lui aussi, d’un passé lointain. Les terres de glace étaient loin derrière nous, maintenant. À l'est, la grande mer indomptable nous accompagnait, comme un murmure de fin du monde, brisant les côtes dans une rage sourde.

 Parfois, on apercevait des ruines, des vestiges des hommes d’avant, du temps qui passe. Certains de ces souvenirs, des carcasses métalliques, semblaient avoir été de longues tours s’étirant vers les cieux. Mais aujourd’hui leurs squelettes désossés étaient enfouis sous des monticules de terre, de sable et de poussière. Il y avait aussi ces étranges restes aux formes allongées, échoués sur le sol. Le vent qui se glissait dans leurs entrailles faisait hurler leurs parois rouillées et délabrées. On en voyait de toutes les tailles et certains frôlaient la démesure. Mon village entier aurait facilement tenu dans les plus grands de ces monstres de métal. On racontait que c'étaient les traîneaux des mers des hommes d’autrefois. Mais j’imaginais mal quiconque s’aventurer sur cet enfer bleu, encore moins à bord de ces titans. Ce qu’ils faisaient là, ce qu’ils avaient laissé derrière eux, tout ça n’était plus qu’un mystère. Rien que des souvenirs engloutis, des stigmates d’antan.

 Certains lançaient des théories, d'autres se contentaient de hausser les épaules. Moi ? Je ne savais pas très bien ce qui avait mis fin à leur monde. On entendait tout et n’importe quoi ici. Le vrai pouvait très bien se cacher dans ces élucubrations, mais le faux, lui, y était indubitablement. Entre les armes cataclysmiques, les catastrophes climatiques ou la simple nature humaine, les chemins qui l'avaient conduite à sa perte étaient infinis. Peu importait, ça avait été la fin d’une civilisation, la fin d’un âge. Un âge qu’on appelait le temps des hommes de verre. Leur technologie avancée semblait avoir brillé, mais ils avaient finalement été brisés, si fragiles.



 Alors que nous longions une série de vestiges, je vis Mira ralentir sa Truche. Ses yeux fixaient ce qui restait d’une tour effondrée, mi-enterrée dans le sol. Théo la rejoignit, curieux comme toujours.

 — Tu crois qu'ils étaient aussi paumés que nous ?

 Mira ne répondit pas. Elle se contenta de plisser les paupières, sa mâchoire crispée, comme si ces ruines lui rappelaient quelque chose de trop douloureux.

 Aiden, qui pionçait à l’arrière du chariot, avait été réveillé par un nid de poule qui l’avait violemment secoué.

 — Curieux de savoir ce qu’ils bouffaient, lâcha-t-il, laconique, alors qu’il se frottait la tête.

 À ces mots, je vis Falgrim s’exciter. Il se redressa sur le chariot et, à moitié penché dans le vide, il scrutait les vestiges comme autant de mets délicieux.

 — Oh oui ! Des montagnes de vers, trempés dans du lait d’Aöroch !

 Je levai les yeux au ciel devant ce manque frappant de créativité.

 — Imbécile, c’est déjà ce qu’on bouffe, soufflai-je du haut de ma monture.

 — Laisse le imaginer ce qu’il veut, me sermonna la Fleur de Lys.

 Elle avait posé une main sur l’épaule de l’idiot.

 — Et des herbes aux saveurs variées, lui adressa-t-elle avec un franc sourire.

 — Des herbes ? Oh non, non, fit Falgrim grimaçant. De la viande !

 Le fait qu’il rembarra Élise si spontanément et innocemment déclencha une série de rires dans l’unité. Même Micky, perché à l’avant de son immense Aöroch aux cornes en spirales, pouffa silencieusement. Seule Kyel, concentrée à diriger l’embarcation, s’abstint de réagir.

 Devant moi, Skjaldor fit résonner sa voix grave.

 — De la viande, oui ! Bien dit mon ami !

 Et il s'esclaffa, toujours de ce rire aigu si surprenant.

 — Vous vous excitez beaucoup trop pour un tas de pierres, tacla Isa.

 — Pierres ou pas, elles ont tenu plus que les hommes qui les ont construites, remarqua timidement Élise.

 — Si ce n’est que ça, elles ne valent pas mieux qu’eux, répliqua Isadora.

 Bien que je me sois habitué à son masque, son ton me surprit. Son regard était fixé droit devant, indifférent aux vestiges. Comme si elle avait vu ça trop de fois. Comme si elle avait déjà tout compris et qu’elle n’avait nul besoin des souvenirs d'un monde brisé pour en tirer des leçons.

 D’un claquement de fouet elle fit accélérer son Aöroch et, Micky et elle s’éloignèrent de la caravane.

 — Elle nous juge, tout le temps, avait lâché Kyel d’un ton apitoyé et plein de sous-entendus.

 Un long silence suivit sa remarque. Son inflexion me dérangeait, elle ne faisait que renforcer cette conviction grandissante qui me poussait à croire que cette Kyel était hypocrite. J’avais ce sentiment qu’elle jouait une étrange et habile partition de manipulation. Comme si chacune des ses interventions calculées, des ses intéractions contrôlées, était destinée à nous tromper. J’avais même cru discerner un rictus sur sa tronche emmitouflé, appuyant mon ressenti.

 — Ouai, ça me gonfle, elle nous juge dès qu’elle peut, pesta Aiden en s’adressant à Élise.

 — Comme ces ruines, répondit cette dernière en fixant les décombres.

 — Tu te trompes. C’est pas les ruines qui nous jugent. C’est le monde entier qui attend de voir si on va refaire les mêmes erreurs.

 Ces paroles énigmatiques avaient été prononcées par Valdek. L’Arban nous avait rejoints, sans doute pour nous convoquer à l’un de ses entraînements.

 Dans le silence qui s'ensuivit, on entendit les vagues se briser sur les récifs.

 — Comment ça ?

 — Et bien tu vois, p’tite Fleur, ils ont pas su suivre le mouvement. Et le mouvement c’est la vie, tout le monde le sait ! Cette race d’homme s’est empêtrée dans une immobilité totale, ça l’a rendu incapable de réagir. Fossilisés comme ces pierres. En tout cas, c’est ce que je pense. Une vie sédentaire, quelle folie, t’as rien de bon là-dedans !

 Un des hommes de Valdek marchait à nos côtés en fredonnant. Valdek le pointa du menton.

 — Il a raison. Tout est dit dans l’hymne du Jugement :

     Pleurez, cendres ! Hurlez, vents !

     Vos murs tombent, vos toits brûlent.

     Arav rugit, le sol s'ouvre,

     La mer monte, les cités s'écroulent.

     L'ancien monde n'était que mensonge,

     Hommes mous, âmes courbées.

     Le feu est venu comme l'orage,

     L'eau a lavé leur lâcheté.

     Des pleurs, des cris, des mains tendues,

     Mais qui aurait pitié des faibles ?

     Dieu a tranché, Dieu a offert,

     La terre à ceux qui savent la prendre.

     Marchez, Cohorte ! Prenez tout !

     Nul ne doit clouer ses pieds.

     La route est droite, la route est vive,

     Le sédentaire est un mort-né.

     Loué soit l'orage qui nous guide,

     Loué soit le vent qui nous porte.

     Tout ce qui stagne doit périr,

     Tout ce qui plie doit être fauché.

 Il bomba le torse. Il s’apprêtait à continuer sur un discours vantant la grandeur de la Cohorte et tout ce blabla là qu’il aimait tant nous servir comme des leçons de vie. De la propagande si vous préférez. Cette tendance avait eu le don de m’agacer à de multiples reprises, cependant, avec du temps, et de la résignation, j’avais su m’y accommoder. Je n’écoutais plus. J’entendais, ça et là, sa voix surgir au milieu de mes pensées ; “pas adapté”, blabla “héritage”, blablabla “notre fondateur, premier Marcheur” ; autant de mots parasites qui venaient embrumer mon esprit.

 Les ruines soulevaient plus de questions que de réponses, et ça, je m’en méfiais. Je préférais ne pas trop y penser, cela ne me concernait pas. Moi je ne vivais pas dans ce monde d’antan, mais bien dans celui-ci. Tout aussi fragile. Ce monde où la faim me tiraillait sans cesse. Ce monde sans pitié où l’homme est un monstre pour l’homme, et où les monstres sont… et bien, des monstres.

 Ici, quand ce n'est pas le froid qui te ronge les os, c’est la chaleur qui t’asphyxie. Quand c’est pas le sable qui te colle à la peau, c’est le sel. Et quand c’est pas le vent qui te balaye, ce sont les ordres qui t’écrasent. Bref, ce monde était bien suffisant pour accaparer mes préoccupations. Alors celui d’avant, on verra une prochaine fois.

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