Chapitre 11 : La goutte de trop (Partie 1)

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 J’avais dégainé mon carnet, prêt à noter ce que j’avais sous les yeux. Le vent, comme toujours, soufflait fort près de cet enfer bleu qui grondait à l'est, m’arrachant presque les pages des doigts. L’air marin s’accrochait à nos poumons comme un crabe à son rocher. Je frottai la mine de mon crayon contre la semelle de ma botte. D’une main tremblante, je maintenais mon cahier sur l'épaisse nuque de ma monture et de l’autre, j’essayais d’écrire, relisant au passage mes dernières annotations.

 Depuis des semaines, des choses s’étaient produites. Des choses que je…

 Une rafale fit défiler les pages sous mes doigts. Ah, tiens… cette page, noircie de ratures… Ce jour… ce jour, en particulier. Un événement qui fut le catalyseur d’un point de bascule, d’une rupture qui laissa des traces : notre première vraie mission.



 Ce matin-là, nous étions encore en train de nous équiper lorsque l’ordre tomba :

 — Récupération et surveillance.

 Des mots creux. Une mission sans éclat. Rien d'exceptionnel en apparence, mais les mots, parfois, cachent des gouffres. On ne nous expliqua rien de plus. Juste un point sur la carte, situé un peu plus à l’intérieur des terres. C’est ainsi, uniquement accompagné de la Décade de Valdek, que l’on quitta pour la première fois le Secteur et la sécurité illusoire offerte par ses colonnes.

 On chevaucha nos montures pendant quatre heures sous une chaleur harassante. L’enfer bleu se déchaînait maintenant loin dans nos dos, mais nul ne se doutait que l’enfer, le vrai, se trouvait en face de nous. Et nous étions en route pour lui offrir nos âmes. À l’horizon, des colonnes de fumée s’élevaient pour se fondre dans l’épais lit nuageux du ciel. L’atmosphère se chargea d’appréhension. Les plus nerveux serraient leurs armes. D’autres, comme moi, attendaient simplement de voir ce qui nous attendait.

 Quand on arriva à proximité, on comprit.

 Un… village ? Du moins, ce qu’il en restait.

 Il était en ruine. Des cendres flottaient dans l’air et une odeur de chair brûlée s’accrochait à nos narines. Quelques corps gisaient, mutilés, éventrés.

 Skjaldor descendit de sa monture en premier, la mâchoire crispée.

 — Charognards.

 Aiden s’approcha d’un cadavre, une main sur la bouche.

 — On est censés faire quoi ?

 Cyclope répondit d’un ton froid.

 — Ce qu’on nous a ordonné. Récupérez tout ce qui peut l’être.

 On trouva des survivants. Certains blessés, d’autres à l’agonie.

 Valdek ne laissa aucune place au doute.

 — Achevez-les.

 Personne ne bougea.

 Il nous toisa, l’ombre d’un sourire cruel sur les lèvres.

 — Vous pensez être soldat ? Alors prouvez-le.

 On passa la journée à fouiller, récupérer ce qui avait été laissé dans la hâte par les Charognards pouvant être utile, et à… à achever ceux qui agonisaient encore. Certains hésitèrent et pleurèrent en frappant. D’autres n’eurent pas cette faiblesse et frappèrent sans émotion. Je ne saurais dire qui exactement. Nous ne pouvions même pas nous regarder. La honte nous étreignait, nous broyait, nous enfermait dans une nuit solitaire sans issue. Seule restait notre conscience suppliciée qui cherchait vainement une échappatoire à l'ignominie.

 Quand nous repartîmes, nous portions l’odeur de la mort sur nous. L’odeur de la honte et du crime, aussi. Mission de récupération… Collecteurs de vie était plus adapté. Des charognards, à leur manière. Mais nous, au moins, on finissait le travail.

 Le retour au camp monté par le Secteur se fit en silence.

 Personne ne trouvait les mots pour briser ce que nous venions de vivre. Même Isadora, si prompte à fanfaronner, restait figée, les yeux rivés sur un point invisible. Le sang avait pénétré nos vêtements, nos pensées, notre avenir.

 Micky, lui, n’avait rien à purger, il était le seul à ne pas sembler troublé.

 Il nettoyait son arme avec une minutie presque religieuse.

 — C'est ça, être Thàrss. On s’y habitue, finit-il par dire d’une voix cafardeuse.

 Ce fut la seule phrase de la soirée.

 Les jours suivants furent silencieux. Certains s’isolèrent. D’autres regardaient leurs mains comme si elles ne leur appartenaient plus.

 Moi ? J’écrivais. J’écrivais pour ne pas penser. Pour que l’encre absorbe ce que mes tripes refusaient de digérer. Je noircissais les pages de mon carnet. Mais aucun mot n’était à la hauteur. Aucun ne pouvait vraiment laver ce que j’avais fait. Au fond, j’étais brisé, et si ce n’avait été pour l’arrêt suivant, j’aurais très certainement continué à glisser. Glisser plus loin, plus profondément, dans une chute sans fin vers les abîmes de mon être.

 Nous avons laissé derrière nous un village qui n'était plus qu'un tombeau. Trois jours plus tard, nous avons vu un autre amas de bâtisses, et nos cœurs ont sursauté. Était-ce encore un cimetière ?

 Non. Un village qui respirait encore. Certes pas fort, pas franchement, il était pauvre et lamentable, mais debout. Ceux qui le peuplaient étaient en piteux état. Misérables, nous en conviendrons, mais vivants. Première trace de vie humaine que nous croisions depuis que j’avais quitté mon village natal. Ça faisait quoi, trois mois ? Peut-être plus, peut-être moins. Mais suffisamment longtemps pour que je finisse par croire qu’en dehors de nos rangs, il n’y avait plus rien que des cendres et des cadavres.

 Les gens ici vivaient comme s’ils n’avaient jamais entendu parler du monde extérieur. Bien sûr, ils connaissaient la Cohorte, car même le plus paumé des trous paumés savait pour la Cohorte. D’après Valdek. Une pensée vint à moi : vivement qu’on soit une Décade autonome, que je n'ai plus à me farcir ses discours pompeux.

 Enfin bon, les miséreux étaient ravis de notre passage dans leur taudis. Des sourires nourrissants, des échanges apaisants et quelques marchandises troquées contre de la viande séchée et des peaux. Ils disposaient d'une petite source d’eau, ce qui était déjà exceptionnel compte tenu de leur situation générale. Nous avions ainsi pu refaire nos stocks, remplissant pleinement nos gourdes, et d’un quart notre réserve en céramique. Vu la rareté du produit, je me félicitais du choix des animaux de la Cohorte. Que notre cheptel soit si peu demandeur de cette ressource, ça tenait du miracle. Et c’était tant mieux. Sans ça, nous serions probablement déjà des tas d’os étendus dans la poussière.

 Nous étions restés chez ces gens seulement deux nuits. Ça avait été un répit, certes bref, mais bienvenu, pour moi aussi, après l’horreur absolue de ce que nous avions fait. Accueilli, par certains, comme une possibilité de rédemption.

 Aiden avait montré son côté touche à tout là-bas. Le premier jour, il avait réparé des toitures et amélioré le système pour puiser de l’eau en bricolant une sorte de filtre avec des bouts de peaux. Le deuxième jour et l’entièreté de la nuit suivante, avec l’assistance de Théo, il avait même nettoyé et agrandi la fosse septique.

 Théo, qui n’avait de cesse de geindre :

 — Si seulement on était arrivés plus tôt l’autre fois…

 — Et alors quoi ? lui avais-je demandé.

 — La Cohorte apporte l’ordre, et la sécurité, répétait-il comme une litanie.

 Foutaises. Tout ce que j’avais vu, moi, c’était le danger, constamment, le chaos et la ruine, partout. Ou presque. Mais lui, il ressassait, tournait en boucle dans une sorte de rêverie idéaliste. Théo s’accrochait à cette idée comme un noyé agrippe un bout de bois. Un bout de bois ne sauve personne en pleine tempête…

 Il dépensait toute son énergie, avec Aiden, à réparer des erreurs qui n’étaient pas les nôtres. Comme si cela effacerait la culpabilité d’avoir ôté des vies innocentes, d’avoir plongé nos piques dans la chair d’inconnus agonisants. Certains avaient, à mon grand dam et du bout de leurs lèvres tremblantes, imploré pour une aide qu’il nous était interdit d’offrir. Autrement, je veux dire, que sous la forme de l’ultime délivrance. Un aller simple pour le Grand Voyage.

 Au moins, pour eux les ennuis étaient terminés.

 Je crois qu’Élise aussi avait eu besoin de se laver de ses péchés. Elle s’était occupée de servir la soupe aux miséreux, allant même jusqu’à apporter des portions à ceux qui ne pouvaient se déplacer. Falgrim aussi avait voulu aider aux travaux de construction, mais le pauvre gars avait beau être costaud et volontaire, il n’avait pas la finesse dans les mains. Et puis, soyons honnête, Aiden n’avait pas vraiment besoin d’eux. Il aurait pu tout faire seul. J’avais l’impression de le voir dans son élément pour la première fois. Il affichait cette mine satisfaite. Je me disais alors qu’il était fait pour ce genre de vie, mais pas pour celle de la Cohorte ; à moins, bien sûr, qu’il y ait un moyen intelligent de mettre ses capacités à notre disposition.

Ce mot m'avait échappé : “notre ” ? Bon sang, je me rappelais de cet instant, je m’étais violemment mordu l’intérieur de la joue. De rage et de dégoût, pour me prouver que je pouvais encore être autre chose que ce qu'ils faisaient de moi. Depuis quand avais-je commencé à me considérer comme faisant partie de cette armée ? Ces événements me changeaient. En bien ou en mal, je l’ignorais. Mais je pouvais, sans l’ombre d’un doute, sentir une transformation s’opérer en mon fort intérieur.

 C’est ainsi altérés que nous nous étions remis en route vers le soleil de midi. Le désert intérieur qui jusque-là accompagnait notre droite, cédait maintenant la place à un récif montagneux. Un véritable labyrinthe de grottes et de falaises.

 Quelques recrues supplémentaires, une dizaine de pouilleux, maigres et silencieux, les joues creusées par la faim, étaient venues étoffer les effectifs du Bataillon. On leur avait servi le fameux discours sur la “glorieuse providence” et la “main divine d'Arav”… Ce blabla sur l’honneur, l’appel sacré censé élever notre existence, et toute cette foutaise qui nous exhortait à “mourir avec bravoure si Arav l'ordonne”.

 Ils avaient écouté. Certains avaient hoché la tête les yeux brillants, d’autres s’étaient contentés de fixer leurs chaussures. D’autres encore avaient simplement retenu leurs ventres creux et accepté l’illusion qu’ils avaient le choix. Mais bon. Comme c’est “pour la grandeur de notre empire” et pour “atteindre l’éternité”, alors soit, allons-y… Bienvenue à vous chers camarades, cadavres ambulants. Joignez-vous donc à nous, dans cette marche aux côtés de l’ombre fidèle. Certains souriaient même. Combien de temps il leur faudrait avant que ce sourire ne se fige ?

 Et ainsi nous marchions. Un pied devant l’autre. Encore. Toujours.

 Puis il y eut les rumeurs. Des menaces, des chimères, quelques éclaireurs disparus, des histoires de pillards. Rien de bien concret mais suffisant pour garder tout le monde sous pression. Isadora, elle, semblait s’impatienter, comme si tout ce calme était une sorte de mise en scène avant l’inévitable tempête. Et elle avait peut-être raison. Elle n’était pas la seule, en observant plus finement mes camarades je m’étais rendu compte que tout ceux qui avaient des instincts aiguisés étaient tendus. Skjaldor scrutait chaque détail de notre environnement avec une attention décuplée et, à l’orée d’un bois, je l’avais observé frôlant la crise de nerf. Lorsque nous le traversions, Mira avait gardé la main au fourreau, prête à dégainer, et Micky avait laissé tomber son sourire habituel, ce n’était vraiment pas bon signe. Même moi j’avais senti que quelque chose allait se produire.

 L'air changea.

 Sur notre droite la végétation était devenue plus rare, les troncs plus noueux. Puis, soudain, une clairière scindait le bois en deux. La terre y était craquelée, comme brûlée par un feu invisible. Des herbes rachitiques pointaient çà et là, leurs feuilles noires et recroquevillées. À l'horizon, une lueur étrange filtrait à travers les nuages, teintant l'air d'un vert maladif.

 Skjaldor s'arrêta net. Il pointa du doigt une carcasse d'animal, rongée par des taches noires et couvertes de champignons.

 — Cette terre est maudite, grogna-t-il. Les hommes de verre l'ont empoisonnée. Rester trop longtemps, c'est la mort.

 On ne devait pas s'attarder.

 Nous avancions avec précaution, gardant à distance cette zone maudite. Nos pas semblaient réveiller quelque chose d'invisible. Une odeur âcre flottait dans l'air. Un mélange de métal brûlé et de pourriture. Comme une odeur de fin du monde.

 Falgrim frissonna.

 — Ça pue la mort, marmonna-t-il.

 — Pas la mort, corrigea Valdek, les dents serrées. Quelque chose de bien pire.

 Un frisson me parcourut l'échine.

 — J’connais pas vraiment la nature du mal qui ronge ces terres, reprit-il l’air renfrogné. Mais des zones comme ça y’en plus d’une. Tout ce que je sais, c’est qu'il faut pas y rester trop longtemps. C’est que ça rend malade et te tue sans te toucher, ajouta-t-il en partant à l’avant de notre formation.

 Au loin, à la jonction entre la clairière et les montagnes, une structure métallique émergeait du sol, ses contours déformés par la rouille et le temps. Un vestige des hommes de verre. Ici aussi, mais dans cette terre maudite, elle semblait presque vivante, comme si elle attendait que quelqu'un s'approche trop près pour l’engloutir.

 L'inquiétude se resserra autour de nous comme un étau.

 Puis, enfin, la forêt s'ouvrit.

 Alors que l’on s’en extirpait, nous fûmes saisis par le spectacle qui se dressait devant nous. En face, tel un obstacle, un roc imposant bordé de collines aux reflets chatoyants. Un géant de pierre, jusqu’ici dissimulé par les arbres. Il paraissait endormi, emmitouflé dans cette couverture minérale qui, par endroits, recouvrait presque de moitié ses flancs. Ses arêtes abruptes se retrouvaient enfermées par ces reliefs d’apparats qui lui offraient une allure singulière.

 — Oh, on ralentit, s’était étonné Falgrim, stoppant son sifflotement inapproprié.

 — Y a un souci, regardez.

 Skjaldor avait pointé le détachement devant nous. Valdek arrivait à pleine vitesse.

 — Stop, stop ! cria ce dernier.

 — Que se passe-t-il ? lui demanda Isa.

 — On suivait le chemin habituel, vers cette embouchure qu’aurait jamais dû poser problème…

 — Et ? s’interrogea Théo.

 — Et bah, elle pose problème tiens !

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