Chapitre 8 : Fractale (Partie 2)
Cette nuit-là, le ciel était suffisamment dégagé pour que la douce lumière des astres illumine notre chemin d’une lueur blanche et nette. Signe que demain ne serait pas une journée brumeuse. Je voyais l’aube pointer le bout de son nez. Isadora marchait devant moi. Je distinguais le bout de ses doigts qui frôlaient parfois la roche, cherchant un appui sans y penser. Elle avançait avec aisance, comme si elle connaissait chaque pierre sous ses pas.
Une fois arrivée au sommet, elle s’arrêta et tourna légèrement la tête.
— Regarde, murmura-t-elle.
Elle désignait l’armée qui s’étendait sous nos pieds. Je compris pourquoi elle m’avait emmené ici. D’en haut, notre Bataillon et d’autres s’étendaient à perte de vue. Des tentes alignées en cercles presque parfaits, des animaux calmes, des feux dans la pénombre. De là-haut, on aurait presque dit une peinture, une toile paisible et ordonnée. D’une précision que je n’avais jamais vraiment remarquée jusqu’à présent.
Elle se tourna vers moi, une mèche blonde flottait devant son visage. Du bout des doigts elle la plaça gracieusement derrière son oreille et m’adressa un délicat sourire que je ne pus m’empêcher de lui retourner.
— L’organisation… Ça. C’est ce qui nous garde en vie.
Je restais muet, j’observais l’étendue de cette armée nomade. Tout était aligné comme les pièces d’un immense jeu d’échecs.
— Regarde bien. Chaque Bataillon est espacé d’un kilomètre et demi de l’autre, mais tous sont reliés logiquement.
Elle pointa son index vers le centre, où une tente légèrement plus grande se dressait, visible même à cette distance.
— Ça, c’est le Mingghan.
— Le chef de mille ?
— Oui. Le chef du Secteur Mercur. Il commande dix Bataillons. Et chacun de ces Bataillons est disposé en cercle autour de lui. Comme les rayons d’un soleil, chacun situé à 500 mètres de ce centre vital qu’il faut à tout prix protéger.
Elle marqua une pause et tourna vers moi des yeux plissés, comme si elle évaluait ma compréhension.
Je hochai la tête en silence. L’idée était claire, mais la complexité de ce système me dépassait encore.
— Ils doivent être important ces Mingghans pour être au cœur de tout ce dispositif ?
— Tu crois pas si bien dire, leur fonction est primordiale à la survie de la Cohorte. Ils font partie de l’élite.
Puis je songeais.
— Quelque chose à voir avec ton surnom ? Mingghi ?
Isadora ignora ma question, son regard s’éloigna vers l’horizon.
— Et c’est la même chose à tous les niveaux. Tiens, ici, c’est notre Bataillon, elle désignait un des cercles en bas à l’ouest de notre position. Le Jagün, lui aussi, est au centre de ses hommes. Sa tente est toujours au cœur, entourée des dix Décades qui forment son Bataillon.
Je pensais un instant à ce foutu Jagün, son air patibulaire souligné par des dents jaunes, sa voix méprisante et ses petites mirettes dédaigneuses. Je n’avais vu cette ordure prétentieuse qu’une seule fois et pourtant le souvenir restait brûlant. Je claquai la langue sur mon palais et formulai le souhait d’avoir affaire à cet homme le moins souvent possible. Toutefois, la colère qui me gagnait s’évapora alors que je me reconcentrai sur l’immensité qui s’étalait sous mes yeux. Ce schéma répété.
— Une structure fractale.
— C’est ça. À chaque échelle, tu trouves la même disposition, comme si on répliquait un motif à l’infini.
Partout où je posais le regard, je voyais cette répétition. Les cercles parfaits de tentes, les chariots en formation, les enclos, même les silhouettes des soldats qui allaient et venaient semblaient suivre un rythme précis, presque hypnotique.
— Donc c’est pareil pour la Cohorte au complet ?
— Les dix mille sont rarement ensemble au même endroit. Mais lorsque c’est le cas, oui, c’est pareil. C’est même d’autant plus parlant. Les noms de nos Secteurs…
Elle leva une paume vers le ciel.
— Ils sont empruntés au système solaire.
— Qu’est-ce que c’est ?
— On dit que notre planète est une étoile et qu’il existe de nombreuses étoiles comme la nôtre dans le grand vide céleste. Mais ce qu’on appelle le système solaire, ce sont les planètes qui tournent autour du Soleil.
Je m’émerveillai un instant de la beauté d’une rare nuit étoilée.
— Alors Mercur est une de ces planètes ? demandai-je la nuque pliée en arrière.
— Oui. Les autres sont : Terra, Marz, Cérès, Pluto, Jovian, Uran, Vénusar, Saturna et Neptina. Et le Soleil au centre, le Tumen de notre Cohorte. Yavgan Tsereg.
Sa voix s’éteignit presque en prononçant ce nom. Puis, songeuse, elle chuchota :
— Un homme redoutable…
Je captais une note indéfinissable dans son ton. Du respect ? De la crainte ? Quelque chose entre les deux.
Je l’extirpai de ses pensées.
— Et le reste de la Cohorte ? Les autres Secteurs, ils sont où ?
— En grande partie devant, j’imagine, et un peu derrière.
J’étirai mon cou et tournai la tête dans tous les sens.
— Tu ne les verras pas. Comme ces planètes, ils sont à des distances précises. Chaque Secteur est éloigné d’au moins quatre-vingts kilomètres, parfois bien plus.
Je levai un sourcil et elle comprit mon questionnement.
— On fait ça pour deux raisons. D’abord, ça nous protège. On est assez dispersés pour éviter la propagation de maladies et garder un minimum d’espace vital, mais jamais trop loin, pour qu’on puisse se soutenir, ni trop peu nombreux, pour qu’on puisse se défendre. Ensuite, ça nous évite de nous perdre dans ce foutu désert en maintenant une chaîne de communication. On suit toujours le Secteur devant nous, ses traces, ses signaux, sa direction. On se calque leur rythme.
Je hochai de nouveau la tête, mais en vérité, tout cela me semblait presque trop parfait. Une partie de moi restait sceptique, défiante envers cette mécanique trop bien ordonnée pour un monde aussi chaotique.
Malgré tout, j’appréciais l’instant. Cet enseignement était agréable et l’enseignante avait des allures princières. Un long moment passa. Je me laissais captiver par ce que je contemplais.
— Sais-tu à quoi ressemble notre monde ? demanda-t-elle.
Je secouai la tête.
Elle tendit la main vers mon carnet.
— Je peux ?
J’hésitai. Un carnet, ce n’est pas qu’un carnet. C’est un bout de soi, un refuge d’encre et de pensées. Mais je le lui donnai quand même, avec mon crayon.
Elle tourna les pages jusqu’à en trouver une vierge et traça un carré d’un geste assuré.
— Ça, c’est le territoire Thàrss, qu’à l’Intérieur on nomme Asion, dit-elle. Enfin… en gros.
Son trait coupa le carré en trois bandes horizontales, celle du centre plus large. Puis, de la même manière, elle divisa l’ensemble en trois colonnes verticales. Neuf cases, un damier.
Du bout du crayon, elle pointa la bande supérieure.
— La partie septentrionale, le pays de Mös. D’où tu viens.
Elle traça une flèche.
— Il s’étend d’ouest en est, sur… à peu près mille cinq cents kilomètres.
Son regard remonta vers l’horizon, comme si elle mesurait inconsciemment l’immensité qu’elle venait d’évoquer. Je la regardais, songeur. Elle en savait des choses… Peut-être même un peu trop… ?
— Et nous ? Où est-ce qu’on est ? demandai-je, curieux de voir jusqu’où s’étendaient ses connaissances.
— Ici, je crois.
Elle désigna le petit carré tout à droite de cette bande.
— Donc logiquement, on repartira au sud ?
— Exactement.
Son crayon glissa sur la colonne de droite, dessinant une ligne descendante.
— La route à venir traverse la région de Mare. Neuf cents kilomètres bordés par la mer déchaînée, les falaises du bord du monde. Il faut compter au moins trente jours de marche jusqu’à la bande de Gypse.
Sa voix s’était faite plus posée. Plus grave.
— La partie méridionale… souffla-t-elle en tapotant le bas du schéma. La Bande de Gypse demeure l’endroit le plus dangereux de tout le continent, enclavé entre la plaine d’Aralkum et le Grand Désert extérieur. Neuf cents kilomètres encore, mais cette fois, c’est une autre histoire.
Son trait glissa jusqu’à s’arrêter sur le petit carré à l’extrême gauche.
— À l’ouest, il y a le Défilé Interdit. Il mène aux Terres Désolées.
Un silence.
Parce qu’il existait des terres plus désolées encore que celles que nous arpentions ?
J’imaginais un paysage de cendre, des ravins béants, des étendues sans fin où seuls les plus fous ou les plus désespérés s’aventuraient. Mais je gardai mes pensées pour moi.
— Et cette colonne sur la gauche ? demandai-je.
Elle haussa légèrement les sourcils comme si la question lui paraissait curieusement anodine.
— Le pays d’Orval.
Elle traça un contour net autour de la zone.
— Terre de l’ouest, réputée pour ses richesses et son climat plus… clément. Mille cent kilomètres, à environ quarante jours de marche jusqu’au Mös.
Je contemplai le schéma, cherchant à en saisir l’ampleur.
— Et ce gros carré au centre ?
Sa main hésita un bref instant avant de poser la pointe du crayon dessus.
— L’Intérieur.
Son ton s’était fait sec.
— Terre de la Orda. Domaine de l’Empereur.
Juste cette phrase. Elle ne précisa rien d’autre.
Ses cils battirent une ou deux fois. Un souffle, d’abord saccadé, puis retenu. Comme si, l’espace d’une seconde, elle s’était laissé happer par un souvenir.
Je voulais soudainement en savoir plus sur Isadora. Cela dit, je ne souhaitais pas me montrer trop intrusif. La vulnérabilité et les connaissances qu’elle m’offrait m’étaient étrangement trop précieuses pour la bousculer.
— Comment tu sais tout ça ? lui demandai-je d’un timbre que mes oreilles jugèrent trop cinglant.
Une fois encore, elle tripota son pendentif et sembla perplexe pour ce qui parut être une éternité. L’avais-je brusquée, ou bien vexée ?
— Tout ça… dit-elle après un long moment. Tout ça ne tient qu’à un fil. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Elle éludait encore… Je restais muet. Bien sûr que je le savais. Ici, la moindre erreur, le plus petit faux pas, pouvait tout faire basculer. Mais l’entendre de sa bouche…
Il y avait autre chose dans ses mots. Une sorte de désillusion.
— Et toi ? lui demandai-je finalement. Est-ce que tu crois vraiment en tout ça ? À cette… organisation ? Ce schéma parfait, cette machine bien huilée ?
J’avais voulu être sarcastique, mais ma voix avait trahi une curiosité sincère.
Les yeux dans le vide, elle referma le carnet avant de me le tendre.
— Croire, Armand… c’est un luxe. Un luxe que je ne peux pas me permettre.
Elle soupira, détournant le regard vers les étoiles.
— Ce que je sais, c’est que je dois. Je dois faire ce qu’il faut pour… survivre.
Elle avait hésité un instant sur ce dernier mot, comme s’il n’était pas celui voulu. Mon front se plissa. Je cherchais à comprendre ce qu’elle ne disait pas. Je relevai la tête. Sous la lumière blême des étoiles, l’orgueil et la fermeté avaient disparu de son regard habituellement saillant, remplacés par quelque chose de plus... fragile.
Ce masque qu’elle portait avec tant d’assurance dissimulait une fragilité, une peur que je connaissais bien. Tout finissait toujours par s’effondrer. Elle aussi, elle pouvait s’effondrer. Nous étions semblables, en fin de compte, chacun prisonnier de ses propres attentes, de ses propres luttes, de ses propres ténèbres.
— Il faut y aller, il va faire jour.
Seulement, après chaque journée, l’obscurité revient…
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