Chapitre 16 : Simulacre de survie

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 Les heures avaient filé et l’après-midi était déjà bien entamée, lorsque les dépouilles commencèrent à être entassées pour être brûlées. Les blessés recevaient des soins sommaires. Théo avait été pris en charge par ceux qui en avaient les compétences. J’avais moi-même eu affaire à eux, un des hommes m’avait ausculté à la vitesse de l’éclair, cadencé par le défilé infernal d’infirmes et d’estropiés. Il avait pris soin de vérifier que je ne souffrais d’aucun traumatisme crânien, avant de désinfecter mes plaies et de me bander la tête. Selon lui, l’entaille sur ma joue ne laisserait aucune cicatrice. Voilà qui m’éviterait le style bourru à la Skjaldor.

 Durant ce bref instant où on avait pris soin de moi, j’avais observé, d’un œil distant, le duo Mira, Théo. Étendu sur une couche faisant office de lit, Théo gisait là.

 Pas mort. Pas encore.

 Mais assez pâle pour que ça y ressemble.

 Sa poitrine se soulevait, irrégulière. Un souffle. Un silence. Un autre souffle. Trop lent.

 Mira se tenait près de lui, les traits tirés par l’épuisement et la peur.

 — Ça va aller, lui avait-elle murmuré, même si son ton n’avait rien de convaincant.

 Sa voix tremblait à peine, mais c’était suffisant pour qu’on sente la culpabilité qui la rongeait.

 Théo, pourtant, avait souri malgré la douleur.

 — T’inquiète pas, avait-il dit entre deux grimaces, essayant de minimiser l’état de sa jambe. C’est qu’une égratignure.

 Mira avait détourné le regard, elle serrait les poings si fort que j’imaginais ses ongles creuser la paume de sa main.

 — Je n’ai pas été assez rapide, avait-elle finalement soufflé. Je... j’aurais dû faire mieux.

 — Mira… tu pouvais pas prévoir ça. Personne n’aurait pu, avait déclaré Théo sans grande conviction.

 Puis, son regard triste laissa place à une étincelle de malice et il reprit avec plus de vigueur.

 — S’il y a quelqu’un à blâmer, c’est moi ! C’est ma faute ! J’ai pas été attentif. Toi, t’as fait tout ce que tu pouvais. Sans toi, je serais bel et bien mort… Alors, te torture pas.

 Elle n’avait rien répondu, toutefois j’avais pu sentir sa colère, dirigée contre elle-même. Elle n’avait pas failli à protéger Théo. C’était la guerre, voilà tout. Mais elle n’allait pas se pardonner si facilement. Néanmoins, cela m’interrogeait quant à la nature réelle de leur relation. Je me demandais quelles étaient les raisons derrière son obstination à vouloir protéger le jeune homme coûte que coûte. Qu’est-ce qui pouvait rendre quelqu’un capable de sacrifier sa vie pour un autre ? L’autre avant soi, sans concession. Drôle de conception. Je sentis un creux dans ma poitrine. Je me rendais compte que je ne connaissais pas bien mes compagnons d’infortune. Pas que l’envie m’en prenne, mais…

 — C’est bon, tu peux y aller, avait sèchement lâché mon soigneur.

 Je m’étais exécuté péniblement, m’extirpant avec un plaisir non dissimulé, de cet hôpital à ciel ouvert. Je souhaitais m’éloigner de ce regroupement lugubre, à l’odeur pestilentielle, le plus rapidement possible. Mon pas élancé me faisait dépasser la montagne de cadavres enflammés, lorsque je tombai nez à nez sur une réunion d’officiers. Des visages sévères se tournèrent vers moi et je rebroussai chemin.

 — Jagün, Harogonkal, commença Valdek d’une voix fantomatique. Nous souhaitons discuter du sort des survivants de la Décade d’Orig. Les circonstances de leur défaite sont... exceptionnelles.

 Il n’y croyait pas. Il n’y avait rien, aucune volonté dans sa voix.

 Je restai en retrait pour écouter la conversation à distance. Le Jagün se tenait devant eux, les bras croisés. Il dégageait une indifférence glaciale. Le crépuscule s’était installé et la lumière mourante s’accrochait aux contours de son armure maculée de sang séché.

 Le Jagün tourna lentement la tête vers eux, son regard transperça Valdek avec mépris et amusement.

 — Exceptionnelles ? répéta-t-il d’une voix basse. Je devrais donc épargner des hommes qui n’ont pas su protéger leur chef, ont foncé tête baissée dans un piège, causant la mort de leurs frères d’armes... car, comme vous le dites, les circonstances sont… exceptionnelles ?

 Khil prit la parole. Il tenta une approche plus mesurée, bien qu’aucune conviction ne s’en dégageât.

 — Ils ont été pris au dépourvu, Jagün. L’attaque des Zaratans... personne ne l’avait prévue. Ils ont été submergés.

 Le Jagün haussa un sourcil, presque amusé par cette justification.

 — Submergés ? Et par quoi donc, je vous prie ? Une attaque ennemie ? N’est-ce pas précisément pour cela qu’ils sont là ? Pour se battre ? Pour faire face à des ennemis ? Ou bien voulez-vous me dire que le concept même de guerre est exceptionnel pour eux ?

 Il laissa échapper un rire glaçant, coupant toute tentative d’objection.

 — Non, poursuivit-il, son regard passant de Khil à Valdek. Ce qu’il y a de moins exceptionnel dans cette situation... c’est qu’ils aient failli. Et nous ne pouvons tolérer l’échec. Jamais.

 Résignés, Khil et Valdek semblèrent acquiescer à la conclusion du Jagün. Le silence retomba lourdement. Il n’y aurait pas de négociation. Le terrible officier tournait déjà les talons, mais Galirah s’avança.

 — Cette attaque… elle a décimé nos lignes. Les hommes sont tombés face à un assaut que nul n’aurait pu anticiper.

 Le chef de Bataillon tourna son visage patibulaire, le regard empreint d’un dédain moqueur. Il pesait les mots de Galirah comme s’il savourait une mauvaise plaisanterie.

 — Anticiper ? répéta-t-il, presque amusé. Vous voulez dire qu’ils n’ont pas su anticiper… la bataille ? Ou bien est-ce la simple idée de perdre qui les a dépassés ?

 — Ces hommes ne sont pas des lâches, Jagün Harogonkal, dit-elle, avec une fermeté pesée. Ils sont braves et disciplinés, mais ce qui leur est arrivé, cela aurait pu arriver aux plus aguerris d’entre nous. Les Zaratans ont surgi de toutes parts.

 Le Jagün resta silencieux un moment. Ses yeux la scrutaient comme s’il cherchait à déceler la moindre faille.

 — N’est-ce pas précisément pour cela que nous formons une Cohorte ? Pour résister, même à la mort, même aux pires des horreurs ? Ou, qu’Arav m’en garde, suis-je soudain entouré de soldats effrayés ?

 Galirah baissa le regard un instant, pour peser ses mots, avant de relever la tête et fixer le Jagün.

 — Harogonkal, ces hommes sont des ressources précieuses. Ils sont expérimentés et compétents. Nous ne pouvons nous permettre de les perdre après une bataille d’une telle violence. Vous savez, mieux que nous tous, que chaque bras compte aujourd’hui plus qu’hier.

 L’homme émit un rire sec.

 — Des ressources, oui… Le dernier recours des faibles, de me rappeler la valeur de l’effectif. Mais, dis-moi, Galirah, qu’aurons-nous à gagner avec des guerriers déjà brisés ? Des bras et des cœurs qui trembleraient dès le prochain assaut ?

 Elle resserra les poings, refusant de baisser les yeux.

 — Ils ont survécu, fit-elle d’une voix douce mais résolue. Malgré tout. Ils se tiennent là, prêts à combattre pour vous, pour la Cohorte, malgré leurs blessures, malgré la mort de leurs frères et de leurs sœurs.

 Harogonkal resta impassible. Ses pupilles s’étaient assombries, mais il ne répondit pas.

 Khil reprit, avec une persistance feutrée.

 — Jagün, nous ne vous demandons pas d’oublier leur échec ni d’ignorer les règles. Mais en ces temps, même des hommes blessés sont un atout. Ne serait-il pas plus sage de les punir autrement, en les plaçant là où le risque est plus élevé ? Ils gagneraient leur rédemption à vos yeux, mais la Cohorte, elle, n’aurait pas à en pâtir davantage de ces pertes.

 Il sembla considérer un instant ces paroles, son visage restait impassible. Puis il parla, sa voix traînant dans le silence.

 — J’entends votre plaidoyer, Galirah, Khil… Valdek. Mais vous oubliez une chose. La Cohorte n’a pas besoin de faibles.

 Il tourna le dos d’un pas lourd.

 — Les ordres sont la règle, et les règles font l’ordre, ajouta-t-il, les traits soudainement marqués par l’épuisement.

 Mais son regard restait dur, sans une once de compassion. Il n’avait pas de temps à perdre avec les lamentations. Pas même un instant à consacrer à la pitié. Cet homme vivait et respirait les lois de la Cohorte. Pour lui, ces hommes et ces femmes n’étaient plus que des fantômes. Déjà condamnées.

 — Exécution au lever du jour, après nous quitteront cette maudite montagne, déclara-t-il. Récupérez leurs armes et rassemblez-vous.

 Un vent glacial soufflait dans la gorge, s’infiltrait sous nos armures, chuchotait aux oreilles des morts. Le temps : figé, suspendu au-dessus des corps inanimés. Une sentence inéluctable. C’était la loi. Il n’y avait pas d’échappatoire. Les membres de la Décade du Bossu s’échangèrent des regards amers, d’une solidarité désespérée. La mort, ils la connaissaient tous. Mais cette sentence-là, cette parodie de survie après l’enfer du carnage, c’était autre chose. Les traits du plus jeune se crispèrent de rage, alors qu’il contenait un cri de désespoir. Je restai en retrait et ressentis un pincement, une pointe d’indignation bien enfouie sous la carapace.

 Le Jagün lui planifiait déjà la suite. Des éclaireurs furent envoyés pour surveiller les environs, vérifier s’il y restait d’autres sauvages et aussi scruter l’horizon pour d’éventuels dangers. En plus des bêtes réunies, nous devions tout récupérer sur-le-champ de bataille : armes ; épées, flèches, arcs. Équipements ; outils, armures et protections, ainsi que toutes les ressources ; rations de nourriture, gourdes d’eau et tout ce qui pouvait servir. Un maximum devait être recouvré et nous étions mis à contribution.

 Je m’activai quand je l’aperçus. Isadora, figée dans la lueur des bûchers. Elle avait été redoutable aujourd’hui. Sans elle… je ne sais pas. Je pense que je ne serais déjà plus de ce monde. Son visage portait quelque chose de fendu. Pas la peur. Pas chez elle. Mais un vide, une tension qu’elle n’arrivait pas à masquer. Elle serrait les bras contre elle, comme pour contenir un frisson. Son regard fuyait, loin des corps, loin du Jagün qui énonçait la sentence. Je m’arrêtai. Elle inspira, lentement, comme on ravale un tremblement. Puis nos yeux se croisèrent.

 Pas de peur. De la colère. Peut-être du dégoût. Une douleur avalée, transformée en quelque chose de plus acéré. Pour qui, pour quoi ? Je n’en savais rien. Pas sûr qu’elle le sache non plus. Ses doigts blanchirent sur ses paumes. Un soldat qui se bat contre les autres, ça se comprend. Un soldat qui se bat contre lui-même ? C’est une autre histoire.

 Et Isadora, plus que tout autre, était une énigme. Une énigme que j’avais de plus en plus besoin de résoudre… Soudain, j’eus l’envie d’aller lui dire un mot. Mais quoi ? Et puis, en avais-je seulement le courage ?

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