12 - Soleil

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Quand je sors de ma torpeur le lendemain matin, un violent mal de crâne me vrille le cerveau. Je me tourne dans les draps et trouve un bras trop poilu pour que ce soit celui d’Emma. J’ouvre un œil et toute la soirée m’explose en pleine tête. Alex est endormi à côté de moi. J’aimerais pouvoir dire paisiblement, mais il fronce les sourcils dans son sommeil, un bras au-dessus de la tête et les jambes emmêlées dans les draps. Je me blottis contre lui, il grogne un peu mais son autre bras m’enlace les épaules, m’attirant plus encore à lui. Je sombre presque instantanément dans le sommeil.

Lors de mon second réveil, un trait lumineux barre en deux le lit. Je suis dos à un Alex qui m’enlace fortement. Je souris doucement, ma tête ne me fait plus mal et je décide qu’il faut d’urgence que j’aille aux toilettes. Je réussis tant bien que mal à me dégager de l’emprise d’Alex et fonce aux toilettes pour me soulager. Puis je me passe un coup d’eau sur le visage et les bras pour finir de me réveiller. Dans le reste de l’appartement, le silence règne, là où hier la musique et les rires étaient maîtres. Je me rends dans sa cuisine et réussis, au bout de quelques essais, à faire marcher sa machine à café. Elle ronronne bruyamment tandis que je fais couler deux cafés. Le bruit a dû être trop important, car en me retournant, je vois un Alex, la mine endormie, en bas de jogging. Je laisse mes yeux vagabonder un moment sur son torse fin et musclé, puis lui tends la tasse sans interrompre mon observation.

— Bonjour, je lui lance en portant ma propre tasse à mes lèvres.

— B’jours.

Il prend la tasse et remonte un peu son jogging glissant. Il frotte ensuite sa bouille et boit une longue gorgée de café. Quand il pose les yeux sur moi et qu’il constate où mes yeux sont posés, un large sourire éclaire son visage.

— T’admire le paysage à ce que je vois !

— Bah, sinon fallait mettre un t-shirt, gloussais-je en relevant les yeux vers son visage.

Après quelques instants passés à boire notre café en silence, encore à moitié endormis, je retourne me glisser sous la couette. Le matelas est tiède, confortable, et l'odeur d'Alex imprègne les draps. Il ne tarde pas à me rejoindre, abandonnant sa tasse vide sur le plan de travail. Il se glisse contre moi, me cale contre son torse d’un geste lent, presque machinal, comme s’il n’avait jamais su dormir autrement.

— Ça devrait être interdit d’être debout avant dix heures pendant les vacances, marmonne-t-il en enfouissant son visage dans mes cheveux.

Je ris doucement et frotte mon nez contre son torse nu.

On reste ainsi, bercés par le silence et le poids rassurant de l’autre. Puis sa voix grave, encore rauque de sommeil, rompt doucement le calme, son haleine caféiné me pique le nez :

— Et toi, princesse rebelle, t’as prévu quoi pour ces vacances ?

Je fais mine de réfléchir en traçant des cercles du bout du doigt sur son ventre.

— J’aimerais... partir un peu. Prendre l’air. Aller à la plage. Juste moi, l’eau, le vent, les mouettes. Pas de bruit, pas de monde.

Il recule légèrement pour plonger son regard dans le mien, curieux.

— Toute seule ?

Je hoche la tête avec un petit sourire.

— Ouais. J’ai besoin... de solitude, je crois. Juste quelques jours. Respirer. Me retrouver.

Il hoche la tête lentement, compréhensif. Aucun reproche, aucun doute dans ses yeux, juste cette douceur un peu sauvage qui lui appartient et que j’apprécie de plus en plus.

— T’as raison. Si t’as besoin, fais-le.

Il dépose un baiser léger sur mon front et resserre son étreinte autour de moi.

— Promets juste de m’envoyer une carte postale moche, genre dauphins qui sautent sur un coucher de soleil fluo.
— Marché conclu, soufflé-je en étouffant un rire contre sa peau.

Après avoir parlé de mon envie d’escapade, on reste encore un moment allongé, blottis l’un contre l’autre. Mais évidemment, l’instant ne tarde pas à dégénérer.

Alex, fidèle à lui-même, commence à me chatouiller discrètement sous les côtes. Je me débats mollement en riant, tentant d’attraper son bras pour qu’il arrête. Ce crétin jubile.

— Avoue, t’es trop sensible ! rit-il, ses yeux brillant de malice.

— T’es juste un sale tricheur, ouais !

Je tente de riposter en l’ébouriffant mais il m’attrape et m’emprisonne sous lui, riant de plus belle. Finalement, après une courte lutte où il gagne, évidement, je capitule, haletante et rouge d’excitation.

— Ok, j’abandonne, sale brute !

Il m’embrasse rapidement le nez, le front et les lèvres, triomphant, puis se redresse.

— Allez, princesse, si on veut pas arriver en loques voire Emma, faudrait penser à se laver.

Il disparaît dans la salle de bain, me laissant au lit, encore groggy de notre bataille. J'entends l'eau de la douche couler, les gouttes frappant le carrelage dans un bruit apaisant.

Quand vient mon tour, je traverse l’appartement en traînant des pieds. La salle de bain est saturée d'une vapeur chaude et de l’odeur entêtante d’Alex : un mélange de gel douche au bois de cèdre et de lui, simplement. Ça me tourne un peu la tête. Je me lave rapidement, sentant sa présence jusque dans les murs. En sortant, je le trouve déjà prêt, jean noir, t-shirt sombre, ses cheveux encore humides ébouriffés n'importe comment. Il me tend un sweat trop grand que j’enfile sans protester.

On échange un baiser rapide, tendre mais chargé d’une promesse silencieuse, avant de quitter son appartement main dans la main.

Le Diana’s nous accueille avec ses lumières chaleureuses et son odeur de café frais. Emma est déjà installée à notre table habituelle, une canette de soda entamée devant elle. Elle agite la main dès qu’elle nous voit.

— Hééé ! Vous êtes en retard, bande de traînards !

Alex lève les yeux au ciel tandis que je ris doucement. On s’installe et commandons chacun quelque chose à grignoter.

— Antoine ne vient pas ? je demande en zieutant la salle.

Emma secoue la tête, sourire en coin.

— Non, il est en mode ermite. Il écoute et bosse sur votre morceau depuis l’aurore, apparemment. Il veut le peaufiner avant de nous le faire écouter.

Un petit frisson d’excitation me parcourt. Ce morceau... c’est un peu le nôtre. Alex me donne un léger coup de genou sous la table, complice.

— T’inquiète, il va en faire un chef-d'œuvre, marmonne Alex avec un sourire fier.

Je ris, secouant la tête, puis, entre deux gorgées de soda, je leur parle de mon projet de road trip. Je leur explique mon envie de partir un peu seule, de respirer l'air salé de l’océan, de sentir le vent me fouetter le visage sans avoir de comptes à rendre à personne.

Emma m’écoute avec des yeux ronds.

— Genre, vraiment toute seule ?! s’exclame-t-elle en reposant bruyamment sa canette.

— Oui, je confirme, dis-je en riant. Vous allez survivre sans moi, promis.

— Survivre, peut-être, soupire Emma d’un air dramatique, mais boire tout ce café toute seule au Diana's ?! Jamais !

Alex hoche la tête, sérieux malgré son sourire.

— Faut juste que tu sois prudente, princesse. Prends une trousse de secours, une lampe torche, et promets que tu m’enverras un message tous les jours.

— Ouais, ouais, papa, je ricane en lui tirant la langue.

— Tu m’appelles encore une fois papa, et c’est moi qui t’attache dans le coffre, rigole-t-il en me lançant une frite au visage.

On éclate de rire tous les trois. Mais au fond, je sais que leur inquiétude n’est pas feinte et quelque part, ça me réchauffe le cœur. Ils commencent à m’aider à organiser tout ça, à me donner des idées de plages où aller, de musique à mettre dans la voiture, de sandwichs à préparer pour la route.

— Mets au moins une playlist décente, me prévient Alex avec un regard faussement sévère. Pas un enchaînement de boys bands pourris, hein ?

— Oh mais si, imagine-toi Alex chanter du vieux pop des années 2000, se moque Emma en éclatant de rire.

Je lève les yeux au ciel.

— Comptez sur moi pour vous envoyer des extraits !

Nous rions de plus belle, la salle bruisse doucement de conversations étouffées et d’une musique jazz en fond. À notre table, près de la fenêtre, nous étions tous les trois en pleine conversation, un peu tassés sur la banquette en cuir élimé. Une fois l’organisation de mon petit voyage terminée, nous parlions de choses et d’autres. Alex sirotait distraitement sa bière, le regard parfois perdu sur la foule du bar, parfois accroché au mien avec ce sourire en coin qu’il réservait aux instants calmes. Emma, de son côté, grignotait des frites tout en agitant les bras avec passion, mimant une anecdote improbable sur son voisin de table en cours.

— Non mais je vous jure, il a sorti son sandwich au thon en plein milieu du devoir surveillé ! On était en train de mourir vue l’odeur !

Elle riait beaucoup, et sa bonne humeur était contagieuse ; je me surpris à sourire sans raison précise, juste parce qu’elle était là, et que tout semblait si facile dans ces moments-là.

Le froid restait collé aux vitres, mais ici, autour de notre table en désordre, la chaleur humaine effaçait l’hiver. Nos verres se vidaient lentement, nos assiettes se couvraient de miettes. De temps en temps, Alex se penchait vers moi, frôlant ma main du bout des doigts sous la table, un geste discret mais brûlant qui faisait bondir mon cœur à chaque fois. Emma, bien sûr, ne loupait rien de nos échanges, arquant un sourcil complice mais sans rien dire. Ce genre de soirées avait quelque chose d’irréel, comme un cocon hors du temps, où les rires et les regards suffisaient à remplir l’espace.

La journée a filé trop rapidement, comme du sable entre les doigts, et déjà la lumière dorée de l’après-midi commence à basculer vers le soir. Après avoir embrassé Alex à l'entrée du Diana’s, je suis rentrée chez Emma pour préparer mes affaires, avec son aide évidemment.

— Bon, soldate, déclare-t-elle en sautant sur son lit, bras croisés. T’as quoi comme arsenal ?

J’ouvre mon sac de voyage, l'air faussement solennel.

— Le strict nécessaire. Pas de place pour des robes de gala ou des escarpins de la mort.

Elle lève les yeux au ciel en soupirant dramatiquement, pendant que je commence à étaler mes affaires sur mon lit : quelques jeans confortables, des pulls chauds, un gros sweat à capuche, mon carnet de croquis, mon MP3 offert par Alex, mon appareil photo.

— T’es sérieuse ? râle Emma en attrapant un de mes pulls. Noir. Gris. Noir. Noir. Encore noir.

— Je vais pas faire un défilé sur la plage non plus, je rigole.

— Ouais mais quand même... Heureusement que t’es belle, toi, elle ricane en m’aidant malgré tout à plier les vêtements.

Je glisse aussi une vieille écharpe tricotée par ma mère quand j’étais petite, un de ces objets qu’on ne peut pas vraiment expliquer mais qu'on veut avoir avec soi. Juste au cas où. Emma ajoute dans un coin du sac une trousse de secours qu’elle a elle-même garnie : pansements, désinfectant, Doliprane... Elle est à fond, limite si elle ne veut pas me coller un casque de chantier sur la tête.

— Et ton carnet de dessin ? me demande-t-elle, faussement sévère.

Je tapote fièrement la pochette rigide où je range mes croquis.

— Présent, chef !

Une fois tout rangé, je fais le tour de la pièce du regard. Mon sac est prêt, posé à côté de ma veste et de mes baskets. Je sens cette montée d'excitation qui me vrille l’estomac, ce petit vertige entre peur et liberté c’est la première fois que je pars seule. Mais étrangement, je n’ai pas peur. Plus maintenant. Emma s’assied en tailleur sur mon lit et me regarde longuement.

— Promets-moi que tu profiteras vraiment. Que tu prendras le temps de respirer. Pas juste courir d’un endroit à l’autre pour oublier.

Je m’approche et la serre fort contre moi.

— Promis.

Elle rit doucement contre mes cheveux.

— Tu vas me manquer, tête de mule.

— Toi aussi, cas soc’ de compétition.

On reste encore quelques instants ainsi, puis elle me relâche à contrecœur.

— Bon, file, avant que je change d’avis et que je t’attache au lit pour pas que tu partes.

Je rigole, soulève mon sac et descends les escaliers en lançant un dernier regard complice à mon amie. La nuit est fraîche et claire dehors. Les étoiles commencent à parsemer le ciel comme des éclats de verre, mon road trip commence cette nuit. Mais ce soir, je sens déjà le goût salé de l’océan sur ma langue. La liberté m’attend.

Mes bottes claquent légèrement sur le trottoir désert tandis que je me dirige vers la petite gare de la ville. Tout semble endormi, sauf moi. À l’intérieur, un unique comptoir encore ouvert diffuse une lumière jaune et vacillante. Je m’avance, achète mon billet pour le sud et serre précieusement le papier dans ma main, chaque geste me semble irréel, comme si je traversais un rêve éveillé. La gare est vide, immense, presque abandonnée sous le grésillement paresseux des vieux lampadaires. Quelques bancs de bois usés trônent sur le quai, et je choisis le plus éloigné, juste sous une lanterne qui éclaire à moitié, projetant mon ombre vacillante sur le sol. Je m’assieds, cale mon sac contre moi, et glisse mes écouteurs dans mes oreilles, une musique douce et mélancolique se répand dans ma tête, couvrant le silence oppressant de la nuit. Mon souffle forme de petits nuages blancs devant moi. Le froid est vif, mais étrangement agréable. Vivifiant.

Le temps semble s'étirer, irréel, jusqu'à ce qu'un grondement lointain se fasse entendre. Peu après, les phares du train éventrent l'obscurité, il entre en gare dans un souffle d’air froid et un crissement métallique qui fait vibrer les vitres de la gare. Lentement, il s’arrête dans un gémissement long et douloureux.

Le train est presque vide. Quelques silhouettes éparses descendent ou montent sans se presser, toutes emmitouflées dans de lourds manteaux je monte à mon tour, mon billet froissé dans la poche de ma veste. À l’intérieur, l’éclairage est tamisé. Le wagon est tiède, baigné d’une lumière douce et jaune. L’odeur de vieux cuir et de métal flotte dans l’air je choisis une place près d’une fenêtre, dépose mon sac sur le siège à côté de moi, et me blottis contre la vitre froide. Dehors, la nuit défile, noire et sans fin, seulement ponctuée de quelques halos de lumière perdus dans l’immensité.

Je sors mon carnet de mon sac mes doigts, encore engourdis, esquissent des lignes tremblantes, des formes apparaissent, des vagues, des silhouettes indistinctes, un ciel chargé de rêves et d’attente. Le crayon glisse sur le papier au rythme du roulis régulier du train, hypnotisant.

Autour de moi, le silence est total, juste percé par le doux grondement du moteur et le cliquetis des roues sur les rails c’est apaisant, presque berçant. La fatigue, jusque-là tenue à distance par l’excitation, me rattrape doucement. Mes paupières deviennent lourdes et la musique dans mes oreilles est devenue un murmure flou, mêlé aux vibrations du train. Je lutte un peu, griffonne encore un dernier croquis bâclé... puis laisse tomber mon crayon. Ma tête glisse contre la vitre froide. Et je sombre, enveloppée dans la tiédeur du wagon et le bruissement régulier de la nuit.

Un léger sursaut me tire du sommeil. Le train ralentit, ses secousses me réveillent doucement. J’ouvre les yeux, encore engourdie la vitre est froide contre ma joue, et dehors, l’obscurité a cédé la place à un ciel d’un bleu pâle, presque translucide. Le soleil hésite à se lever à l’horizon, peignant l’air d’une lueur dorée et timide.

Je frotte mes yeux, rassemble mes affaires d’un geste encore maladroit. Mon carnet a glissé à terre durant la nuit, je le ramasse en souriant, découvrant quelques traits flous tracés dans mon sommeil. Quand les portes du train s’ouvrent enfin, une bouffée d’air frais chargé d’embruns m’envahit. Je descends du wagon, mon sac sur l’épaule la petite gare où j’atterris est simple, plantée entre des dunes et les premières maisons encore endormies. À quelques pas de là, derrière un rideau d’arbres décharnés par l’hiver, je sens la mer envahir mes narines. Je marche en silence, guidée par le bruit sourd et régulier des vagues. Sous mes pas, le sol devient plus souple, plus meuble, l’odeur salée est partout, comme une vieille amie venue me saluer.

Et puis, je la vois.

La plage s’étend devant moi, immense et vide, baignée dans la lumière tendre du matin. La mer est calme, respirant lentement sous le vent léger. Un frisson me parcourt, non pas de froid, mais de quelque chose d’autre. De plus grand. De plus vivant. Je m’arrête quelques instants, immobile, mon sac glissant à mes pieds. Le voyage n’a pas duré longtemps. Mais il a suffi. Suffi pour que je me sente ailleurs, suffi pour que, pour une fois, je me sente exactement là où je devais être.

La mer au loin clapote doucement contre l’immense banc de sable blanc. Le soleil caresse mon visage et les mots me manquent. Autour de moi, tout semble à sa place les mouettes glissent dans le ciel laiteux, des empreintes solitaires ponctuent le sable humide, et une légère odeur d’iode vient me chatouiller le nez. Mon souffle se cale instinctivement sur le rythme des vagues.

Je repère non loin un petit café à la devanture fatiguée par le vent et le soleil, dont l'enseigne pend d’un côté. Une pancarte griffonnée à la craie vante des produits « frais et maison ». Une fois devant, un court menu rempli de fruits de mer et de salades fraîches me met l’eau à la bouche. Je n’ai rien mangé depuis hier midi.

La petite table en bois où je m’assois n’est pas super confortable. Je me tortille un moment sur la chaise avant de finir par abandonner. Une serveuse très bronzée et au sourire éclatant vient rapidement me voir. Je lui commande un café double et une part d’un de leurs desserts. Quand je me retrouve de nouveau seule, je sors mon petit carnet et me tourne de nouveau vers cette grande nappe bleue qui ondule sous le vent. C’est fou comme se déplacer de seulement cent kilomètres peut faire une différence énorme dans son esprit. Le bois de la table est rugueux sous mes avant-bras, et l’air marin m’effleure la peau comme une caresse continue.

Le café est posé sur la table, à côté d’une part de gâteau dont je ne saurais dire à quoi il est. Mon carnet est ouvert, barbouillé de croquis, et moi, je rêvasse, l’esprit vide et le cœur léger, je bois une gorgé tiède de mon café et avale rapidement mon médicament. Je ne sais pas combien de temps passe ainsi, rythmé par le bruit des vagues, les va-et-vient de la serveuse qui ne cesse de remplir ma tasse, et les apparitions sporadiques de clients autour de moi. Mais quand le soleil, haut dans le ciel, m’oblige à enlever ma veste, je fais un rapide signe de la main à la serveuse.

— Qu’est-ce que je peux vous servir, mademoiselle ?

— J’aimerais bien regarder votre carte pour manger un bout. Tout ce café doit être épongé.

— Ahah, oui, vous avez raison. Je vous apporte ça.

Elle tourne les talons et revient presque aussitôt me voir, carte en main. Elle la dépose devant moi et me sourit de nouveau.

— Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce qui m’a trahie ? Mon air béat ou mon teint de cire ?

— Nan, du tout, ahah ! C’est plutôt le fait que vous êtes assise ici depuis presque trois heures et, il faut bien l’admettre, mon petit café n’est pas le plus populaire d’ici.

— Ah bon ? Personnellement j’aime bien cet endroit. C’est… mmm… atypique. J’aime ce qui est atypique.

— Vous êtes atypique.

— Je prends ça pour un compliment.

— C’en est un, dit-elle avec un sourire encore plus large. Je vous laisse regarder tranquillement, faites-moi signe quand vous aurez choisi.

Je la remercie d’un signe de tête et me plonge dans le menu. Mon doigt glisse sur les différentes options avant de s’arrêter sur une bouillabaisse. Quand elle revient, je commande.

— Je vais prendre la bouillabaisse, s’il vous plaît.

— Excellent choix. Je vous apporte ça tout de suite.

Quelques minutes plus tard, elle revient avec un grand bol fumant. La bouillabaisse est un véritable tableau vivant, des morceaux de poisson divers aux teintes nacrées, des moules brillantes, des crevettes encore rosées, le tout baignant dans un bouillon doré et parfumé. À côté, une petite coupelle de fromage râpé et des tranches de pain grillé encore chaudes. Je ne résiste pas longtemps. Je saupoudre le fromage, puis je trempe un morceau de pain que j’engouffre aussitôt dans ma bouche. C’est brûlant, fondant, salé et réconfortant. Je tente de reconnaître les poissons, mais certains m’échappent. Honnêtement, je m’en fiche. C’est délicieux.

Autour de moi, quelques clients discutent à voix basse. Une vieille dame lit un roman à moitié mangé par le sel, un couple s’échange des regards complices, un jeune pianote doucement sur son téléphone, le monde tourne doucement.

La serveuse revient vers moi, toujours souriante.

— Alors ? Ça vous plaît ?

— C’est incroyable, je réponds en léchant ma cuillère. Je n’arrive pas à deviner tous les poissons, mais c’est pas grave.

— C’est la spécialité du chef. Ma tante. Elle invente un peu à chaque fois, donc même moi je ne suis jamais sûre de ce qu’il y a dedans.

Elle rit, puis s’adosse contre le rebord de la terrasse.

— Je m’appelle Samia, au fait. Et vous ?

— Sophie.

Elle m’observe un moment, puis demande :

— Et qu’est-ce qui vous amène ici, Sophie ?

Je prends une gorgée de vin blanc que j’ai commandé à mi-repas.

— Besoin de changer d’air. D’être seule un moment. Respirer. Dessiner.

Elle hoche la tête, compréhensive.

— Tu dessines ? C’est génial, ça. Moi j’ai toujours voulu peindre, mais j’ai deux mains gauches. Alors à la place, je régale les gens avec de la bouffe.

Je souris.

— Crois-moi, c’est tout aussi précieux.

Un silence agréable s’installe. Puis elle ajoute, comme si c’était une évidence :

— Ce soir, y’a une petite fête sur la plage. Musique, feu de camp, bière tiède et quelques danses un peu ridicules. Si tu veux venir… t’es la bienvenue.

Je la regarde, touchée par l’invitation.

— Pourquoi pas. Ça me fera du bien. Merci, Samia.

Elle sourit encore. Et repart en déposant l’addition sur un coin de table je sais déjà que je viendrai. Mon plat engloutit et débarrasser, je reste là encore un moment, puis, sans réfléchir, je sors mon carnet. En quelques traits rapides, je l’esquisse. Samia, accoudée à la barre en bois du café, le regard perdu dans la mer, les cheveux soulevés par la brise, l’allure tranquille d’une femme ancrée dans son monde. Je me surprends à ajouter quelques détails, des ombres douces, des courbes soignées. Le dessin me plaît.

Quand elle revient pour me faire payer, je lui tends la feuille.

— Tiens. Je te l’offre.

Elle attrape le dessin, intriguée. Puis, en le découvrant, ses yeux s’agrandissent et un éclat sincère illumine son visage.

— Tu m’as dessinée ? C’est... magnifique. Sérieusement, Sophie. Je peux le garder ?

— Bien sûr. Il est à toi.

Elle presse doucement le papier contre elle, un sourire presque ému aux lèvres.

— Merci. Vraiment. J’ai jamais eu un portrait de moi. Et là, c’est… waouh. T’as un vrai don. On échange nos numéros ?

— Avec plaisir.

On sort nos téléphones, un peu maladroitement, et on échange nos contacts. Puis je lui demande :

— Tu connaîtrais un petit hôtel sympa et pas trop cher dans le coin ?

— Y’en a un à deux kilomètres d’ici, le Marée Douce. Pas de chichis, mais c’est propre, calme, et la gérante est adorable. Dis-lui que tu viens de ma part.

— Parfait. Merci encore, Samia.

Elle m’adresse un clin d’œil complice.

— On se voit ce soir ?

— C’est noté. À ce soir.

Je quitte le café le cœur plus léger, le carnet sous le bras, le ventre plein et le cœur léger avec l’impression d’avoir trouvé, ici aussi, un petit morceau de chez moi. Mon sac sur l’épaule, j’emprunte la petite route qu’elle m’a indiquée. Le soleil commence à décliner, peignant le ciel de reflets dorés et rosés. Le chemin longe la côte sur quelques centaines de mètres, puis s’enfonce doucement vers l’intérieur. De chaque côté, les buissons, gonflés de feuilles épaisses et de petits fruits rougeoyants, s’agitent doucement sous la brise saline. Quelques voitures sont garées là, sur le bas-côté, certaines avec encore du sable collé aux pneus. Je croise un joggeur, un chien endormi à l’ombre d’un arbre, et un couple main dans la main, tout semble se dérouler dans une douce lenteur. Calme. Hors du temps.

Après une vingtaine de minutes de marche tranquille, l’hôtel apparaît enfin à un croisement. Une vieille bâtisse claire aux volets bleu pâle, un peu défraîchis, mais que l’on devine chouchoutés. L’endroit a du vécu, c’est évident, mais une sorte de tendresse s’en dégage, il y a des pots de fleurs à l’entrée, et une enseigne peinte à la main qui annonce : "Marée Douce – Chambres et Soleil toute l’année".

Je pousse la porte vitrée et entre. L’accueil est petit mais charmant, avec un comptoir en bois poli, une lampe au pied en corde tressée, et une odeur de propre et de lavande. Une femme d’une cinquantaine d’années, les cheveux courts et argentés, relève les yeux depuis un carnet posé devant elle. Elle porte un gilet tricoté main par-dessus une robe à fleurs.

— Bonjour ! Je peux vous aider ?

— Oui, bonjour, je cherche une chambre pour deux nuits… Samia m’a parlé de votre hôtel.

Son visage s’illumine aussitôt.

— Oh, Samia ! Quelle perle, cette fille. Vous êtes amie avec elle ?

— On vient à peine de se rencontrer, mais… je crois qu’on s’est bien trouvées.

Elle acquiesce, visiblement ravie.

— Alors vous êtes doublement la bienvenue. J’ai justement une petite chambre libre au second. Un vrai cocon. Ça vous irait ?

— Parfait, merci beaucoup.

Elle me remet une clé sur un porte-clés en forme de poisson, m’indique l’escalier, et me souhaite un bon séjour après lui avoir régler les nuits.

La montée est rapide. À l’étage, un couloir aux murs blancs et aux rideaux rayés de bleu et de sable m’accueille. Ma chambre se trouve au bout. En entrant, une bouffée d’air légèrement iodée me saute au visage. La fenêtre est entrouverte.

L’intérieur est adorable. Le genre de chambre typique du sud, avec ses meubles en bois clair, ses draps blancs à fines rayures, quelques cadres représentant des coquillages ou des barques colorées. Le parquet grince doucement sous mes pas. J’ouvre les volets en grand et découvre un petit balcon en fer forgé, sur lequel une table ronde et une chaise m’attendent. La vue donne sur un autre morceau de la mer, plus discret, plus intime, une bande fine de sable joncher de pierre sombre et imposante.

Je reste un moment-là, debout, à respirer l’air salin. Puis je dépose mon sac sur le lit, défais mes affaires tranquillement. Mes carnets, mes vêtements, mon chargeur, un bouquin. Chaque geste a un goût de liberté retrouvée. Je me dirige vers la petite salle de bain au carrelage vieillot de motif floral et de coquillage, j’y laisse ma trousse de toilette et décide de prendre une douche pour enlever les traces de ma nuit dans le train. L’eau tiède ruisselle sur ma peau, emportant la fatigue, les pensées et les derniers résidus de voyage. Le gel douche à la lavande embaume l’air, et j’en ressors quelques minutes plus tard, les cheveux encore humides, une serviette nouée autour de la tête. Je m’habille simplement, un jean confortable, un t-shirt ample et une veste légère. Une fois prête, je redescends à l’accueil.

Samantha, la propriétaire qui m’avait lancé son nom avant que je ne découvre ma chambre tout à l’heure est toujours là, derrière le comptoir, un livre à la main. Elle lève les yeux et m’offre un sourire chaleureux

— Alors, la chambre vous convient ?

— Elle est parfaite, merci encore.

Elle hoche la tête, ravie, puis ajoute :

— Besoin de quelque chose ?

— Oui, justement... Vous sauriez où je peux trouver un magasin pour acheter quelques provisions ?

— Bien sûr. En allant vers le centre, vous en trouverez plusieurs. Ce n’est pas très loin, dix minutes à pied tout au plus. Suivez la rue principale, vous ne pouvez pas les rater.

— Parfait, merci beaucoup.

Je sors de l’hôtel et me met en route d’un pas tranquille en suivant la rue que Samantha m’a indiquée. La ville est petite mais absolument adorable, bordée de maisons aux façades peintes dans des tons pastel, orange doux, jaune pâle, bleu azur. De grandes jardinières débordantes de fleurs multicolores trônent devant les portes et apportent leur lot de senteur. Le parfum du jasmin, du laurier-rose et de la terre chaude flotte dans l’air.

Des cafés, aux terrasses pleines d’habitués, parsèment le chemin. Des rires s’élèvent, des voix s’interpellent joyeusement. Plus loin, des enfants jouent au ballon, leurs cris résonnent entre les murs des ruelles étroites. Des draps colorés sèchent aux fenêtres ouvertes, flottant au vent comme des drapeaux improvisés ou de grande voile de bateau. Sur les bancs, des vieilles dames à la peau burinée par le soleil observent la scène avec l’air d’avoir tout vu, tout vécu, un chat alangui à leurs pieds.

Je pousse la porte du premier petit magasin que je croise. À l’intérieur, l’odeur sucrée des fruits et celle, plus vive, des produits d’entretien se mêlent. J’arpente les rayons, panier en main, et choisis quelques provisions : un paquet de chips, des bonbons, quelques bières et jus de fruit. Je m’arrête devant l’étal des fruits frais : oranges, clémentines, kiwis, pommes croquantes et quelques fraises locales en barquettes me font de l’œil. Je les ajoute à mon panier avec un sourire, ravie de cette simplicité retrouvée. J’ai hâte d’être à ce soir, de retrouver Samia sur la plage, de sentir le sable sous mes pieds, la musique, le feu. Cette idée me fait vibrer.

Quand je ressors, le soleil m’éblouit un instant. Il est maintenant bas dans le ciel, des nuages blancs s’éparpillent ici et là comme des plumes paresseuses. Mon sac à provisions à l’épaule, je déambule dans les rues, les yeux ouverts sur tout ce qui m’entoure. Je m’imprègne du lieu, je balaie la scène du regard, chaque détail me donne envie de le dessiner plus tard.

Une bonne odeur de pain attise mon appétit et je me retrouve devant une grande boulangerie dont les étagères ploient sous le poids des produits. À l’intérieur, l’odeur est encore plus impactante et je me laisse convaincre par le boulanger qui m’affirme que sa femme fait le meilleur pain de tout le pays. Je souris fortement en lui prenant un sandwich et des chouquettes, une gourmandise que ma mère aimait plus que tout.

Un peu plus loin, je m’assois sur un banc à l’ombre d’un arbre aux branches basses qui offrent une fraîcheur bienvenue. Je mords dans mon sandwich et soupire de plaisir, le pain est effectivement excellent. Je me lèche les doigts trempés de sauce et jette un coup d’œil autour de moi. La vie ici semble n’être rythmée par rien d’autre que celle des habitants : joie, rires, cafés entre amis, bières pour refaire le monde, terrasses, soleil, chaleur, odeurs. Tout ici donne une impression de justesse, de perfection. Rien ne détonne — même pas moi, pourtant étrangère à tout ça. C’est un peu comme si, peu importe qui on est, à partir du moment où l’on se retrouve ici, on est à notre place. C’est une étrange sensation, une chaleur qui monte en moi, douce et apaisante.

Une fois mon sandwich englouti, je retourne à l’hôtel. Samantha a déserté son poste, alors je monte directement dans ma chambre où je disperse mes courses un peu partout. Je troque également mon jean contre une robe longue et fluide, enfile des sandales, une veste légère et mon sac avec mes affaires. Puis je retourne au café de Samia.

Le lieu est joliment illuminé, les lanternes diffusent une lumière douce. Un jeune garçon très blond est derrière le comptoir. Je suppose qu’il s’agit du serveur qui prend le relais du soir. Je m’approche de la plage et un sourire m’apparaît quand je vois un feu de joie au milieu du sable.

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