Chapitre 67

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Anwa, Deuxième Monde, Marché aux esclaves.

Il y avait foule ce jour, au marché aux esclaves. Les regards étaient rivés sur le compte à rebours qui s’égrenait lentement. Tout le gratin des Familles se trouvait là, aux premières loges, dans l’expectative. Ils s’observaient les uns les autres, plus ou moins discrètement. Ne pas être là aurait été une erreur ; y être restait un danger.

L’empereur n’était pas présent, et si les rumeurs disaient vrai, il était encore enfermé dans son palais sur Druus, le Premier Monde.

L’air était lourd et chaud, ajoutant à l’atmosphère une oppression certaine. Sur l’estrade, richement éclairée, trônaient les sept Iko survivantes. La dernière, Ismélia, avait fini par succomber à ses blessures et à son choc traumatique. Elles n’étaient pas nues, contrairement aux autres esclaves, mais restaient peu couvertes ; il y avait largement de quoi admirer pour les connaisseurs.

Seul leur regard, fixe et vide, paraissait effrayant. Une telle exposition, alors qu’elles étaient couvertes de voiles et de soieries au palais impérial, alors que nul autre que l’empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force, n’avait normalement le droit de voir leur visage, était une terrible humiliation. Même si elles semblaient bien au-delà de ce genre de douleur…

Le Seigneur Evan d’Arian, immobile, grinçait des dents au milieu de la foule, Ireth suspendue à son bras. Il n’était venu que pour son épouse, bien décidée à mettre la main sur l’une des Iko pour en faire sa servante. Lui commençait à douter qu’elles soient encore utiles à quoi que ce soit… Leur apparence le faisait frissonner. Tomber entre les mains de l’Arköm Samuel était un sort pire que la mort, à son avis. Elles n’étaient que des cadavres en sursis.

Autour de lui, d’autres Seigneurs d’un moindre rang papotaient plus ou moins gaiement. Seuls les Seigneurs Nel et Seregon avaient succombé à la Purge. Leurs remplaçants rayonnaient, ravis de l’aubaine. À leur place, Evan aurait préféré faire profil bas. Ne pouvaient-ils se douter qu’ils seraient étroitement surveillés afin de déterminer si seul le Seigneur était vraiment membre de la Coalition ? S’il n’avait pas d’autres complices au sein de sa Famille ? Il était certain que la mort des esclaves et domestiques était passée inaperçue ou presque aux yeux des Seigneurs, mais les principaux concernés feraient bien de se méfier un minimum sous peine d’avoir de mauvaises surprises…

Le Seigneur du Huitième monde soupira. Il aurait vraiment aimé être ailleurs, aujourd’hui. Il se demandait ce qu’était devenu le Massilien, brièvement son esclave. Cette relation avait été étrange et pleine de surprises ; une chose était sûre, il y avait gagné la loyauté indéfectible de Sital. Les Compagnons avaient été remis sur pied en toute discrétion avant d’être relâchés ; les esclaves Massiliens liés n’auraient plus à répondre de leurs actes au Seigneur Gelmir. Il était secrètement ravi d’avoir joué ce tour à son beau-père. Les deux hommes s’appréciaient peu et Evan n’avait toujours pas digéré qu’il tente de placer un espion chez lui si ouvertement. Ils avaient heureusement filé avant qu’il ne découvre que sa mainmise sur son réseau était mise à mal.

Ireth le tira soudain par le bras.

–Avance donc, mon amour ! Regarde, ça va bientôt commencer. Il nous faut de meilleures places, tu es le Seigneur du Huitième Monde après tout !

Maugréant, Evan joua des épaules pour tenter de progresser. Il tenta d’obliquer dès qu’il vit les ailes rouges au loin ; mais difficile d’aller contre la volonté d’une foule capricieuse. Malgré tous ses efforts, il se retrouva bientôt aux côtés du Commandeur Éric – venu lui aussi avec son épouse.

–Oh ! Dame Esbeth, quelle heureuse surprise de vous trouver là ! salua chaleureusement Ireth.

–Chère Ireth, le plaisir est partagé, répondit-elle avec un sourire sincère.

Elle lança un regard meurtrier à son époux.

–Seigneur Evan, salua Éric froidement.

–Seigneur Commandeur, répondit celui-ci tout aussi formellement. Je ne m’attendais pas à vous voir ici.

–De même.

Les deux hommes qui ne s’appréciaient pas durent rapidement se rendre à l’évidence : leurs épouses les avaient abandonnés là pour s’engager dans une discussion intense qui traitait aussi bien des dernières modes à la Cour que de l’apparence des Iko – en passant par les récents potins en provenance du palais impérial.

–Des nouvelles de l’empereur, Orssanc lui prête sa force ? hasarda poliment Evan.

Le Commandeur lui lança un regard noir.

–Aussi bien que possible au vu des évènements. Vous avez eu de la chance.

–Je n’ai rien à me reprocher, rétorqua le seigneur, peu désireux de se laisser intimider.

Comme Evan espérait que l’ex-esclave Massilien tienne parole et l’élimine ! Manifestement, ils ne s’étaient pas encore croisés. Dommage.

Evan n’avait pas tellement envie que l’empereur, Orssanc lui prête sa force, découvre que les phénix avaient survécu à son attaque. Il savait pourtant que ce n’était qu’une question de temps. Quand Dvorking sortirait de la torpeur de son deuil, il ordonnerait l’attaque immédiate de la Fédération des Douze Royaumes ; les dernières rumeurs de la cour donnaient la Barrière détruite. Quand il s’apercevrait que la Barrière était toujours là… Le Seigneur Evan ne donnait pas cher de sa peau. Il perdrait instantanément tout son crédit auprès de l’empereur, Orssanc lui prête sa force, et les Familles lui tourneraient le dos.

Le seigneur Evan aurait bien aimé trouver un moyen diplomatique de prendre congé, mais son épouse était toujours en pleine discussion… Il ferait peut-être mieux de se renseigner davantage sur ses amitiés. Ce qui lui éviterait des moments gênants comme celui qu’il était en train de vivre.

–Vous n’avez pas entendu parler du dernier combattant des arènes de Ferris ? demanda Evan d’un ton dégagé.

–J’aurais dû ? Ces frivolités ne m’intéressent pas.

–Il a terrassé un drai’kanter avec une épée courte.

Le Seigneur Evan eut la satisfaction de voir le Commandeur pâlir un instant avant de ressaisir.

–Lucas est ici ? demanda-t-il, tandis que sa main venait caresser son épée en un geste inconscient.

–Sur Anwa je ne sais pas, mais il est passé sur Arian récemment, en tout cas, répondit Evan.

Éric jura entre ses dents.

–Il y a vraiment un passif entre vous ? interrogea Evan, sa curiosité prenant le dessus sur son inimitié.

Le commandeur des Maagoïs acquiesça.

–Mon plus jeune frère. Une question d’honneur pour lui de prendre ma vie. Il essaiera tant qu’il lui restera un souffle de vie, ou il mourra en essayant. N’oubliez pas que j’ai tout abandonné pour l’Empire. Pour moi c’était une libération. Pour ma famille, ce fut une trahison. Qu’a-t-il pensé de votre implication dans l’éradication des phénix? continua-t-il d’une voix suave.

Le seigneur Evan pinça les lèvres. Voilà ce qu’il avait gagné à provoquer le commandeur…

Esbeth vint se suspendre au bras d’Éric, interrompant leur conversation.

– Il faut absolument que nous les invitions à dîner dans la semaine ! Cela fait si longtemps que je n’avais pas vu Ireth. Nous avons tant de choses à nous dire !

–Tu n’as pas besoin de ma permission, rétorqua Éric.

–Alors c’est réglé ! Ne t’inquiète pas, je m’occupe de tout.

–C’est bien cela qui m’inquiète, commenta sombrement le commandeur.

Entre ce repas et l’annonce que Lucas était sur sa piste, la journée avait bien mal commencé. Comment avait-il pu survivre alors que les phénix avaient été exterminés ? Lucas était lié à l’un d’eux, Eric en avait été certain. Jamais il n’aurait survécu à leurs affrontements sans son intervention. Pourquoi était-il encore en vie ? Le poison avait-il été moins efficace que prévu ?

Quelque chose ne s’était pas passé comme prévu, il en était certain.

Ne manquait plus qu’Esbeth réussisse à gagner une enchère et ce serait la cerise sur le gâteau. Son domaine n’était plus un refuge, il devait s’y faire. Peut-être retourner au Palais Impérial quelques temps ? Cela impliquait de laisser la maisonnée à Esbeth, mais avec Lucas dans les parages, la prudence était de mise. Il devrait augmenter les patrouilles des Maagoïs, aussi. Après tout, l’Empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force, pouvait également être une cible.

Leur différend se règlerait par un duel, il en était à peu près certain, mais Eraïm savait quand.

Le commandeur fut tiré de ses pensées par l’annonce tonitruante du début des enchères.

–Lot numéro un ! Ancienne Iko Jaspe, du Cinquième Monde Bereth. Magnifique chevelure d’ébène ; une peau sans défaut, un corps aux mensurations parfaites. Elle fera un magnifique effet dans votre boudoir. Elle possède des compétences en broderie et maitrise les arts de la chambre à coucher. Vous ne serez pas déçus de votre investissement ! Mise à prix : quatre millions, pour une heure d’enchère.

Éric grimaça et même Evan tiqua. La somme était exorbitante. Certes il ne s’agissait pas d’une simple esclave, mais quand même…

Ireth semblait plongée dans une intense concentration et Esbeth avait pâli. Elle commençait à comprendre qu’il lui faudrait faire un choix ; à ce prix-là, jamais elle ne pourrait sauver l’ensemble des Iko. Elle n’avait pas la fortune suffisante. Elle ne savait pas qui était derrière le prix de départ ; l’Arköm ou l’Empereur ? Mais une chose était sûre, celui qui avait fixé les prix les avaient très certainement condamnées à mort.

L’affichage du décompte égrenait lentement les secondes et les minutes restantes. La foule murmurait doucement, dans l’attente du spectacle qui s’offrirait bientôt à elle. Les Seigneurs et les riches marchands s’observaient du coin de l’œil. Qui oserait lancer les enchères ? Qui oserait prendre le risque de s’exposer ?

Un « dong » résonna, lugubre, pour marquer la fin de l’enchère. Esbeth glissa ses doigts dans la main de son époux.

L’Iko fut amenée à l’Arköm Samuel, qui, debout sur la gauche de l’estrade, attendait patiemment. À ses côtés, son assistante, Rivalia. La femme fit s’agenouiller l’ancienne Iko et lui releva délicatement les cheveux, presque avec tendresse, dégageant la nuque. D’un geste souple et parfait, l’Arköm la décapita, se décalant avec l’adresse née de l’habitude pour éviter d’être souillé par les jets de sang.

Le silence était tombé sur la foule. Il en restait six. La journée allait être longue.

*****

La troisième Iko venait d’être décapitée, et Evan commençait à trouver le temps long. Ils n’en étaient qu’à la moitié. L’Empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force, avait totalement immobilisé l’ensemble des Seigneurs pour la journée. Tout en se débarrassant de ses Iko. Il devait reconnaitre que c’était bien joué.

–Lot numéro quatre ! La peau couleur miel, les cheveux noirs ; originaire de Meren, c’est une perle ! Mise à prix quatre millions. Il reste une heure.

Le marchand semblait avoir noté le désintéressement de son public, nota Evan. Il ne cherchait plus à développer leurs qualités, se contentant d’une brève description physique. Le seigneur d’Arian commençait à regretter d’avoir cédé à la pression de son épouse. L’ennui le gagnait sérieusement.

Une main se leva lentement près de lui. Esbeth, s’étonna-t-il. Le Commandeur soupira à ses côtés, blasé.

–Nous y voilà, murmura-t-il.

L’épouse du Commandeur des Maagoï qui ouvrait les enchères. Autant pour la discrétion.

Cette main levée fut pourtant comme un déclic. Le seigneur Gnor signala à son tour qu’il était intéressé. Normal, nota Evan, il s’agissait de sa fille.

Esbeth et le seigneur de Meren s’affrontèrent un instant du regard. Ils bataillèrent quelque peu, mais lorsque l’offre dépassa les cinq millions, la jeune femme dut s’incliner. Elle ne pouvait se permettre de dépenser autant, même pour une ancienne amie. Pour une esclave. Et après tout, l’essentiel était fait : Sirah était sauvée. Était-ce de la déception qu’Esbeth lisait dans le regard de l’Arköm Samuel ? Le personnage l’écœurait. Il n’avait pas montré le moindre intérêt aux anciennes Iko ; du bétail qui passait à l’abattoir.

De longues minutes s’écoulèrent, mais personne ne semblait venir contester la victoire du seigneur du Troisième Monde.

–Adjugée au Seigneur Gnor de Meren, pour cinq millions cinq cents !

Un aide du marchand vint détacher l’ancienne Iko, et la conduisit à son nouveau propriétaire. Une fois la transaction conclue, il revint sur l’estrade et amena une autre esclave au-devant de la scène.

–Lot numéro cinq ! Une rareté qui nous vient de Bereth ! Une peau sombre comme le café ; des yeux clairs comme de l’ambre : une véritable pépite ! Pour quatre millions, elle est à vous ! Il vous reste une heure.

Quatre mains se levèrent simultanément dans la foule. Evan sourit malgré lui. Le vieux Gnor n’avait agi que par amour pour sa fille, mais il avait montré qu’il était possible d’enchérir sans être foudroyé par le courroux d’Orssanc. Dommage qu’elle n’ait pas été la première ; mais sa présence avait d’ores et déjà sauvé ses consœurs. Evan vit le seigneur de Meren quitter la place avec ses gens et son prix ; nul doute que d’autres suivraient peut-être. Les enchères duraient depuis trop longtemps, et ceux qui étaient là pour le spectacle commençaient à se lasser.

Le « dong » final retentit.

–Oui ! s’écria Ireth en sautillant de joie.

Elle sauta à son cou et l’embrassa. Surpris, il se demanda ce qui la mettait dans un tel état.

–J’ai gagné, Evan, elle est pour nous !

Le Seigneur d’Arian pâlit, sous le regard goguenard du Commandeur. Il n’avait pas du tout suivi.

–Combien ?

Son épouse eut la décence de rougir un peu.

–Les prix se sont un peu envolés, admit-elle. Neuf millions cinq cents.

–Ah oui. Un peu. Plus du double de la mise de départ, ricana-t-il.

–Oh, Evan ! Ne fais pas ta mauvaise tête.

–Va donc la chercher, maugréa-t-il.

Elle lui planta un baiser sur la joue et claqua des doigts pour que ses deux esclaves l’accompagnent chercher son bien.

Evan soupira. Neuf millions cinq cents ! Il se targuait de ne pas être pingre, mais quand même ! C’était une sacré somme. Tout ça pour une esclave qui se révèlerait certainement inutile à quoi que ce soit. Pour le coup, il regrettait presque d’avoir libéré son dernier esclave. Soixante mille pour un Massilien noble, soldat d’élite avec l’expérience du combat, ça ça avait été de l’argent bien investi. Dommage qu’il ait dû le laisser partir, mais il tenait à sa tête.

Bien, si Ireth avait trouvé son esclave de maison, il ne voyait plus de raison à rester ici. Il n’aurait qu’à se fondre dans la masse de la noblesse qui quittait les lieux.

–Belle soirée à vous, Commandeur, Dame Esbeth, salua-t-il en les quittant.

Un peu de politesse ne pouvait pas faire de mal, et peut-être que le Commandeur s’en souviendrait.

*****

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