Prisonnier

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L’on était à l’heure la plus profonde de la nuit ; des lambeaux de nuage parfois couvraient la lune et épaississaient les ténèbres, parfois la laissaient darder un rayon d’argent. A la faveur de cette intermittence, Mélisande s’était glissée jusqu’au ru qui courait à travers le camp des rebelles, un baquet à la main. Puis elle se dirigea vers ledit camp comme si elle en revenait ; quelques sentinelles levèrent les yeux à son approche, mais se rassérénèrent en reconnaissant une silhouette féminine qui semblait apporter de l’eau.

Gardant un pas rapide pour paraître savoir où elle allait, Mélisande parcourut le camp, déboussolée. Elle murmura à voix basse : « Sainte Vierge, guide mes pas ! » Les tentes sur son chemin défilaient sans se distinguer ; jusqu’à l’une d’elle, plus luxueuse que les autres, que Mélisande estima devoir être celle du comte de Chester. Elle s’y dirigea, s’en remettant à la Providence. Alors qu’elle passait devant un des pavillon, un chant ténu atteignit ses oreilles et elle se figea comme statue de sel. C’était une mélodie qu’elle avait entendue plusieurs fois : un lai d’amour que son ancien patient lui jouait sur son lit de guérison. Elle s’approcha à pas de loups de l’origine du chant jusqu’à n’avoir plus de doute : à l’intérieur de la tente, Silence fredonnait pour tromper son désespoir. Mélisande adressa un remerciement silencieux au Ciel. Un soldat se tenait devant l’entrée : après avoir vérifié qu’aucun œil ne l’espionnait, la jeune femme se glissa à l’arrière de la tente et plongea la main dans le baquet, qui en fait d’eau contenait des nippes qui dissimulaient un couteau. Avec la lame Mélisande déchira juste assez le tissu pour pouvoir se faufiler sous les pans. Silence était assis contre le pilier qui maintenait la structure, les mains liées derrière lui ; en la voyant, il écarquilla les yeux et peu s’en fallut qu’il ne poussât un cri. La jeune femme lui fit aussitôt signe de poursuivre son chant de peur que son interruption n’alerte le soldat de faction. Silence s’exécuta aussitôt, mais quiconque aurait prêté une oreille attentive aurait pu s’apercevoir que sa voix avait changé et que l’espoir se mêlait à la tristesse de ses vers. À peine Mélisande eut-elle défait les liens de Silence qu’un pas et une voix se fit entendre à l’entrée de la tente : le comte de Chester, qui congédiait le garde. Mélisande se rua derrière un coffre juste derrière le chevalier et celui-ci reprit promptement sa position de prisonnier ; à ce moment, le comte parut.

– Bonsoir, chevalier. Je suis navré de devoir vous traiter ainsi ; mais peut-être pourrons-nous trouver un arrangement plus digne. Vous vous étonnez peut-être de ce que je vous ai isolé des autres prisonniers. Le champ de bataille n’est pas propice aux discussions, aussi ai-je dû écourter la nôtre, mais j’espère bien maintenant pouvoir la reprendre plus paisiblement – et sans témoin.

Silence ne songeait qu’à Mélisande et à sa terreur qu’elle soit découverte ; il répondit pour focaliser sur lui l’attention du comte.

– C’est-à-dire que je suis un peu occupé en ce moment, mais vous me le demandez si gracieusement que je puis peut-être vous accorder un peu de temps.

Conant sourit avec amusement.

– Votre verve est aussi vive qu’on me l’a dit et vous ne perdez pas votre cœur une fois réduit à merci. Allons, vous me plaisez. Je vous l’ai dit, j’étais autrefois un grand ami de vos parents, le chevalier Cador et la dame Euphémie. Ces jouvenceaux s’aimaient d’un grand amour et, croyaient-ils, en secret. En vertu de l’interdiction que le roi, à cause de la querelle des jumelles, a fait peser sur les femmes, Euphémie avait perdu le titre d’héritière de Cornouailles. J’ai convaincu le roi, qui devait beaucoup à l’un comme à l’autre, de récompenser Cador en lui donnant ce comté, ensuite de récompenser Euphémie en lui donnant Cador ; il a accepté l’un et l’autre : ainsi votre mère a récupéré son fief et acquis l’époux de son cœur. Vous le voyez, c’est grâce à moi si aujourd’hui vos parents sont unis et votre famille est puissante ; c’est grâce à moi si vous êtes venu au monde et paré du titre d’héritier de Cornouailles. Je vous le dis, pour peu que vous le vouliez vous n’aurez pas de plus grand ami que moi. Écrivez au comte et à la comtesse : que Cornouailles se rallie à ma bannière, et vous repartirez libre et honoré sans que rançon soit exigée.

Pendant que le comte parlait, Silence sentit que Mélisande, depuis sa cachette, lui mettait quelque chose dans la main : ses doigts se refermèrent sur un pommeau. C’était son épée, que Mélisande avait dissimulée sous sa cotte. Comme Conant se tournait de nouveau vers lui, il rétorqua :

– Ces bienfaits dont vous me parlez, il me semble que nous les devons au roi plus encore qu’à vous. Vous avez bien su le conseiller, sans doute, mais vous n’avez pas persévéré dans cette sagesse et vous êtes retourné contre votre maître. Mes parents ne sont points fols et ne trahiront pas celui qui leur a tout donné.

– Pas même pour l’amour de leur seul fils, que j’ai en mon pouvoir ?

– Mais l’avez-vous vraiment ?

Silence se leva d’un mouvement preste, brandissant son épée, et dit :

– Serez-vous assez brave pour m’affronter de nouveau sans l’aide de vos hommes ?

Conant resta abasourdi une seconde en le voyant ainsi libre et armé, mais se remit rapidement de sa surprise ; il ne put résister au défi, face à un jeune homme qu’il avait déjà vaincu avec facilité, et tira sa propre lame.

– Allons, j’ai dû te heurter le chef un peu trop fort, ou bien tu n’en as pas eu assez. Soit, les leçons s’apprennent mieux en les répétant.

Il attendit que Silence charge le premier ; au premier bruit des lames qui se heurtent, une tête brune apparut de derrière un coffre en poussant un couinement vite réprimé. Déstabilisé de cette apparition, le comte trébucha sous la pression de Silence ; il se rattrapa en appuyant sa main libre sur la structure de la tente. La lame de son adversaire aussitôt s’abattit et trancha cette main au niveau du poignet. Sous le choc, le comte lâcha son épée pour comprimer son bras blessé ; sa bouche s’ouvrit pour crier sa détresse, mais Silence le bâillonna de son bras avant que l’appel n’eut franchi ses lèvres. Le sang jaillissait à gros bouillons du moignon ; rapidement le comte tomba inconscient dans les bras de son ennemi. Mélisande jaillit de sa cachette et d’un morceau de tissu voulut garrotter le bras mutilé pour limiter le flot écarlate.

– Laisse-le, dit sèchement Silence. Il a tué beaucoup de mes compagnons. Pensons plutôt à nous. C’est un miracle si on ne nous a pas entendus, mais nous ne pouvons rester là.

Mélisande était secouée par les évènements et la dureté inhabituelle de son bien-aimé n’y arrangeait rien, mais elle tâcha de se reprendre.

– Je t’ai apporté ceci, fit-elle en brandissant les nippes de son baquet.

Silence déroula sans commentaire la longue cotte de futaine et le bonnet de servante.

– Les soldats ne se méfient pas des femmes, expliqua Mélisande. C’est ainsi que j’ai pu parvenir jusqu’à toi.

Le chevalier n’y eut pas outre objection. Tandis qu’il se dévêtait sans perdre de temps, le comte Conant reprit brièvement conscience. Sa voix sans souffle s’éleva :

– Oh, Silence, tu as bien trompé ton monde. J’en ai encore plus de regrets : tu aurais pu être à mes côtés de bien des manières.

Sur ces mots, il expira.

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