Merlin

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La forêt semblait s’enfoncer à l’infini, à moins que le chemin de Silence ne cessât de boucler sur lui-même ; le voyageur avait perdu la notion du temps, il lui semblait que la nuit et le jour ne s’alternaient pas en ce lieu comme dans le monde extérieur ; il avait le sentiment de chevaucher depuis des jours. A bout de nerfs, le chevalier s’impatienta.

– Merlin ! cria-t-il. Montre-toi ! Tu sais que je suis ici, tu sais que je te cherche ; j’ai déjà vaincu bien des obstacles que tu as mis sur ma route ; cesse de te cacher et fais-moi face en personne ! Ou as-tu peur de moi ?

Il invectiva de la sorte les environs pendant de longues minutes – jusqu’à ce qu’un rire guttural l’arrête. Puis une voix s’éleva.

– Ah, sire Silence, vous méritez bien mal votre nom ! On n’entend plus que vous dans cette forêt depuis que vous y êtes entré.

La vision de Silence se brouilla comme si la brume s’était collée à ses cils ; d’instinct, il se frotta les yeux. Quand il les rouvrit, une demeure biscornue lui faisait face, un bric-à-brac de pierre, de bois et de chaume sans guère de construction et qui ne semblait tenir que par les arbres sur lesquels il reposait. Il ne voyait personne alentour, mais la voix retentit de nouveau.

– N’êtes-vous pas fatigué de votre longue quête, chevalier ? Entrez donc : je peux me montrer plus courtois que vous ne l’êtes et ne vous veux pas autant de mal que vous m’en voulez.

Silence démonta ; il eut une brève hésitation au moment de lâcher la bride de son cheval. Puis, s’enveloppant avec soin dans sa cape, il entra hardiment dans l’étrange maison. L’intérieur lui sembla anormalement vaste ; un feu sans fumée brûlait dans un âtre sans cheminée. Un enfant était assis sur une escabelle, sa tête dépassant à peine de la table imposante à côté de lui.

– Merlin ?…

Le garçonnet se faufila entre ses doigts dès que Silence voulut le saisir comme s’il était fait de quelque fluide. La voix grinçante qui s’éleva de lui ne correspondait nullement à son âge apparent.

– Sire Silence, vous eussiez dû écouter Bisclavret : vous employez bien mal vos talents ! Vous voilà ici par ordre de votre roi qui espère de moi augmenter sa puissance, tandis que vous n’y obtiendrez rien d’autre que le droit de recouvrer votre honneur injustement bafoué. N’êtes-vous donc qu’un limier bien obéissant, un chien de chasse ? Vous êtes un chevalier de grande valeur, ce qui est très peu dire ; quant à moi, je suis le plus grand enchanteur qui fut jamais : ne croyez-vous pas que vous avez mieux à faire que cette bête capture ? Puisque vous savez si bien servir et ne savez guère que cela, soyez plutôt à mon service qu’à celui de ce roi qui vous persécute. Je saurai bien vous en récompenser, moi : je puis faire grandir votre renommée par-delà les frontières de ce monde ; je puis vous donner le corps que vous eussiez dû avoir à la naissance…

Silence vit bien que l’éloquence n’était pas l’arme la moins redoutable de l’enchanteur ; celui-ci insista :

– Pourquoi vous obstiner contre moi, chevalier ?

– Tu as fait grand tort à mon aïeul Gorlain et il est mort par ta faute. S’il ne me fallait qu’une raison, celle-ci seule suffirait.

– Cette vieille histoire ! Mais Gorlain est mort pour qu’Uter puisse concevoir le grand Arthur ; sa naissance est bien préférable à la sauvegarde du duc.

– C’est ainsi que tu vois les choses, Merlin : tu crois pouvoir manipuler les hommes à ta guise.

– Certes, et tu ne fais pas exception ! Es-tu bien sûr que ma capture ne te coûterait pas bien plus qu’elle ne te rapporterait ?

Comme l’enfant passait vivement entre ses jambes comme pour le provoquer, Silence voulut l’attraper, mais sa main encore une fois se referma sur le vide. L’enfant avait disparu et c’était un vieil homme à présent qui lui faisait face : il semblait avoir cent ans mais ses yeux étaient habités d’une vigueur surnaturelle.

– Encore cela, chevalier ! Ne comprenez-vous pas que tout ici m’obéit ? Ni le fer ni le poison ne peuvent m’atteindre !

Et le vieillard, saisissant un couteau suspendu, se l’enfonça dans le visage et le retira sans une goutte de sang. Le rire rauque se fit à nouveau entendre. Reprenant son sang-froid, Silence se remémora les paroles de l’homme-loup. « Nos yeux trompent notre esprit. » Ne sachant que faire de mieux, Silence ferma les paupières. Le bruit crépitant des flammes aussitôt disparut, en même temps que la sensation de chaleur qu’elles dégageaient ; autour de lui n’était plus que le bruissement sylvestre de la forêt. Silence tendit le bras vers où il voyait auparavant un mur et sa main rencontra la surface rugueuse d’un tronc.

– Bien ! Bien ! Tu as échappé à mon illusion ; comment feras-tu à présent pour t’emparer de moi ?

Dans la nuit où Silence s’était plongé, la voix moqueuse semblait venir de partout à la fois ; elle devenait de plus en plus criarde, puis s’acheva soudain en un croassement. Silence poussa un cri de douleur et de surprise : un bec cruel venait de larder son flanc à travers sa cape. Il entendit un battement d’ailes qui s’éloigne, mais ne put deviner la nouvelle attaque du corvidé et celui-ci le frappa de nouveau. N’osant ouvrir les yeux, Silence ne pouvait rien anticiper et tâchait de protéger sa tête dans les pans de la cape, mais se faisant se découvrait ailleurs ; l’oiseau en profitait pour attaquer sa chair nue, ouvrant des plaies profondes dans son corps. Silence levait la main au hasard mais ne réussissait qu’à se la faire pincer méchamment. Il ne voyait aucun moyen d’échapper aux assauts répétés ; la faiblesse commençait à le prendre et il tomba à genoux. Un éblouissement le prit ; mais un visage s’imposa à travers cet aveuglement, un visage plein d’amour et d’angoisse qui lui criait :

– Silence, derrière toi ! Il arrive !

La main de Silence jaillit derrière son épaule et se referma sur un cou emplumé. L’oiseau poussa un croassement de protestation et se débattit furieusement ; mais la poigne de Silence était de fer. Le chevalier se releva, ouvrit les yeux et rencontra le regard exorbité du corbeau prisonnier. Il ne semblait plus pouvoir reprendre sa forme humaine dans l’étau qui l’étreignait. Autour du chevalier, l’épaisseur des arbres s’était gorgée d’ombre et la robe de son destrier formait une tache claire. L’animal était tout agité de frayeur mais s’apaisa dès que Silence s’approcha de lui et se laissa monter sans renâcler.

– Belle bête, fais-nous sortir de cette forêt aussi vite que tu le pourras.

Le coursier galvanisé s’élança à travers les fourrés.

***

Silence maintenait fermement l’oiseau, qui, à demi étouffé, se débattait de moins en moins. Mais le chevalier lui aussi perdait des forces : le sang coulait de ses plaies et tachait la robe de sa monture. Enfin parut l’orée de la forêt : comme guidé par quelque créature invisible, le cheval avait filé comme le vent. Au moment où il dépassait les derniers arbres, Silence sans s’en apercevoir relâcha son emprise et le corbeau lui échappa ; mais ce ne fut que pour tomber au sol où il reprit aussitôt forme humaine. Silence bondit aussitôt pour l’entraver, craignant une nouvelle ruse ; mais l’homme qui lui faisait face semblait mal en point, se tenant le cou. Il paraissait plus jeune que le vieillard rencontré au cœur de la forêt, mais bien plus âgé que l’enfant. Une barbe brune et hirsute mangeait son visage et ses vêtements n’étaient guère que haillons ; on eût plutôt dit un homme sauvage qu’un puissant enchanteur. Il n’opposa guère de résistance physique à Silence mais l’invectiva d’une voix qui était presque un râle.

– Maudit chevalier ! Tu n’es pas en meilleur état que moi ; jamais tu ne me ramèneras ainsi jusqu’au roi Ebain.

Silence fit mine de ne pas prendre garde à ces paroles et jucha Merlin sur son cheval pour l’y attacher. Peu soucieux de rester en contact avec son prisonnier, il marcha devant sa monture en la guidant par les rênes. Hors de sa forêt, l’enchanteur semblait avoir perdu la plus grande partie de ses pouvoirs, excepté celui de la persuasion. Il s’appliqua longuement à affaiblir Silence par l’esprit après l’avoir affaibli par le corps. La route qui s’étendait encore devant eux parut interminable au chevalier qui progressait fort lentement, sentant la vie s’écouler hors de lui. « Il a raison ; jamais je ne parviendrai ainsi jusqu’à la cour royale. Dieu ! M’as-tu abandonné ? »

Mais, au moment où il sentit que ses jambes allaient lui manquer, sa vision troublée de fièvre discerna les silhouettes d’un homme et d’un cheval qui portait deux jeunes femmes. On cria son nom ; éperdu, ébloui, il reconnut sa sœur et sa fiancée, et à leurs côtés, Bisclavret. Florie fut la première à l’atteindre ; avec un sourire de bienheureux, Silence s’évanouit dans les bras de sa sœur.

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