1.3 Azul - Elazar

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C'était sans compter sur l'impossible : l'homme en question n'en n'était pas un.

Je le surplombais d'au moins dix mètres, cachée derrière un rocher, quand la silouhette figée s'est agitée sous un grand éclat de rire. Deux yeux noirs luisants se sont levés vers moi et une voix caverneuse, qui commence à t'être familière, m'a invitée à le rejoindre.

Alors je suis descendue.

C'était Elazar. Celui qu'on appelle l'Ours. Celui qui occupe la grotte où nous nous trouvons, et qui t'a pris sous sa responsabilité.

Sans un mot, je l'ai observé : trapu et musclé, il avait de fortes mains terminées par des ongles gris, bombés et pointus comme les miens. Ses iris noirs prenaient trop de place dans leurs orbites et me fixaient avec une lueur amusée. Sa barbe était assez courte, à l'époque, pour que je devine ce rictus légendaire qui le rend si agaçant et lui donne l'illusion de l'immaturité. Assez courte aussi, pour qu'au second éclat de rire, je découvre avec stupeur son incroyable denture. Les lèvres élastiques se retroussaient sur de puissants crocs d'ours, certes réduits à taille humaine, mais tout de même impressionnants.

Paradoxalement, le spectacle de ce physique anormal m'a rassurée. De toute évidence, cet être-là, s'il me voulait du mal, aurait pu sans effort me réduire en bouillie. J'ai même vite appris que l'image était littérale. Mais sa monstruosité me renvoyait à la mienne. Je n'étais pas seule. J'étais même bien moins étrange que lui, avec mes toutes petites dents de renards et mes yeux d'apparence humaine.

J'ai pris une grande inspiration, pour savourer mon sentiment de plénitude. Et j'ai enfin senti son odeur. Cette unique odeur de sous-bois mousseux piquée de quelques notes de résine qui n'avait pas sa place dans les plaines du Caucase.

Toujours en silence, nous nous sommes regardés. Assis là, en face de moi, il avait l'air à la fois profondément pacifique et horriblement dangereux.

Dès ce jour, il a agi comme si notre rencontre était prévue. Comme s'il était juste venu me chercher, et que la suite coulait de source. Pourquoi ? Qu'avait-il en tête ? Deviner ce qui anime Elazar était tout autant impossible alors qu'aujourd'hui. Pour toi non plus, personne ne sait ce qui l'a poussé à te recueillir et à faire ce qu'il t'a fait. Et bien que nous soyons rares, toi et moi ne sommes pas ses seuls protégés, tu vas le découvrir. Pour tout te dire, je pense qu'il n'y a pas d'explication tangible à ces agissements. La sensibilité et les élans affectifs ne répondent, après tout, à aucune logique. Surtout chez lui, il faut l'admettre !

Sans poser de question, je l'ai laissé m'emmener partout où il allait. Il m'a expliqué beaucoup de choses, enseigné un tas d'autres. Comment gérer mon corps et mes sens, les utiliser au mieux. Comment me mêler aux humains, étudier leurs coutumes pour passer inaperçue. Comment passer un temps avec des animaux sauvages sans les déranger, me faire accepter d'eux, apprendre d'eux.

Au début, sa parole était mon évangile. Je le suivais aveuglément, appliquais sans attendre toutes ses suggestions. Mais, bien sûr, tu connais l'animal, ça a fini par l'agacer. Il a peu à peu cessé de me mâcher le travail, et s'est montré plus grinçant, moqueur, provoquant. Il me cherchait, il explorait ma palette de réactions pour trouver au fond de moi une petite lueur rebelle. Et quand il l'a trouvée, il s'est attelé à la faire grandir. Il m'a appris à lire, et donné des tas de bouquins qui font réfléchir, qui nourrissent les esprits. Il m'a poussée à avoir des idées, des convictions, des colères saines. En somme, à me forger une personnalité.

Très vite, il n'est plus rien resté en moi de la petite épouse soumise, ni de la fuyarde solitaire. J'étais devenue celle que tu connais : bavarde, passionnée, énergique et si prompte à l'insulte. Oh, tu peux imaginer à quel point il a pu être pénible pour parvenir à ce résultat. Mais je lui suis reconnaissante.

Ainsi, j'ai quitté la peau d'Eldonza Puebla, et me suis moi-même présentée sous le nom qu'il m'avait donné quand il m'a trouvée, vêtue de ma trop grande robe bleue.

Aux yeux de tous, désormais, je fus Azul.

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