1.10 Azul - Elazar disparaît

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La boule au ventre, j'ai quitté l'Ecosse pour les Cévennes où Elazar veillait sur la petite famille franco-russe. Je lui ai tout raconté, au détail près, sans omettre ma glaçante rencontre avec Sasori. D'une certaine façon, les idées de Svenhild ne me semblaient inquiétantes qu'à l'ombre de cette présence silencieuse et inodore. J'espérais me tromper, mais il me semblait risqué de ne pas partager mon sentiment avec mes camarades.

Elazar, cependant, n'a dégagé de mon récit que deux choses : j'accordais un certain crédit à la curiosité scientifique de Svenhild, et celle-ci nous tendait une main royale à baiser.

Tu ne sais pas, Ysha, à quel point Elazar est effrayant quand il entre dans une colère noire. Je te souhaite de ne jamais le savoir, et surtout de ne jamais en être la cible. On le croirait toujours dans cet état d'humeur rieuse ou faussement bougonne, mais l'ours mal léché est un maître du contrôle. Il garde soigneusement toutes ses explosions pour le jour où il voudra vraiment les déchaîner. Je sais, par ailleurs, que je n'en ai eu qu'un minuscule aperçu, ce jour-là. Pourtant, aucun de mes mots ne pourra retranscrire aussi précisément l'image de l'Ours bouillonnant, dont les yeux noirs ulcérés m'écrasaient au sol sans qu'un seul geste de sa part ne fut nécessaire.

Il rugissait. Il flamboyait. Et moi, recroquevillée au sol, j'enfonçais ma tête dans mes bras en creux, priant pour qu'il dirige sa rage ailleurs. Mais sa voix vrombissante, entre deux tirades crachées dans une langue inconnue, s'adressait bien à moi. Comment pouvais-je seulement envisager d'accepter ne serait-ce qu'une partie des idées de Svenhild ? Une créature sortie de nulle part, qui veut régner sur un groupe d'âmes disparates en se faisant passer pour une sauveuse ! Le schéma s'était bien assez répété au cours de l'histoire humaine ! Il avait des milliards et des milliards d'exemples en tête. Il fallait être bien aveugle pour ne pas voir le tyran tordu qui se cachait derrière les sourires miels et l'arrogance scientifique ! La connaissance ? Ha ! Est-ce avec ça qu'elle comptait briller ? Qu'on la regarde ! Qu'on l'écoute, elle qui sait ? Je ne pensais pas qu'elle nous bénirait de la vérité, tout de même ? Elle nous dirait bien ce qui l'arrangerait, pour garder une emprise sur tous. Cette Svenhild n'était décidément que le reflet des humains qu'elle reniait.

Sangbleu, j'en ai encore les oreilles qui bourdonnent. Terrifiée, au bord des larmes, je me répétais que c'était sur Svenhild qu'il hurlait, et non sur moi. Qu'elle ose vouloir le plier, lui ? Plier tous ces êtres sauvages que nous avions visité ensemble ? Qu'elle invente l'existence d'un peuple et lui crée des besoins, pour servir sa mégalomanie ? Il ne croyait pas un tant soit peu à ses intentions bienveillantes. Et ça le mettait hors de lui.

Quand le calme est revenu, j'ai osé redresser la tête et sortir le visage de mes mains trempées de larmes. J'étais seule. Il avait disparu. Sans doute parti abattre son courroux sur sa source.

J'ai attendu, aux côtés de Ierofeï et sa famille. J'ai attendu qu'il revienne. Il ne pouvait que revenir. Et s'il ne revenait pas, c'était juste parce qu'il boudait. On saurait vite ce qu'il était advenu de Svenhild et ses compagnes. N'est-ce pas ?

Mais les mois passaient, sans nouvelle. Je n'osais pas retourner en Ecosse. Je n'osais pas quitter d'une semelle les deux petits que Svenhild lorgnait avec convoitise. Elle s'était gardée d'en faire mention, pendant notre conversation, mais j'avais encore en tête la lueur dans son œil bleu quand elle les regardait.

Huit mois de silence. Et, enfin, une lettre. Ou plutôt une note.

Je suis là où nous nous sommes rencontrés. Viens seule.

Bien qu'inappliquée, c'était l'écriture d'Elazar. Il n'indiquait pas l'endroit, probablement pour être sûre que je serais la seule qui saurais où le trouver. Ce qui signifiait qu'il se cachait. Et c'était inquiétant.

Répondre à son appel était une évidence, mais ça m'obligeait à m'éloigner des enfants. J'ai fait promettre mille fois à Ierofeï de rester sur ses gardes. Cette fois, il a pris le danger au sérieux, et il préparait leur départ pour les Amériques, lors que je suis partie. Après tout, il s'agissait de protéger sa propre descendance.

Une fois dans le Caucase, j'ai facilement retrouvé le rocher d'où j'avais vu Elazar pour la première fois. Mon instinct m'y a conduite presque directement. L'odeur de sous bois mousseux, caractéristique de l'Ours, marquait le sol où persistaient des traces de corps étendu. Un soulagement teinté d'une curiosité nerveuse m'a prise à la gorge. Je me suis assise là, et j'ai attendu. Je l'attendais depuis des mois, quelques heures de plus n'étaient pas une grosse affaire. Pourtant, agitée, seule la peur de le manquer m'empêchait de partir fouiller les montagnes à sa recherche. A chaque instant, je m'attendais à ce qu'il débarque, fringuant, moqueur...

La nuit tombait, quand je l'ai entendu arriver. Je l'ai même entendu de loin, bien avant de le voir. Et ça, c'était très mauvais signe. Ses pas étaient lourds, irréguliers, parfois traînants. Des souffles aigus et sifflants s'échappaient de sa gorge et s'amplifiaient au fur et à mesure qu'il approchait, jusqu'à devenir, pour mes fines oreilles, quasiment assourdissants. Je n'osais venir à sa rencontre. Je voyais sa silhouette claudicante grandir, poursuivre sa marche constante, déterminée, jusqu'à moi.

La première chose qu'il a fait, c'est s'asseoir. Sans rien dire. Sans même me regarder. Sa barbe n'avait probablement pas été taillée depuis notre dernière entrevue, car elle descendait jusqu'au bas de sa poitrine ; ses lèvres étaient entièrement masquées sous la toison noire. Il avait fixé un petit bâton dans ses cheveux bouclé pour dégager ses yeux, qu'il tenait fermés pour l'instant.

Pas un mot n'est sorti de ma bouche tant qu'il a lui-même gardé le silence. Je me suis accroupie près de lui, pour l'observer, sans pudeur. Il était affaibli, amoindri, blessé. Le bruit sifflant venait d'un trou gros comme le pouce dans son poumon droit, qui s'efforçait de fonctionner par réflexe. Il avait une plaie béante au-dessus du genoux gauche et il lui manquait au moins un orteil à chaque pied.

- Si tu m'avais vu sept mois auparavant, ta tête aurait été encore plus drôle à voir.

Sa voix rauque s'élevait dans la nuit avec une étrange clarté. Il avait trouvé le moyen de boucher le trou de son poumon avec sa paume pour faire cesser les sifflements et diriger l'air vers sa trachée, faire vibrer ses cordes vocales et pouvoir s'exprimer. L'opération devait demander un effort considérable. Et cet effort, il le faisait pour prononcer des sarcasmes. Quiconque l'avait mis dans cet état n'avait pas réussi à le briser : c'était toujours bien Elazar, fidèle à lui même.

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