2.1 Lesia - Famille

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Je ne sais plus bien quand les choses ont commencé à déraper. Ils disent que c'est quand Natanaïl a commencé sa puberté, mais j'ai des doutes. En tout cas, mon malaise à moi a commencé avant.

Si je m'y replonge, au moment charnière, de mon point de vue à moi, je dois avoir dans les neuf ans. Notre père nous annonce qu'on quitte la France pour aller vivre aux Etats-Unis. Ils disent que c'est pour se rapprocher de notre grand-mère et de nos grands frères, mais ils ne mentent pas très bien. L'agitation et la précipitation sont louches. Et, du coup, j'ai peur. Natanaïl, lui, a déjà entamé l'adolescence et je suis sûre qu'il est dans les confidences. Je lui pose mille questions pour lui tirer les vers du nez, mais il répond en riant qu'on va juste avoir une nouvelle vie, et connaître un peu mieux notre famille. Je ne suis pas vraiment convaincue, je veux savoir où est partie Azul et pourquoi on ne voit plus Ezéar. Il ne me manque pas vraiment puisqu'il passait son temps à me mettre en colère et à se moquer de Naïl, mais enfin, c'est quand même bizarre que du jour au lendemain, on n'entende plus du tout parler de lui. Et voilà qu'Azul est partie à son tour. Sûr, contrairement à l'Ours, elle nous a dit au revoir et à bientôt. Mais bientôt c'est flou. En tant que petite fille curieuse, je suis extrêmement frustrée qu'on ne m'en dise pas plus !

Toujours est-il que nous voilà arrivés sur la côte Est des États-Unis, à nous installer dans une grosse baraque de riche plutôt clichée, avec une grand-mère tantôt écrasante de joie tantôt aigrie. On nous désigne à chacun une chambre. Naïl et moi avons deux pièces à grands plafond et des lits à baldaquins qui grincent quand on grimpe dessus. Les employés qui entretiennent la maison y appliquent de l'huile pour y remédier aux premiers ronchonnements de Grany. Notre mère insiste pour que nous rangions nos bagages tous seuls. Elle a grandi là, mais je ne crois pas qu'elle ait jamais aimé se faire servir, et elle refuse qu'on assiste ses gosses. Du coup, nous nous entraidons.

D'abord ma chambre, séparée de celle de Natanaïl par une cloison percée d'une porte. Il y a un bureau en bois, où je range mes cahiers, crayons, dessins et quelques livres d'école en français ; une grande armoire qui n'a jamais été remplie complètement (j'ai sept tenues, pas une de plus, pas une de moins ! Je peux les dépareiller en faisant preuve d'inventivité, mais ça agace Grany) ; un lit une place qui me rend horriblement jalouse de celui de Naïl, même si mon baldaquin est plus joli que le sien et qu'on y a fait mettre exprès de jolis rideaux imprimés avec plein d'oiseaux ; et, enfin, une petite bibliothèque, plus large que haute, que nous complétons avec mes livres d'enfant, certains même dont ma mère est l'autrice et que mon père a fait publier (mes préférés, évidement, la fierté enfantine) et les recueils de contes qu'il leur arrive encore de me lire.

La chambre de Natanaïl est plus rapide à installer. Des tenues, lui, il n'en a que trois, et deux t-shirts de secours. Grany lui a fait mettre une commode et une très petite penderie où elle a mis deux costumes de nos frères aînés, devenus trop petits, pour que son nouveau petit fils ait de quoi s'habiller lors d'occasions spéciales. Naïl ne les aime pas vraiment, mais bon, il les a accepté sans rechigner.

Naïl n'a jamais été un garçon difficile de caractère, d'après ce que je me souviens. Mais il n'a jamais été doux et agréable non plus. Dans le jeu, que ce soit avec moi, des amis ou nos parents, il rit toujours beaucoup, à grands éclats, comme un fou. Il me soulève et me jette sur le lit et j'ai l'impression de voler. D'autres fois nous chantons tous ensemble et, sans faire le pitre, en gardant le même tempo, la même voix, la même attitude, il modifie discrètement les paroles comme si de rien n'était, pour nous perturber et nous faire rire. Après ça, il sourit, calme et content de nous voir joyeux.

Mais Grany trouve qu'il n'est pas assez poli. Qu'il pourrait bavarder un peu plus avec elle et ne pas la regarder dans les yeux lorsqu'elle le semonce. Quelque chose dans ses iris verts la dérange. Pourtant, cette couleur, c'est de notre grand-père qu'il la tient. Pendant trente-six ans de sa vie elle a contemplé les même nuances dans le regard de son mari. Et elle n'en dit que du bien, de ce mari défunt. Alors je m'imagine que sa gêne est ailleurs : la pâleur du teint de mon frère, les traits doux de ses paupières et de ses lèvres sont, maintenant que sa mâchoire s'épaissit, trop semblables à ceux de notre père, qu'elle n'apprécie que par bienséance et qu'elle observe souvent d'un œil oblique quand elle pense que personne ne la voit. C'est une théorie fragile, cependant : mes yeux à moi sont bleus comme ceux de papa, bien que moins clairs, et elle les aime beaucoup. Peut-être que, dans un sens, elle a du flair. Et qu'elle voit déjà en Natanaïl ce qu'aucun de nous ne soupçonne encore.

Les deux autres fils de ma mère nous ignorent la plupart du temps. J'ai du mal à les considérer comme ma famille, et c'est sans nul doute réciproque. Le plus jeune, Evan, qui doit avoir dans les vingt ans, est le seul qui se montre assez régulièrement pour voir sa mère et sa grand-mère. Il n'adresse pas une fois la parole à notre père, toise Natanaïl dès que possible, et m'adresse un sourire de pitié quand il n'arrive pas à éviter de poser son regard sur moi. Il est toujours habillé comme le fils de riche qu'il est, avec un costume cintré, sans cravate, le col de chemise ouvert, comme s'il n'y avait rien de plus confortable au monde que ce genre de tenue. Il porte au poignet une montre que je trouve très laide, et ses cheveux châtains mi-longs tombent en mèche calculées devant son regard noisette. Grany le gronde au moins trois ou quatre fois par visite pour qu'il se coiffe correctement, mais ces semonces lui font naître un petit sourire en coin rebelle qui fait pétiller les yeux de ma mère. Dans ces instants là, elle enlace ce fils qui m'est étranger et l'embrasse sur la joue. Evan n'est pas très gentil avec nous, c'est vrai, mais il n'est jamais délibérément méchant, je crois même qu'il m'aime bien, secrètement.

Mark, l'aîné de la fratrie, c'est une autre affaire. Celui là a les cheveux d'un brun sans reflet, très foncés, qui font davantage ressortir les nuances verdâtres dans ses yeux bruns clairs. Son visage ressemble beaucoup moins à celui de maman, ce qui contribue sûrement à me le rendre moins sympathique. Il fronce systématiquement le nez en passant près de Naïl et moi, comme si ça sentait mauvais. Il vient peu au manoir, mais quand il vient, il est plein de mépris et de venin, qu'il crache sous forme de piques cinglantes et directes à la moindre occasion.

Voilà à peu près les seuls rapports que nous avons avec ces frères. Cette ambiance familiale doublée des doutes que je nourris sur la disparition des amis de papa ne rend pas l'adaptation facile.

Heureusement, il y a l'école et les amies que je me fais rapidement. Amies au féminin, parce qu'ici, encore plus qu'en France, les filles jouent peu avec les garçons. Du coup, ils refusent presque tout le temps mes invitations. Ça me contrarie, parce que je m'entends mieux avec eux que la plupart des filles un peu niaises qui n'ont pas les même jeux que moi, mais bon, j'en fais pas plus de cas que ça : une ou deux sont amusantes, et puis je ne sais pas m'ennuyer ! Laissée seule, j'invente des histoires dans ma tête, je lis, dessine, fais des collages, des coloriages, mes devoirs... J'essaie de ne pas trop penser à ce qu'on ne me dit pas.

Quand il ne travaille pas, papa nous emmène en balade, Naïl et moi. Grany dit qu'il nous épuise avec ses longues marches, mais je n'ai pas l'impression d'être maltraitée ; j'en garde de bons souvenirs, même si je râle de temps en temps que j'ai mal aux pieds. S'il pleut, nous lisons, ou nous chantons, ou nous parlons russe, pour qu'il puisse nous corriger. Nous ne le parlons pas aussi bien que le Français et l'Anglais, mais nous nous débrouillons, et quand nous nous trompons, le rire de notre père naît du fond de sa poitrine pour nous envelopper de frissons. J'adore sa voix. Qu'elle soit parlée, rie, ou chantée, c'est le plus beau son que j'aie jamais entendu. J'ignore encore à ce moment à quel point ces mots prendront un goût ironique et amer.

Mais pour l'instant, mon père est encore un dieu pour moi. J'adore aussi ses cheveux auburn qui tombent raides jusqu'au bas des reins. Je voudrais que les miens soient aussi long. Mais maman refuse, à cause des poux. Alors on me coiffe toujours avec un carré aux épaules, qui ondule un peu en bas et s'épaissit de coupe en coupe. Grany me met des barrettes, mais j'ai horreur de ça, alors pour la contenter, je m'enfile des bandeaux pour empêcher mes cheveux de venir sur mon visage. Tu imagine de quoi j'ai l'air ? En jean avec des sandales et des t-shirts à volant, un bandeau coloré dans des cheveux plus blonds que maintenant. L'horreur ! Je déteste revoir ces photos de moi. Mais enfin, c'est quand même moi.

Du moins c'est moi jusqu'à mes 11 ans, avant que Natanaïl découvre ce que ça implique, d'être né avec des cellules mystérieuses dans le corps.

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