2.4 Lesia - Rejet

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L'inquiétude est légitime : nous ne le reverrons pas de cinq jours entiers.

Maman, Grany et moi restons à la maison à nous ronger les sangs, tandis que papa le cherche partout, nuit et jour. Maman a chaque jour le visage un peu plus pâle. Elle pleure beaucoup. Quand Grany lui demande des explications, elle reste vague. Je devine que la situation s'est inversée : elle sait des choses que je ne sais pas. Elle a des détails que je n'ai pas. Je n'ose pas lui poser de question, son visage m'effraie. On dirait qu'elle navigue entre la peur que Naïl ne revienne pas et la peur qu'il revienne.

Le cinquième soir, par la fenêtre de ma chambre, je vois approcher la silhouette d'un homme. Ce n'est pas papa, il est trop petit, trop carré. La lumière du perron s'allume quand il gravit les marches et, soudain, ma mémoire s'enclenche ; je le reconnais sans pouvoir me tromper.

- Ezéar !

Je me précipite en bas pour lui ouvrir avant qu'il sonne et alerte la maison. Quand la porte s'efface pour le révéler, je pose sur lui un regard différent. Grandi. Averti. Sa barbe est assez courte pour laisser voir son fameux sourire moqueur déformé par les crocs qu'il dissimule avec maîtrise. C'est d'autant plus un tour de force que ses canines sont d'une taille impressionnante en comparaison à celles de papa. L'Ours. C'est l'Ours.

- Bonjour petite chose.

Je fronce légèrement les sourcils, sachant qu'il m'appelle ainsi pour m'énerver. Il n'a clairement pas changé.

- Natanaïl s'est enfui.

- Je sais. Nous l'avons trouvé.

Mon coeur manque un battement.

- Où est-il ?

- Avec Ierofeï dans le pavillon de chasse de sa majesté ta grand-mère. Je suis venu vous chercher.

Ezéar utilise ce ton léger qui le caractérise, comme si la situation n'avait rien de grave ni d'étonnant, comme si nous nous étions vus la veille et non des années auparavant. Il lève parfois un sourcil, comme si les réponses à mes questions étaient évidentes et qu'il n'y avait bien que moi pour les poser. Et c'est avec un air exagérément paternel, qu'il poursuit en penchant la tête vers moi.

- Veux-tu bien appeler Elena ?

En serrant les dents, je cours chercher maman dans le salon. Celle-ci n'hésite pas un instant quand je lui annonce la présence d'Ezéar, mais son visage exprime davantage l'angoisse que l'espoir. D'ailleurs, c'est presque à reculons qu'elle sort de la maison pour le suivre jusqu'au pavillon. Je lui prend la main pour la soutenir mais elle la serre si fort que j'en viens à regretter mon geste.

J'attends d'être en vue de l'endroit pour me libérer de son étreinte et courir jusqu'à la porte. Ezéar rit en me voyant le dépasser. Maman, elle, semble avoir perdu sa capacité à s'exprimer et ne cherche pas à me retenir.

L'obscurité règne dans le pavillon, aucune lumière ne filtre de dessous la porte ou par les fentes des volets. Plus j'approche, moins j'y vois. Contrainte à ralentir pour ne pas trébucher bêtement, j'ai le réflexe de tendre l'oreille. Quelqu'un parle, doucement. Je reconnais le ton de papa. En réponse, il n'y a qu'un bruit sec, comme des petits coups répétitifs sur du bois. À mesure que j'avance, les coups se font plus rapides et plus forts. Papa se tait. Je m'arrête à la porte, retenant mon souffle et n'osant entrer.

- Natanaïl ?

Le bruit cesse, remplacé aussitôt par un sifflement rauque qui semble sortir d'une bouche humaine. Et soudain, un hurlement ! Long et plein de rage, ce cri m'arrache un sursaut qui me fait tituber en arrière et buter contre Ezéar qui arrive dans mon dos. Quand la voix se tait à nouveau, les coups reprennent, mais avec une violence décuplée, mêlés de grands craquements comme si tous les meubles de la pièces étaient en train de finir en petit bois.

Ezéar semble trouver ça très drôle, puisqu'il pouffe d'un rire étrangement sincère qui fait se secouer sa poitrine. D'une main ferme, il m'écarte de son chemin et entre sans s'annoncer dans l'obscurité du cabanon. Le silence y pénètre avec la même brutalité. Je n'entend plus que les bruits des insectes et du vent.

Je me retourne pour voir maman. À quelques pas de moi, elle semble statufiée. Je ne peux distinguer ses traits mais jamais sa posture ne m'a parue si tendue. Si je ne l'avais pas vue ainsi durant toute la semaine, je ne la reconnaîtrais pas.

Ezéar n'a pas pris la peine de refermer la porte du pavillon derrière lui, mais je ne peux pas y deviner la moindre forme.

- Natanaïl ?

Ma propre voix me semble fluette et mal assurée. J'aurais voulu que mon angoisse ne s'y entende pas. Peut-être que, si je peux paraître forte et sûre de moi, il sentira qu'il a une personne de plus sur laquelle s'appuyer.

Comme seule réponse, je vois la carrure de mon père se dessiner dans l'encadrement de la porte, et sortir au clair de lune pour s'avancer jusqu'à moi. Il est si grand, que son bras se plie à peine quand il pose sa main sur mon épaule. Je ne suis pourtant plus une fillette.

Je lève vers lui un regard plein d'espoir, mais il ne dit rien. C'est presque comme s'il désapprouvait ma présence. Finalement, il se détourne de moi et va vers maman, qui fait un pas en arrière, tremblante. Je les observe un moment du coin de l'oeil. Je le vois la prendre dans ses bras et la serrer contre lui. Il murmure des choses qui ne la consolent pas, puisqu'elle pousse des petits cris plaintifs, comme de douleur, et essaye de le repousser. Il la libère, sans forcer.

- Je ne peux pas Ierofeï ! Il a tué ! Il a... tué sauvagement et peut-être pire encore ! Des enfants, Feï ! Il y avait des enfants ! Et qui sait d'autre ! Est-ce qu'on sait tout ce qu'il a fait ? »

Mon ventre se tord à ces mots. La voilà, la vérité. L'horrible vérité. Incomplète et impitoyable. Verbalisée. Mon frère est un monstre aux yeux de sa mère. L'amour inconditionnel a craqué. Il n'est pas assez fort pour faire face.

Fondant en larmes, elle pivote brutalement sur elle même et s'enfuit à toutes jambes pour trouver le refuge de la maison. Papa la laisse faire. Il la regarde partir, les épaules un peu voûtées, comme sous le poids de la culpabilité et du chagrin.

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