.
Je me souviens du soir où tu m'as envoyé cette chanson. Elle est dans ma playlist "Chansons rattrapées", un titre un peu bizarre où je fourre toutes les musiques qui ont été importantes à un moment de ma vie et qui me rappellent le passé. Ce n'était pas le clip officiel, non, une image fixe, deux roses enchaînées dans les doigts vernis d'une femme, cette petite photographie au milieu d'un rectangle rose, avec des oscillations en bas qui imitaient le rythme de la musique.
Je me souviens d'avoir tremblé ce soir-là, vraiment tremblé. J'avais du mal à comprendre ce que racontait la chanson. J'apprendrais plus tard que c'était l'histoire d'un gars amoureux d'une fille elle-même en couple avec une autre fille, et il expliquait qu'il aurait aimé être cette fille-là, qu'il la jalousait à mort, qu'il avait eu envie qu'elle meure et en même temps qu'il était désolé, d'avoir ressenti tout ça pour l'autre et contre celle-là.
Cette chanson ne passe pas à la radio. En tout cas, je ne l'y ai jamais entendue - pourtant elle est assez connue. Quand je l'écoute, c'est que je veux l'écouter, c'est-à-dire que je veux me faire du mal. Je veux revenir plus de deux ans en arrière, précisément à ce soir de décembre - c'était bien en décembre, n'est-ce pas ? Tu ne saurais pas mieux que moi. Peut-être que tu ne te souviendrais même pas de quelle chanson je parle, de me l'avoir faite écouter une fois. Moi je m'en souviens, et je ne sais pas pourquoi il est resté gravé ainsi, ce moment où j'écoutais. La luminosité de l'écran me crevait les yeux, j'aurais pu simplement la baisser mais à l'époque je ne le faisais pas, je n'avais pas le réflexe. Nous discutions sur cette messagerie non instantanée qu'il fallait réactualiser à chaque minute pour lire les nouveaux messages que nous avions reçus. C'était l'interface que nous préférions, même si c'était la moins pratique. Nous ne communiquerons plus jamais comme avant, des heures durant, à nous dire que nous nous aimions - pas d'amour, oh non, il n'en était alors pas question, ou seulement sur le ton de la plaisanterie. Si nous en étions restés là, à cet amour beaucoup plus simple, beaucoup plus sain, cela nous aurait-il sauvés ? Et du mal que nous nous sommes faits, et de la peur que nous avons désormais l'un de l'autre, et de tous les mots avec lesquels on s'est immolés ? Il faudrait ne jamais parler d'autre chose que d'amitié.
J'écoute cette musique en boucle depuis le début de ce texte. Je vais peut-être enfin pouvoir me désintoxiquer, je veux dire, de ce sentiment douloureux, ce petit impact de balle qui me fige le coeur aux premières notes de la musique et qui me fait songer "Putain, que c'était beau". Je l'ai déjà fait avec beaucoup d'autres chansons, desquelles surgissaient d'autres visages et d'autres voix que je n'avais plus envie de voir et d'écouter. Ton visage et ta voix à toi je les ai longtemps gardés. Je les ai même chéris, bien après ton départ. Incapables qu'on était de se dire au revoir.
Je me désintoxique jusqu'à inscrire la chanson dans une autre dimension, un autre espace temps, celui de maintenant. Ce n'est pas si difficile que je l'imaginais, il faut seulement trouver un autre point de résonance dans le présent, susceptible d'effacer le passé. Mieux vaut que le présent soit heureux. Est-ce que mon passé, mon passé avec toi je veux dire, l'a été ? Non, et ce n'était pas de ta faute. Et ce n'était celle de personne, c'est juste que, malgré toutes les raisons qu'on a parfois d'être heureux, il manque le plus important : la décision de le devenir et de le rester, résolument heureux, en tout et pour tout, en dépit de tout. Il me manquait ça, à moi. J'avais trop besoin d'eux. D'eux, de toi, d'elle aussi. J'avais besoin, j'avais faim. Je me hais d'avoir eu faim comme ça, de serments surtout, des promesses à la pelle qu'on prononçait pour me faire plaisir et qu'on oubliait sitôt qu'elles avaient été faites. J'ai compris que c'était normal de crever la dalle et qu'il fallait aimer cette sensation de faim.
Qu'est-ce qui me reste de cette époque ? Pourquoi est-ce que j'y reviens toujours, quoi qu'il arrive de beau ou de terrible ? Demeurent une amitié cabossée, les lettres d'amour que je n'ai pas eu le courage de jeter, la terreur, à chaque fois, de tout faire foirer. C'est tout. Le reste est parti en fumée. Tant mieux. Je ne veux plus que de la fumée. De la fumée et des braises sur lesquelles souffler.
Ce n'était pas impossible de vivre sans toi. Voilà la conclusion que j'ai tirée. J'ai même pu l'élargir : ce n'est pas impossible de vivre sans elle. Sans eux, sans lui, sans vous. Ce n'est pas impossible de vivre sans les autres. Mal, honte, peur, le beau bagage que je traînais dès que quelqu'un disparaissait. Petit à petit, j'ai réussi à concevoir que les gens partiraient, changeraient, tomberaient malades et que ce n'était pas moi qui les en empêcherais. J'ai appris à ne plus chercher les regards. J'ai accepté que ce soit vrai, que "même les plus belles choses" aient une fin. L'adage est mensonger, parfois on voudrait que la douleur ne cesse jamais. Même les horreurs peuvent être belles, voilà ce que je sais.
Ce n'était pas impossible de vivre sans toi. Ce qui ne veut pas dire que c'est possible. Juste... Ce n'était pas impossible.
Commentaires
Annotations
Versions