Culture

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Mon fils Zerald me soigna la main et nous mangions tous les trois, comme à l’accoutumée. Les grands repas que faisaient jadis la tribu avaient été abandonnés : il était trop tentant de se parler, les enfants risquaient bien plus de déraper. Les enfants d’ailleurs représentaient un de nos principaux soucis : comment apprendre à parler dans un monde où l’on ne le peut pas ? Les enfants se développeraient-ils normalement dans le silence ? Impossible de le savoir pour l’instant, aucune famille avec un enfant en bas âge n’était resté. Le plus jeune avait neuf ans. Bien évidemment, nous avions décidé d’apprendre tous la langue des signes. Après ces quelques mois seulement, notre maitrise était encore bien moyenne, et certains dans le camp ne voulaient s’y résigner.

Très vite, nous avions eu besoin d’un signe pour parler de ce micro-organisme. Il a été décidé de faire un signe qui cumule deux autres signes, celui du cancer — nous utilisions celui du signe astrologique sans trop savoir si c’était le sens qu’on voulait vraiment lui donner — puis celui qui signifie « se taire ». Crabe avec les doigts en remontant du buste vers la tête, puis refermer ses doigts vers le pouce avec sa main en direction de la bouche. Son autre nom, tel que l’avait baptisé les journaux au début très rapidement, par cet anglicisme : le shutuper. De fait, oui, chacun finissait par se taire.

Nous nous étions vite demandé comment faire pour boire ou manger si le shutuper eût été partout ? Il n’était pas partout. Il était juste là où il y a du bruit, là où il y avait une voix. Une autre chose que l’on s’était rapidement demandé fut le nombre d’espèces touchées : est-ce que tous les animaux étaient touchés ? Rapidement, nous nous sommes rendus compte que seule la communication était rendue impossible par le virus. Ainsi, tous les autres bruits comme la déglutition même chez les animaux n’entrainaient pas de dégradation. Comme on peut se le douter, tous les animaux avaient rapidement perdus leur voix. Le silence se terrait doucement, entre chaque interstice du monde. Certaines espèces avaient disparu, on pensait alors que les organes atteints différaient selon les espèces.

La chose la plus bizarre, c’était que de temps à autre, on entendait un bruit d’oiseau, ou même de cerf. Les animaux possédaient donc une certaine faculté à économiser leur voix ? Nous ne le pensions pas. Mieux, nous avions observé que ce comportement se faisait systématiquement dans l’urgence : l’être humain pouvait-il lui aussi effectuer un bruit d’urgence, qui venait sans doute d’un inné chez l’animal ? Je le pensai alors. Ou le shutuper le permettait-il provisoirement ? Cette seconde thèse était celle de Jean-Lin, qui voyait dans le virus une sorte d’entité venue pour punir l’humanité de n’avoir pas bien agi sur Terre. Peu importait la raison après tout, il existait peut-être une autre façon de communiquer. Nous espérions seulement ne jamais avoir besoin de s’en occuper.

Ce soir-là, nous regardions un film, comme tous les jeudis soir. Déjà la quatorzième barre de son qui nous lâchait en sept mois. La dernière avait fait six films, un record ! Nous pensions déjà à économiser à partir de 2070, c’était donc un des derniers films non-mués ou sans sous-titre que nous regardions. Pour l’occasion, nous invitions Perrine, la petite amie de Zerald, ainsi que des voisins. En tout, nous étions douze. Quel plaisir d’entendre enfin des voix parler durant si longtemps. Ce soir, nous regardions un vieux film, un classique Français que nous aimions beaucoup Jean-Lin et moi dans notre jeunesse, « Les Aventures de Rabbi Jacob », réalisé par un certain Gérard Oury. Pas de rires, pas de larmes, tout cela était interdit. Mais nos yeux parlaient pour nous.

En cette fin d’année, nous décidions de cultiver des longues plantes rampantes tout autour d’une grande tente. Nous avions l’intuition que la nature nous protègerait de cette anomalie. Sans doute une idée trop optimiste. Mais nous devions essayer des choses. Partout dans le monde beaucoup essayaient de communiquer sans entraves : les projets de correspondance par la pensée étaient ressortis mais restaient imprécis. Surtout, ils activaient des mécanismes qui faisaient du bruit et s’abimaient rapidement aussi. Un projet de machine qui parlait en langue de signe vit le jour et réussit, mais personne ne voulait trimbaler une machine encombrante. La pensée de cerveau à cerveau pouvait aussi fonctionner, mais les effets secondaires étaient mal gérés, et à nouveau, cela était mal adapté à une utilisation quotidienne. De notre côté, nous allions de temps à autre dans cette tente afin de frapper dans nos mains, qui saignaient instantanément après le son émis. Jusqu’au jour où. Peut-être.

Tout à coup, alors que l’acteur Louis de Funès dansait avec un grain de folie, la cloche retentit... Des intrus envahissaient le camp.

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