Chapitre 2

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 Les paupières closes et le visage offert à la pomme de douche, Élie retardait l’instant où elle devrait renoncer aux bienfaits de cette pluie chaude et délassante. Sa mauvaise humeur s’estompait doucement. Elle éprouva un soupçon de remords pour Gary. Elle ne l’avait pas ménagé.

 Elle avait procédé comme souvent face à un adversaire plus robuste : enchaîner les jabs, plein visage. Des coups peu puissants, mais rapides, de ceux qui gardent à distance et agacent prodigieusement. Un jab, ça prépare une suite ; tout boxeur sait ça. Et Gary ne s’y était pas laissé prendre, du moins au début. Mais le nez, ça fait toujours mal. C’est fragile, bourré de terminaisons nerveuses, ça fait même chialer. Alors Gary avait fini par s’impatienter et par voie de conséquence, à s’exposer davantage. Un crochet du droit, plus précis que les autres, l’avait cueilli à la pointe du menton. Le cerveau n’avait pas aimé ; il avait déconnecté, direct.

 Définitivement, elle n’avait pas été tendre avec lui.

 « En même temps, il l’a bien cherché », se surprit-elle à se justifier.

 Élie soupira.

 Elle n’était pas tout à fait honnête avec elle-même. Bien sûr, la remarque sexiste de Gary l’avait mise en rogne. La vérité, c’est qu’elle était tout le temps en rogne ; comme habitée d’une rage qui, à la moindre étincelle, menaçait de s’embraser.

 Elle tendit le bras pour arrêter le mitigeur. Le geste lui fit froncer les sourcils. Machinalement, elle porta la main à son flanc gauche, puis massa son dorsal. La douleur semblait n’être que musculaire ; elle s’en sortirait avec un bel hématome.

 Après tout, lui non plus n’avait pas été tendre.

 Une poignée de minutes plus tard, Élie quittait le vestiaire, sac de sport sur l’épaule et casque de moto à la main. La salle était pour ainsi dire déserte. Ne restait que Jacob, occupé à passer consciencieusement la serpillère à la lueur des quelques projecteurs encore allumés.

 La soixantaine bien tassée, Jacob faisait partie des meubles. Sans doute avait-il lui-même boxé à une époque ? Dorénavant, c’était avant tout un passionné. Habitant du quartier, il avait d’abord commencé à venir en spectateur, puis à donner un coup de main pour le rangement, le ménage. Aussi, une fois où Samuel s’était fait une entorse à la cheville, il l’avait assisté aux entraînements des plus jeunes. De fil en aiguille, Jacob était devenu un membre à part entière du club, tout à la fois concierge, factotum et supporter.

 « Sam est déjà parti ? » l’interrogea Élie.

 L’homme s’interrompit et prit appui sur son balai.

 « Oui, manger un morceau avec celui que tu as étalé.

 — Ah ? Ils sont devenus potes ?

 — Pas vraiment, mais tu sais bien. Il n’aime pas trop laisser repartir seul un gars qui a perdu connaissance. Même si ça n’a pas duré longtemps.

 — Hmm. Faut que je m’attende à recevoir la note, alors. »

 Jacob la gratifia d’un sourire clairsemé.

 « Au moins, il ne t’a pas demandé de l’accompagner toi-même.

 — T’as raison, j’aime autant la note. »

 Le visage toujours rieur, Jacob retourna à sa tâche.

 « Besoin d’aide pour finir ? proposa Élie.

 — Et laisser mon patron faire ce pour quoi il me paye ? Sûrement pas ! »

 Élie sourit à son tour.

 « T’inquiète, je la connais, elle ne dira rien. Elle est cool.

 — Cool, vraiment ? Je demanderai son avis à… comment s’appelle-t-il déjà ? Ah oui ! Gary. Enfin, si on le revoit un jour.

 — Ouais, bon, OK. Lui aura peut-être un avis différent, mais vraiment, je peux t’aider. »

 Jacob la considéra avec bienveillance.

 « Je n’en ai plus pour très longtemps, je te remercie, Élie. C’est gentil.

 — Je n’insiste pas, alors. Je te laisse fermer. À demain, Jacob.

 — À demain, Élie. Et sois prudente, sur ton engin de mort.

 — Toujours ! »

 Lorsqu’elle sortit du gymnase, Élie marqua un temps d’arrêt.

 Adossé à un coupé sport, un jeune homme aux cheveux mi-longs patientait, les mains plongées dans les poches de son élégant costume. Une femme l’accompagnait. La silhouette parfaite en dépit de sa posture droite et de son tailleur strict, elle maintenait vis-à-vis de l’homme une distance déférente ; proche sans être intrusive.

 Élie ne put réprimer un soupir agacé.

 « Cache ta joie ! déplora son frère en allant au-devant d’elle. Tu pourrais au moins dire bonjour, Élisabeth. »

 L’agacement d’Élie s’accrut sensiblement. À l’exception de son père et de son frère, personne ne l’appelait par ce prénom qu’elle n’aimait pas. De la part du premier, elle pouvait le tolérer. Après tout, il devait lui vouer une affection particulière pour le lui avoir choisi. Venant de son frère, en revanche, elle n’y voyait qu’une provocation supplémentaire.

 « Bonjour, Julia, salua-t-elle à l’adresse de la secrétaire.

 — Bonjour, mademoiselle, répondit celle-ci en s’inclinant respectueusement.

 — Tu vas donc faire l’enfant », souffla-t-il, plus amusé que vexé.

 Décidée à regagner sa moto, Élie ôta son sac de l’épaule pour le mettre à dos. Le souvenir du crochet encaissé plus tôt par son flanc gauche lui arracha une grimace.

 « On dirait que tu as pris un sale coup ? remarqua son frère.

 — Moins que le mec en face. »

 Constatant qu’il ne suffirait pas de l’ignorer pour se débarrasser de son frère, Élie posa son casque sur le siège de sa moto et se planta devant lui.

 « Bon, si tu en venais à ce pour quoi tu es là, Andréas ? Ce n’est pas vraiment le genre de quartier que tu fréquentes, habituellement.

 — Ça, c’est sûr », concéda-t-il en réajustant sa veste de costume.

 D’un regard jeté par-dessus l’épaule de sa sœur, il considéra la devanture de la salle de boxe. Le dédain affiché par son visage en devint presque palpable.

 « Je ne comprendrai d’ailleurs jamais pourquoi père a cédé à ton caprice de racheter ce taudis. Remarque, ça ne vaut pas grand-chose, mais quand même. C’est une pure perte.

 — Peut-être parce que, contrairement à toi, tout ce qu’il fait n’est pas guidé par le profit.

 — Mouais. Il te gâte trop, si tu veux mon avis.

 — J’en veux pas », répondit-elle du tac au tac.

 Andréas leva les mains en signe d’apaisement.

 « Toujours aussi aimable, soupira-t-il. Bref, il y avait un conseil d’administration restreint, ce matin. Pourquoi n’y étais-tu pas ?

 — Un cours à la fac que je ne voulais pas manquer.

 — D’habitude, tu n’as pas tant de scrupule à sécher les cours.

 — Pas celui-là, s’impatienta-t-elle. Et puis, qu’est-ce que ça peut te faire ? De toute façon, je n’ai pas vocation à diriger l’empire familial.

 — Certes, mais il ne faudrait pas que tu le plombes, non plus. Et pour cela, ce serait bien que tu te tiennes un minimum au courant.

 — Ah ? Et qu’est-ce que j’ai manqué de si intéressant ? »

 Par précaution, Andréas balaya les alentours du regard. Un client ressortait de la maison close ; il attendit de le voir s’éloigner.

 « J’imagine que tu as entendu parler du robot passé à tabac.

 — Lequel ? feignit-elle d’ignorer. Il y en a pour ainsi dire tous les jours. »

 Inconsciemment, Élie coula un regard vers Julia, son visage à la beauté parfaite et impassible.

 « Celui dont on parle le plus.

 — Alors, j’ai bien fait de ne pas venir. S’il y a bien une certitude en ce monde, c’est qu’un robot ne peut pas s’en prendre à un humain. C’est une loi inviolable. Fin de l’histoire. »

 Élie fit mine de regagner sa moto.

 « Visiblement, il existe quelqu’un qui n’en est pas convaincu. »

 Elle s’interrompit, piquée dans sa curiosité.

 « Qui ça ?

 — Un flic, le genre prêt à remuer ciel et terre pour écarter toute zone d’ombre.

 — Et alors ? C’est louable.

 — Stupide, aussi. Question de point de vue, j’imagine. Toujours est-il que père le reçoit en ce moment même.

 — Vraiment ?

 — Vraiment. Et il se peut qu’il cherche également à te rencontrer. Je voulais te prévenir. »

 Sans feindre son étonnement, la jeune femme haussa les sourcils.

 « Pourquoi moi ? »

 Un sourire condescendant étira les lèvres de son frère. Elle regretta aussitôt sa naïveté.

 « Parce que, chère petite sœur, tu es la faiblesse des Noctua. »

 Élie tourna les talons. Elle ne lui ferait pas le plaisir de céder à sa provocation.

 « Comme toutes les femmes de notre famille avant toi », ajouta Andréas.

 Cette fois-ci, le sang d’Élie ne fit qu’un tour, de même que son corps. Le crochet du droit partit tout seul. Il emporta la joue de Julia, laquelle s’était interposée in extremis avant l’impact.

 Les yeux écarquillés, Élie recula aussitôt d’un pas, mortifiée à l’idée d’avoir frappé la mauvaise personne.

 « Je… pardon, Julia ! s’excusa-t-elle sincèrement.

 — Ce que tu peux être impulsive et prévisible, ricana Andréas. Merci d’illustrer aussi bien mon propos, Élisabeth ! »

 L’androïde tourna son visage exempt de toute trace de coup vers son assaillante.

 « C’est moi qui suis désolée, mademoiselle. Je ne peux vous laisser attenter à son intégrité physique. Renoncez, s’il vous plaît, vous risqueriez de vous blesser. »

 Le ton était poli, presque inquiet.

 Élie serra les dents. Non seulement, Julia avait protégé son frère mais, en basculant la tête au moment de l’impact, elle avait aussi veillé à ce qu’elle-même ne se brise pas le poing sur sa mâchoire d’acier.

 « Il ne te mérite tellement pas, Julia. »

 Andréas posa une main sur l’épaule de l’androïde. Celle-ci ne bougea pas d’un iota.

 « Tu peux dire tout ce que tu veux, elle ne t’écoutera pas, tu le sais bien. Elle est programmée pour m’obéir au doigt et à l’œil. »

 Dans une caresse, la main d’Andréas glissa, épousant les courbes de l’androïde, de la clavicule jusqu’à son bassin.

 « Surtout au doigt, d’ailleurs », ajouta-t-il.

 Sa sœur le foudroya du regard.

 « Tu me dégoûtes, Andréas. »

 Sans attendre de réponse, Élie enfila son casque à la hâte puis enfourcha sa moto. Le vrombissement grave du moteur couvrit les paroles de son frère.

 Elle démarra sur les chapeaux de roues.

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