CHAPITRE 10 : ARIANE

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J’attends Ariane.

Je vais beaucoup mieux. Grâce aux bons soins de Linnie, mon énergie est revenue. Je suis prête à me lancer dans l’action et à me rendre utile à la communauté en lui proposant mes services.

Cette idée me rend fébrile car je sais que ce soir, je devrai arrêter mon choix. Ne me connaissant aucun talent particulier, je doute fort que quelques heures suffiront à m’éclairer sur ma vocation. Selon Linnie, Ariane, fine psychologue, sera la plus experte pour me conseiller. En tout cas, je constate que ce n’est pas la plus ponctuelle. Sa venue se faisant désirer, j’ai le temps d’imaginer sa silhouette élancée habitée d’un tempérament calme et réfléchi quand soudain, déboule chez moi, une tornade trapue et essoufflée suant à grandes eaux. Le cube, surmonté d’une tête sans cou, garni de membres courts et épais gigotant dans tous les sens, m’adresse la parole :

- Bonjour Ysia, on se dépêche, je suis en retard, allez hop, on y va.

J’ai à peine le temps de la dévisager et de remarquer que ses bajoues tombantes, son nez épaté et ses yeux globuleux lui donnent un air de bouledogue, que nous voilà parties !

Toute la journée, j’aurai du mal à suivre cette boule d’énergie. Une seule question me taraude, comment de si petites jambes parviennent-elles à marcher aussi vite ? Je découvre rapidement que cette femme d’aspect austère, sans aucun signe extérieur de fantaisie ou de féminité, est la plus drôle et la plus percutante des personnes que j’ai rencontrées jusque-là. Elle manie l’art du sarcasme et du second degré comme personne. Je tombe très rapidement sous le charme de sa finesse d’esprit et de la justesse de ses analyses, parfois acides.

Son efficacité est redoutable. Sa vie est pensée et organisée de telle sorte qu’elle perde le moins de temps possible. Foin des fioritures chronophages. Sa coupe de cheveux très courte lui évite bien des minutes de démêlage et de coiffure, ses vêtements sans bouton, s’enfilent et se retirent en un clin d’œil, aucun accessoire superflu du genre boucle d’oreille ou autre « trompe-couillon », selon son expression.

Mon guide d’un jour connait le village par cœur, et en ambassadrice zélée, ne se lasse pas de me le faire découvrir. Au détour des chemins, elle m’en explique les fondements :

- Tu vois, Ysia, le village c’est comme un castel, tu sais, ces tours humaines que les villageois réalisaient dans le passé. L’équilibre de la tour repose sur chaque individu, sur son courage à tenir bon, le plus longtemps possible. La solidité de la tour et sa hauteur sont déterminées par la force et la ténacité de chaque personne. Rien ne tient sans le bon sens de chacun pour le bien de tous. Il faut toujours avoir ça en tête. La seule chose qui compte, c’est que la tour reste debout. Tu comprends ? C’est pourquoi les fainéants ou les rebelles ne peuvent pas rester ici. La vie y est trop dure, on ne peut pas se permettre de nourrir des bouches inutiles ou de laisser des individualistes tout remettre en question.

- Que se passe-t-il alors pour eux ?

- On leur demande de partir… Certains s’en vont d’eux-mêmes d’ailleurs, sans qu’on leur demande quoi que ce soit, car ils étouffent ici. Ils quittent le village et s’enfoncent dans la forêt pour vivre pleinement leur liberté retrouvée.

Elle rajoute, anticipant ma question :

- Ils s’imaginent souvent plus forts que tout le monde. Seulement, voilà, c’est très difficile de survivre seul, en pleine nature. Alors au bout de quelques temps, on aperçoit les vautours tournoyer dans le ciel, plus ou moins loin… On finit toujours par retrouver leurs traces. Un collier, un couteau, un arc … Quant aux corps, que tchi, nada. Dans la nature rien ne se perd !

Au petit rictus glaçant qui accompagne ses propos, je vois bien qu’elle ne plaisante pas. Mais, je n’ai pas le temps de m’apitoyer, la valse des ateliers commence. J’ai bien compris que je devais m’investir à fond si je ne voulais pas finir comme ces malheureux bougres.

Ariane m’explique que le travail, c’est simple, il y en a beaucoup, tout le temps et pour tous.

Je le vérifie très vite. Enfants, jeunes, moins jeunes, hommes, femmes, tout le monde s’affaire. Le village est une vraie fourmilière. Un tourbillon d’activités m’aspire, de la basse-cour à la pisciculture en passant par l’entomoculture, la permaculture, le tissage, le cardage, la menuiserie, la couture, la cuisine. Les fours solaires chauffent, les aiguilles s’activent, les marteaux cognent, les éoliennes tournoient. Ça sent la terre, le cuir, les animaux, la paille et la sueur. On m’initie, on me montre, on me parle technique, on me prend la main, on m’encadre, on m’entoure. Et pour finir c’est toujours avec la même moue et le même hochement de tête qu’on m’envoie faire mes preuves ailleurs.

Avec le monde du travail, je découvre l’univers du « trop » : trop lourd, trop haut, trop chaud, trop bruyant et du « pas assez » : pas assez hardie, pas assez costaude, pas assez rapide, pas assez habile...

Au fur et à mesure de la journée, l’opinion d’Ariane se forge. « La protégée de Linnie», « l’amie de Knight » n’est en fin de compte qu’une « princesse au petit pois». Etonnamment, les nouvelles circulent rapidement dans cet endroit pourtant dépourvu de systèmes de communications sophistiqués. Ma réputation d’empotée fait le tour du village comme une traînée de poudre, précédant chacune de mes arrivées. Je suis dès lors accueillie par le sourire narquois de mes nouveaux formateurs, à chaque changement d’atelier.

A leur décharge, il faut dire que tout au long de cette journée, j’aurai été d’une maladresse consternante, je l’avoue.

Plus Ariane m’observe et plus je suis gauche. Je la sens toujours derrière moi, à scanner mon âme, à sonder mon potentiel, à scruter les moindres de mes hésitations et de mes erreurs. J’ai l’impression d’être une petite souris entre les pattes d’un gros chat. Le monde du travail s’acharne à me rejeter. Les bacs à grillons m’écœurent, les brouettes chavirent, les aiguilles me piquent, les bœufs m’effraient, les échelles me donnent le tournis.

Je m’imagine déjà devoir quitter le village pour cause d’incompétence, et finir, au fond d’un ravin, picorée par de gros oiseaux gloutons.

La tournée s’achève. Nous marchons côte-à-côte Ariane et moi, le silence pour bagage. Il commence à pleuvoir. Je m’habitue à cette pluie fine qui survient à tout moment et que tout le monde ici reçoit comme une bénédiction.

Ariane retrouve la parole, lorsque nous passons devant une jolie bâtisse assez grande, aux murs de terre cuite et de briques, au toit de chaume. Elle m’explique :

- Ça, c’est le trésor du village. Cet endroit est sacré pour nous. C’est l’endroit où nous conservons tous nos livres et où nous enseignons. C’’est notre école-bibliothèque. Tu sais, les livres sont notre unique lien au savoir. Nous ne serions plus en vie sans eux. Cela fait bien longtemps que nous n’avons plus accès aux technologies de l’information ni aux réseaux d’échanges. Clandestinité oblige. Ici, pas d’écrans, pas d’ordinateurs, nos derniers spécimens ont rendu l’âme il y a bien longtemps. Les membres fondateurs nous ont laissé un bel héritage avec tous ces manuscrits. A nous de le sauvegarder et de l’enrichir. Les missionnaires nous ramènent de temps en temps de beaux ouvrages, au hasard de leurs expéditions. C’est de plus en plus rare, mais ça arrive. Ça tient à chaque fois du miracle.

J’aimerais l’interroger sur ces membres fondateurs et sur ces missionnaires, mais Ariane s’est stoppée, c’est l’heure du verdict. Je ne sens plus mes jambes tellement j’ai peur de sa décision.

- Alors, ma belle, quel est ton choix ? Quelle activité va te donner envie de sacrifier la chaleur de ton lit le matin, et les meilleures heures de tes journées ?

Soulagée, de savoir qu’elle n’envisage pas mon renvoi immédiat, je m’entends marmonner :

- La basse-cour.

- Voyez-vous ça ! La basse-cour ! Alors toi, tu m’épates, tu es surprenante ! Je t’aime bien, Ysia, tu sais. Tu n’es pas très douée pour l’instant, mais j’ai vu que tu mettais de la bonne volonté dans tout ce que tu faisais. Tu as du potentiel. Et le plus important à mes yeux, c’est que tu aies redonné le sourire à notre cher Knight. Après le départ de son amie, il en avait bien besoin, ça l’a dévasté cette histoire… A propos, il t’a dit pourquoi elle était partie ?

- Non...

Cette révélation brutale soulève tout un pan caché de la vie de Knight, et me fait douter de la confiance qu'il me porte. Interloquée, je reste sans voix, brouillant l’analyse d’Ariane qui interprète mon mutisme comme une cachoterie.

Déçue de ne pas avoir réussi à percer ce mystère qui occupe sûrement toutes les discussions du village, Ariane prend congé et m’embrasse, avant de s’éloigner, absorbée dans ses pensées.

Arrivée à une certaine distance, elle se retourne et crie :

- Rendez-vous demain, à l’aube, à la basse-cour. Tu y retrouveras Alphonse et Camille.

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