Chapitre 3

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POINT DE VUE DE LILI

— Suivez-moi, Madame Chambon.

Ce Monsieur Blanc se prend bien trop au sérieux à mon goût. Son costard a dû lui coûter dans les mille euros, et ses mocassins de cuir parfaitement cirés, n’en parlons pas !

Mais moi et mon collant filé, on a décidé de tout déchirer à cet entretien ! On va enfiler notre plus beau sourire et les éblouir ! Ouais, c’est ça, on va leur montrer !

Lili, marche pas pieds nus dehors, Lili range tes affaires, Lili coiffe-toi mieux que ça , Lili, tu aurais pu te maquiller un peu ! Toutes ces phrases, je les entends au quotidien, et les regards de ce Monsieur Blanc dans ma direction m’en ont dit bien assez long sur sa façon de penser. Mais la bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe !

— Attendez-moi là un instant, m’ordonne Monsieur Blanc après s’être arrêté devant une porte vitre dont les stores baissés laissent filtrer quelques rais de lumière.

Je n’ai pas le temps de distinguer quoi que ce soit de la pièce où j’entrerai bientôt car la porte se referme bien trop vite derrière moi.

Les poings serrés et un sourire espiègle sur le visage, déterminée, je tente d’observer par le trou de la serrure, mais je ne vois que le dos de Monsieur Blanc, qui prends la parole.

— Mon pauvre Paul, tu es passé sous un lave-auto ou quoi ?! s’exclame-t-il. Bref je voulais m’entretenir deux minutes avec toi de… mets en garde elle est…

Je ne comprends que des bribes de paroles de-ci de-là. Je colle donc mon oreille à la porte pour n’en pas perdre une miette de plus. Mais au moment au je brandis le poing triomphalement en signe de triomphe parce que j’entends distinctement la conversation, je me cogne violemment la tête dans la vitre et m’emmêle dans le store en voulant me reculer. La porte s’ouvre et je bascule en avant pour finir ma course allongée par terre sous le bureau, au pied d’une paire de chaussures de marque noires brillantes de cire quasi-identiques à celles de Monsieur Blanc.

— Je ne vous demande pas d’entrer, je suppose, Mademoiselle Chambon, constate platement une voix inconnue mais qui semble étrangement familière à mes oreilles.

Je me fige quelques secondes avant de me relever : je dois me faire des idées, où aurais-je donc entendu cette voix, vu l’allure et la manière de parler de ce type, on ne doit pas fréquenter le même monde du tout !

Et pourtant…

Je suis désormais debout, mais j’ai un hoquet de stupeur et les yeux comme deux soucoupes : c’est le malheureux du café restaurant ! Contre ma volonté, mon regard passe plusieurs fois de son visage à son entrejambe, puis se fixe définitivement sur cette dernière, sur laquelle je discerne encore des traces de mon passage maladroit.

L’inconnu se racle la gorge bruyamment, mal à l’aise, et je comprends ce qu’il essaye de me dire : mon visage est un peu plus haut, Mademoiselle Chambon, merci…. Je déglutis puis me focalise enfin sur son regard.

— Commençons… Mademoiselle Chambon, présentez-vous en cinq minutes.

Le reste de l’entretien se déroule à merveille. J’ai réussi à rester fidèle à moi-même en mettant derrière-moi la scène du café restaurant. Monsieur Blanc et l’inconnu que je sais désormais être Monsieur Lacombe se sont montrés très intéressés par mes réponses. Ils m'ont laissée les attendre dans le couloir cinq petites minutes.

C’est forcément bon signe, bon ? Pas de « on vous rappellera ! » c’est déjà mieux que ce qu’on aurait pu imaginer compte tenu de la situation.

Monsieur Blanc a ouvert la porte puis resserré sa cravate. Monsieur Lacombe s’est éclairci la voix.

— Bienvenue dans l’équipe, a-t-il déclaré, sans fioriture, avec une voix manquant si cruellement d’intonation que je serais incapable de dire ce qu’il a pensé de moi durant l’entretien.

Mais qu’importe : je suis prise ! C’est mon tout premier entretien d’embauche et il débouche sur un emploi !

Je ne contiens pas ma joie, et je lui saute au cou en criant merci encore et encore, couvrant son visage et son cou de bisous.

C’est Monsieur Blanc qui, dans un grand éclat de rire, m’éloigne de Monsieur Lacombe et m’invite à partir et à revenir lundi matin à sept heures et demie.

POINT DE VUE DE PAUL.

— Mon pauvre Paul, tu es passé sous un lave-auto ou quoi ?! Bref je voulais m’entretenir deux minutes avec toi de notre entretien de ce matin avec Madame Chambon. C’est une première pour tous les deux, et même pour elle de ce que j’ai compris. Tu es prêt ? Oui ? C’est bien ! Cela dit, je te mets en garde, elle est très spéciale… Enfin, tu en jugeras par toi-même, n’est-ce pas !

— Elle ne peut pas être pire que la gourdasse de ce matin, Hervé. Si tu savais… J’ai encore l’impression d’avoir de la glace où tu penses… Enfin, c’est pas le sujet, cette fille spéciale, elle a l’air compétente ?

— Elle est si spéciale que je suis comme toi, j’ai que son CV pour en juger… Je suppose qu’elle n’est pas tout à fait elle-même à cause du stress, elle doit être très professionnelle en temps normal. C’est bon pour toi, on la fait entrer ?

Je me rassois dans la posture la plus convaincante possible, les doigts croisés devant moi, le dos droit. Puis d’un simple signe de tête à Hervé, je fais comprendre que je suis prêt.

Mais il est encore près de moi lorsque la porte s’ouvre à la volée. C’est un véritable boulet de canon blond qui tombe à mes pieds.

Nous échangeons quelques regards, nous demandant comment réagir. Les secondes qui nous plongent tous dans le malaise s’éternisent.

— Je ne vous demande pas d’entrer, je suppose, Mademoiselle Chambon.

Hervé ouvre de grands yeux, tout aussi surpris que moi : je ne m’attendais pas à dire ça.

Lorsque la jeune femme se redresse, je déploie tous les efforts du monde pour rester impassible : c’est la maladroite du café-restaurant…

Décidément, cette blonde extravertie a le don de créer des situations gênantes, et je me racle bruyamment la gorge pour qu’elle arrête de regarder mon pantalon à l’endroit où elle avait renversé sa glace. Elle comprend l’avertissement et me regarde enfin dans les yeux.

— Commençons… Mademoiselle Chambon, présentez-vous en cinq minutes.

Je passe le reste de l’entretien à observer le moindre de ses gestes, à boire chacune de ses paroles. Elle est vraiment remarquable. Elle transpire le savoir-faire et la motivation par tous les pores. Hervé a certainement raison, le stress a du lui monter à la tête, et elle reviendra à son état normal après cette folle journée.

Hervé lui pose de nombreuses questions, dont certaines, bien que très subtiles, sont vraiment tordues. Et elle ne tombe dans aucun des pièges qu’il lui tend. Elle est aussi impressionnante sur son CV, dont aucun de nous deux ne peut plus douter de la véracité des informations données.

— Bien… Madame Chambon, attendez-nous dans le couloir quelques minutes.

Hervé vient de clore l’entretien. J’attends patiemment qu’il referme la porte.

— Ton avis, demandé-je, impassible.

— Elle est parfaite pour le poste. Et tu le sais, mais j’aimerais savoir pourquoi, toi, tu n’es pas du tout convaincu depuis le début de l’entretien.

— Elle a beau connaître parfaitement la théorie, elle m’a l’air d’être une grosse quiche. Elle ne sait pas faire un pas devant elle sans provoquer une catastrophe. C’est un boulet que l’on devra se traîner, si on décide de la prendre…

— Depuis que je te connais, tu n’as jamais été aussi dur, exigeant et intolérant. Excepté avec elle. C’est quoi ton problème avec cette jeune femme ? Elle n’est pas elle.

— Je t’interdis de parler d’elle. Et je n’ai aucun problème avec cette jeune femme, je dis juste que je pense qu’elle ne fera pas l’affaire, mais comme je suis tolérant, j’accepte de lui laisser une chance.

La vérité, c’est qu’Hervé m’a offensé, et parlé d’elle dans la même phrase, et que jamais je ne l’admettrais devant lui. Elle n’est plus rien pour moi. J’ai tourné la page. Officiellement c’est ce qui se dit haut et fort.

— Allons lui annoncer la nouvelle, avant que je ne change d’avis, marmonné-je.

L’air victorieux, Hervé ouvre la porte puis se ressaisit. L’air de nouveau sérieux, il ressert sa cravate. Je m’éclaircis la gorge pour me laisser le temps de réaliser ce que je m’apprête à dire. Ça me semble si dissonant à l’oreille. On embauche cette greluche alors qu’en attendant quelques semaines, on aurait eu quelqu’un qui fait l’affaire et qui ne risque pas de faire exploser le pays à chaque pas qu’il fait.

— Bienvenue dans l’équipe.

Cette folle me saute au cou et me couvre de baisers, si bien que j’ai peur de mourir étouffé sous son étreinte. Plusieurs fois, sans qu’elle ne s’en rende compte, ses lèvres se posent brièvement sur les miennes, qui restent obstinément closes alors que je tente de la repousser. Sa joie m’effraye et me donne envie de fuir à toutes jambes.

Hervé me connaît par cœur, et il vient à mon secours, dans un grand éclat de rire. De nouveau, j’ai l’impression de respirer, de vivre libre.

— Tu souris, me souffle-t-il à l'oreille avant d’éloigner cette boule de joie sur pattes de moi.

Les sourcils froncés, niant la réalité qu’il vient d’énoncer, je me tâte le visage. Il a raison, je souris. Et je n’arrive pas à arrêter malgré ma volonté.

Pourquoi cette sotte arrive-t-elle à me faire sourire alors que je ne le souhaite pas ? Il y a d’autres personnes pour qui j’aimerais sourire ainsi mais en suis incapable…

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