Chapitre 5

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POINT DE VUE DE PAUL

La journée a si bien commencé et semble si prometteuse. Les rapports financiers que j'ai sous les yeux sont vraiment encourageants : la société se porte très bien, pour voir qu'elle en est encore à ses balbutiements. Tous nos clients sont pleinement satisfaits et certains sont devenus de fidèles clients qui ne jurent plus que par notre boîte. J'ai vraiment hâte de faire part de ces récents résultats à Hervé !

Je savoure une longue gorgée de mon café noir, satisfait, lorsque le carillon de l'entrée tinte. Je ne détourne pas mon attention de l'écran de mon ordinateur : j'en bien trop à faire avant huit heures.

Vendredi, après le départ de Lili Chambon de nos locaux, Hervé et moi avons discuté longuement, et il a été décidé que je serai celui qui l'accueillerai, lui présenterai notre personnel et lui ferai visiter les différents espaces alloués à la société.

Cette femme est une véritable catastrophe ambulante, je ne peux que me méfier ! À coup sûr, je vais prendre du retard dans les dossiers à cause d'elle...

— Hey, mon frère ! me salue joyeusement Hervé, me prenant par surprise.

Il ne passe jamais par le café le matin, il aime profiter un maximum de son lit et arriver exactement à huit heures, au mieux à huit heures moins cinq.

— Qu'est-ce que tu fais là ‽ m'étonné-je.

Il ne répond pas immédiatement. Il desserre la cravate grise autour de son cou tout en faisant signe à la jeune serveuse puis s'assoit en face de moi.

— Bonjour, qu'est-ce que je vous serre ?

— Un frappuccino caramel, ton numéro et ton prénom, ma jolie.

Il fait un clin d'œil séducteur à la jeune femme, dont les joues rosissent sous la flatterie.

— Tu travailles trop. Je ne suis plus que ton associé. Je veux aussi être ton meilleur ami, comme avant... se plaint-il alors qu'elle s'éloigne.

Je ne sais pas si je suis touché par son amitié fidèle, ou furieux contre lui parce qu'il a raison. Je l'ai clairement négligé... depuis elle. On ne fait plus rien ensemble en dehors de la société et je me ferme comme une huître lorsqu'il s'engage sur d'autres sujets de conversation que le travail.

C'est douloureux de réaliser l'ami déplorable que je fais. Il est comme mon frère, pourtant. Il devait même être mon témoin...

— Voilà pour vous ! chantonne la serveuse en revenant avec le frappuccino caramel.

Fébrile, elle se passe une main dans les cheveux, hésitante. Puis elle se penche au-dessus d'Hervé pour lui murmurer à l'oreille, mettant en avant sa poitrine pour lui sans vraiment s'en rendre compte.

Il lui chuchote à l'oreille en retour et elle s'empourpre en acquiesçant. Puis elle sort son téléphone de la poche centrale de son uniforme, le déverrouille et le lui tend. Il s'envoie un SMS pour avoir le numéro de la jeune femme. Avec des gestes que je sais délibérément lents, il approche ses mains du ventre de la jeune femme et, sans la toucher, laisse retomber le téléphone dans la poche de son uniforme. Elle frémit, rougissant davantage à sa proximité, et se hâte de se soustraire à son regard en se dirigeant vers de nouveaux clients.

Hervé est si sûr de lui, si fier. Je ne sais pas ce qu'il me prend, mais son comportement m'agace : son style de vie et son côté Don Juan ne m'ont jamais dérangé, pourtant...

— Pourquoi tu lui as demandé son prénom ? Elle n'est qu'une chatte de plus dans la liste infinie de tes conquêtes, n'est-ce pas ? le questionné-je, amer. Tu l'auras oubliée à la seconde où elle aura quitté ton lit...

Je grimace à mes propre mots : ils reflètent sa manière à lui de parler des femmes, pas la mienne.

— Moi, je vis. Pour toi, le temps s'est figé quand elle est partie. Tu dois tourner la page, mon frère, elle ne reviendra pas. Peut-être que toi aussi, tu devrais t'oublier dans une chatte humide au moins le temps d'une nuit. Tu te complais dans ta souffrance et ta solitude, et je n'aime pas ça... Ouvre-toi au bonheur !

Il met un billet sur la table et s'apprête à se lever pour partir, mais pour une raison que j'ignore, il se ravise et reste assis avec un petit sourire énigmatique alors que le carillon à l'entrée du café tinte à nouveau.

J'ouvre la bouche pour parler, mais une voix féminine, enjouée et forte, m'en empêche, faisant profiter tout le café de sa vie apparemment palpitante.

— J'ai couché avec Martin, il me faudra plus qu'une glace et un café !

Je me retourne pour regarder en direction de cette voix... et je me sens bouillir de l'intérieur. C'est plus fort que moi, je crispe la mâchoire et serre les poings.

Putain. De. Lili. Chambon.

— Attends le Martin ‽ demande avec excitation la serveuse qu'Hervé vient de séduire.

— Oui, le Martin !

Le sourire d'Hervé s'agrandit. Je me dis que le spectacle de femme libérée que nous offre notre nouvelle employée l'amuse. Puis je réalise que c'est moi qu'il fixe avec attention.

Je tente de contrôler mes réactions. Mais j'ai l'impression d'échouer lamentablement. Je n'ai rien ressenti depuis si longtemps que je suis submergé et ne sais plus faire face à de telles tempêtes émotionnelles.

— Comment c'est arrivé ‽

Malgré moi, je tends l'oreille, curieux de la réponse de cette empotée de Lili.

— Un lit, moi nue, lui nu, et BIM papa dans maman, rien de plus classique !

J'avale ma gorgée de café de travers, choqué, non pas par sa folle nuit, mais par sa capacité à en parler sans tabou, sans honte et sans la moindre discrétion, au milieu d'inconnus qui la dévisagent.

Son amie pouffe alors que les yeux d'Hervé pétillent d'amusement tandis qu'il me fixe. Je connais ce regard...

— T'es con, Lili ! Je veux tout savoir ! s'exclame la serveuse. Il est comment au lit ? demande-t-elle plus bas, si bien que je peine à l'entendre.

— Tu sais que j'ai toujours été une crieuse pendant l'amour, donc je sais pas si ça veut dire grand-chose, mais il était parfait ! Le truc, c'est que je préfère mes coups d'un soir dont j'ignore le prénom et que je ne reverrai jamais ! Aucun engagement ! Le mariage et les enfants, non merci ! Je v...

Durant toute sa tirade, j'écarquille les yeux. Hervé, lui, lutte contre le fou rire en observant mes réactions.

— Heu... Lili ?

— J'adore le sexe m...

— Chhhhhh, tais-toi, Lili !

Le regard de Lili plonge dans le mien et je repense aux paroles d'Hervé.

« Moi, je vis. » : il a raison... je dois vivre moi aussi.

— Elle est parfaite pour l'oublier : tu devrais coucher avec elle, assure-t-il d'une voix basse, audible de moi seul, sans une once d'hésitation.


POINT DE VUE DE LILI

Le regard de Paul est aussi glacial que celui d'Hervé est rieur. Quant à Margotte, elle est si perturbée qu'elle en oublie de retirer ses mains de mon menton.

— Vous vous joignez à nous ? m'invite Hervé.

— Bien sûr ! réponds-je, sans me démonter.

La honte est un sentiment inutile : ce qui est fait est fait et le temps ne peut pas être remonté !

Je me libère des mains de Margotte, me lève avec assurance et m'installe à leur table, sans me soucier du regard noir que lance Paul à Hervé.

— Vous vous réunissez avant le travail chaque matin ‽ m'enquiers-je. C'est sympa pour entretenir un lien cordial entre collègues !

Paul commence à répondre quelque chose, mais la voix d'Hervé recouvre la sienne. Tout en parlant, il retient le bras de Margotte, qui s'était retournée pour partir continuer son travail et ainsi nous laisser seuls. Sans avoir le temps de réagir et de dire quoi que ce soit, elle se retrouve assise sur les genoux d'Hervé, rouge comme une tomate.

Je lui fais un clin d'œil pour lui transmettre un peu de ma confiance en moi : je peux lire dans ses yeux qu'il lui plait mais qu'elle n'aurait jamais osé quelque chose comme ça s'il ne l'avait pas eue par surprise.

— Reste avec moi, beauté ! Bien sûr, tous les matins sans exception ! Vous êtes bien évidemment conviée. C'est essentiel, le lien cordial, comme vous dites, ma jolie Lili !

Il joue avec les cheveux à la naissance de la nuque de Margotte, qui frémit. Paul se redresse en toussotant, tendu.

— Veuillez m'excuser...

Il se lève, réajuste son costume et resserre sa cravate avant de se diriger vers les toilettes. Je ne le comprends pas : l'amour est tellement beau à regarder, alors pourquoi il le fuit ‽ L'électricité crépite entre Margotte et Hervé, c'est une évidence : je m'en réjouis alors pourquoi pas Paul ‽

— Il est...

— ... fou de désir pour toi / vous, complètent Margotte et Paul en même temps.

Ils se contemplent, interdits, puis ils éclatent de rire : si ces deux-là ne sont pas connectés, je me jette dans la fausse aux lions !

Margotte, parfois, j'aimerais être toi... 

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