Chapitre 5

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Le soir arriva lentement et des milliers d’étoiles prirent peu à peu leur place sur la vaste voûte céleste tandis que l’horizon se teintait de couleurs improbables qui jouèrent avec les longs nuages filandreux. C’était le moment de la journée que Sept préférait. Le temps semblait comme suspendu entre deux eaux alors que la clarté et l’obscurité s’affrontaient vaillamment. Mais le vainqueur de cette lutte était tout désigné et le crépuscule finissait toujours par engloutir le monde avec voracité.

Accroupi sur le toit du Hammer qu’il avait rejoint après à une énième ronde, l’hybride se perdit en contemplation et laissa son esprit divaguer. Comme il aurait aimé être l’un de ces oiseaux sauvages qu’il voyait planer avec paresse dans le couchant ! Ou encore l’un de ces ours gigantesques qu’il avait aperçus un peu plus tôt sur le glacier. Il aurait été libre de parcourir à sa guise ces terres immenses et dépeuplées sans jamais rien devoir à quiconque. Il serait allé là où bon lui semblait, il aurait flâné autant qu’il l’aurait voulu le long des lacs gelés et de l’océan intérieur ou bien il aurait pu faire le tour de la terre afin d’éprouver son endurance. Peut-être y avait-il, quelque part sur cette planète, des êtres qui valaient encore la peine d’être côtoyés. Peut-être même y avait-il encore des zones épargnées par les glaces que les hommes n’avaient pas su trouver.

Mais tout cela n’était que pure spéculation et bien vite, alors qu’il tournait la tête pour suivre du regard le vol d’une famille de guillemots dans le lointain, le frottement discret et froid du métal contre son cou le ramena à sa dure réalité. S’il voulait être libre, il allait devoir le payer au prix fort.

Avant que les dernières lueurs du jour ne meurent, le Hammer s’immobilisa au pied d’un long glacier d’à peine quatre mètres de hauteur encadré et recouvert par la neige que les vents violents avaient repoussée contre lui. Il formait un léger arc de cercle à l’endroit que Khan avait choisi pour établir le camp, ce qui protégerait l’équipe des éventuelles bourrasques nocturnes. Et puisque le véhicule n’était pas équipé pour permettre aux membres de l’équipe d’y dormir, Sept vit bientôt chacun d’entre eux sortir à la queue leu leu afin de venir planter les tentes.

Ils les disposèrent les unes contre les autres, au plus près du Hammer, face au glacier. Ils étaient ainsi parfaitement encadrés et en relative sécurité.

Debout sur le toit du véhicule, il observa leur manège sans même leur proposer son aide. Ils ne la méritaient pas. Et de toute manière, il doutait qu’aucun d’entre eux ait eu envie de lui adresser la parole. Seule Runa, la petite nouvelle, le scruta de temps à autre du coin de l’œil. Elle avait l’air passablement angoissée, même si elle le dissimulait bien, et chaque fois que son regard croisait celui de l’hybride, elle détournait la tête aussi vite que possible. Malgré la distance, Sept percevait alors son rythme cardiaque s’emballer, ce qui ne manquait pas de provoquer chez lui un rictus amère.

Il avait entendu les autres répondre évasivement aux interrogations de la jeune femme en début de journée. Maintenant qu’elle avait une vague idée de ce qu’il était, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle ait désormais peur de lui. Combien de temps lui faudrait-il pour le traiter avec autant de mépris que tous les autres ?

Malgré tout, elle paraissait rongée par la curiosité et Sept s’amusa de la voir le guetter sitôt qu’il faisait mine de se détourner du groupe pour observer l’horizon enflammé. Se croyait-elle vraiment si discrète ?

Ce petit manège dura de longues minutes après lesquelles la jeune femme se fit sermonner par Kylee qui lui reprocha de n’avoir toujours pas terminé de dresser sa tente. Avant que l’humeur de la logisticienne n’empire, Adélie se précipita au secours de la petite nouvelle et, à deux, elles parvinrent à camper le tout dernier couchage.

La voix de Khan claqua alors dans l’air, aussi mordante que le froid que l’hybride devinait de plus en plus rude sans pour autant en souffrir.

— Sept ! Kylee a détecté des formes de vies en contrebas du glacier. Tâche de monter correctement la garde cette nuit.

Des formes de vie… Cette petite idiote n’avait même pas été capable de déterminer qu’il s’agissait d’ours. Lui avait capté leur odeur depuis longtemps déjà, bien avant qu’ils n’atteignent cet endroit. Mais il se contenta de hocher sobrement la tête depuis son perchoir sans rassurer le moins du monde l’équipe quant à la nature de ces fameuses formes de vie.

Il regarda ensuite les membres de la White Reaper se partager des rations que chacun mangerait dans la tente qui lui était attribuée. Encore une fois, Runa fut la seule à le chercher du regard avant de finalement se précipiter à l’abri du froid, le cœur à nouveau palpitant. Et lorsqu’enfin, les derniers rayons de soleil s’évanouirent derrière l’infini glacé, Sept se retrouva seul.

Un bref instant, il fut tenté de se rendre au sommet du petit glacier et d’en détacher d’épais morceaux afin de les envoyer s’écraser sur les tentes. D’un regard mauvais, il chercha même quel serait le meilleur endroit possible pour cela. Mais il savait que le Réseau, connecté au collier qui l’asservissait, l’interromprait sitôt qu’il aurait compris la manœuvre. S’en suivrait alors de longs instants d’une souffrance indescriptible et tout ce qu’il aurait gagné, ce serait encore plus de méfiance de la part des humains qu’il était censé protéger.

Non. Pour se débarrasser d’eux, il allait devoir trouver une meilleure occasion. Le voyage allait être long. Il ne doutait pas que tôt ou tard se présenterait un malheur qu’il pourrait exploiter.

Dépité de devoir encore et toujours se plier aux ordres qu’on lui donnait, il se dit qu’au moins, la nuit lui appartenait. Il n’avait pas le droit de trop s’éloigner du camp, mais il pouvait se transformer à loisir et faire mine de patrouiller.

D’un bond un peu gourd, il descendit du Hammer et atterrit accroupi sur le sol recouvert d’une belle couche de neige. Ses pieds nus s’y enfoncèrent jusqu’aux chevilles et il en savoura la douceur qui s’insinua jusqu’entre ses orteils. Avec la nuit et son cortège étoilé était également venu le vent, assez calme pour le moment, mais aussi mordant qu’une meute de loups affamés. Pourtant, sur la peau de ses bras exposés, Sept ne ressentait rien de plus qu’une agréable caresse.

Un jour, le docteur Hermann avait voulu savoir quelles températures le corps de l’hybride pouvait supporter sans subir de lésions. Il avait été à la fois fasciné et déçu de constater que même l’azote liquide ne parvenait pas à le blesser. Son corps se contentait de muter instinctivement lorsque les conditions qu’il subissait étaient trop extrêmes, se parant ainsi d’une peau à l’allure écailleuse si dure que rien, ou presque, ne pouvait l’entamer.

Il ferma les yeux quelques secondes et inspira l’air piquant de la nuit avec avidité. Celui-ci n’avait absolument rien de comparable avec celui vicié et saturé d’odeurs infâmes qu’il respirait habituellement dans sa cellule. Ici, tout était pur, tout était vivifiant et il lui arrivait parfois de découvrir des senteurs qu’il n’aurait jamais imaginé pouvoir apprécier.

Ivre de cette semi-liberté qui lui était offerte l’espace de quelques heures, il laissa le monstre qui sommeillait en lui prendre le dessus et sentit aussitôt sa peau fourmiller, ses muscles se tendre et ses os craquer. Lentement, l’intégralité de son corps se recouvrit de fines écailles aussi dures que du diamant et aussi blanches que la neige qui l’entourait. Ses membres s’allongèrent, sa silhouette s’épaissit et, agacé par ses vêtements qui l’empêchaient de se mouvoir correctement, il se débarrassa tout d’abord de son tee-shirt puis de son pantalon qu’il abandonna non loin du Hammer, à même la poudreuse. Une queue longue et souple put alors se développer à partir de son coccyx et il la fit claquer tel un fouet au-dessus de sa tête.

Bientôt, il n’eut plus grand-chose d’humain. S’il avait toujours deux bras et deux jambes, ces derniers étaient bien trop longs pour être ceux d’un homme, de même que ses mains aux griffes affûtées, et les articulations en forme de Z de ses pattes arrière ne laissaient aucun doute quant à sa nature reptilienne. Son cou, autour duquel le collier paraissait un peu plus serré, supportait désormais une gueule au museau court, aux narines fendues et emplie de crocs saillants.

Certains de ses os émirent encore quelques craquements sinistres alors qu’il terminait sa transformation et il garda les yeux clos un court instant. Lorsque la douleur se fut estompée, il rouvrit les paupières et laissa échapper un râle satisfait. La nuit lui appartenait.

À quatre pattes dans la neige qui s’enfonçait à chacun de ses pas, il fit nonchalamment le tour du Hammer et resta immobile le temps de contempler les tentes. À travers le tissu en vibre de velk, il percevait le moindre battement de cœur des occupants dont certains étaient en train d’entamer leur ration tandis que d’autres pianotaient sur leur tablette.

Il s’attarda sur la tente de Runa. Celle-ci était allongée à plat ventre sur sa couchette et parlait à voix basse à quelqu’un qui paraissait lui répondre silencieusement. Il aurait tant aimé qu’elle ne suive pas le même chemin que les autres. Mais les humains étaient ainsi faits. Tout ce qui était différent ne suscitait que le mépris ou la peur, parfois les deux en même temps. Et si la jeune femme ne le méprisait pas encore, il ne faisait aucun doute qu’elle n’était désormais plus le moins du monde à l’aise avec lui.

La technophile ne s’était pourtant pas laissée démonter dans la matinée. Elle l’avait même ouvertement défié et avait soutenu son regard. Désormais, elle paraissait le fuir et le craindre.

Il s’assit devant sa tente et enroula élégamment sa longue queue autour de lui. Comment se comporterait-elle lorsqu’elle le verrait sous cette apparence pour la toute première fois ? Khan, lui, avait eu les yeux exorbités mais avait réussi à calmer sa peur assez rapidement et à retrouver son sang-froid de militaire aguerri. Kylee, une fois la peur passée, n’avait pas caché son dégoût, de même que Soren. Adélie s’était montrée indéchiffrable, comme souvent, il ignorait donc ses véritables pensées à son égard. Myron avait été le seul, une fois sa frayeur évanouie, à plus ou moins l’accepter pour ce qu’il était. Mais même l’artificier au grand cœur n’avait pas mis longtemps à se montrer désobligeant, suivant les autres dans leurs brimades et leur mépris.

À bien y réfléchir, Sept n’était pas certain d’avoir envie de savoir comment Runa se comporterait. Ses regards fuyants étaient suffisants pour savoir à quoi s’en tenir. Elle s’était déjà fait son opinion sur lui alors qu’elle n’avait même jamais entendu le son de sa voix.

L’hybride laissa échapper un léger grognement avant de se ressaisir. Quelle importance cela pouvait-il bien avoir de toute façon ? Que cette technophile le traite comme tous les autres le faisaient n’aurait rien d’étonnant. Alors pourquoi cela aurait-il dû lui tenir à cœur ? C’était ridicule !

Peut-être voulait-il seulement savoir ce que l’on éprouvait lorsqu’on était traité comme quelqu’un de normal. Au moins une fois dans sa vie… Mais il savait que cela n’arriverait pas.

Un pincement au cœur, Sept se détourna du campement et s’enfonça, la mine basse, dans les ténèbres toutes relatives que la nuit avait apportées avec elle, largement dissipées par une lune merveilleusement pleine. Il avait faim et un peu de chasse lui ferait oublier à quel point il était triste et seul.

***

Incapable de trouver le sommeil, Runa, qui ne cessait de frotter ses doigts contre son pendentif en un geste devenu automatique depuis son enfance, se retourna une fois de plus sur sa couchette. Comme c’était inconfortable ! Même les lits de l’orphelinat étaient de bien meilleure qualité ! Sans parler de la ration à laquelle elle avait eu droit pour son repas du midi, ainsi que celui du soir ! Une vulgaire barre protéinée conditionnée sous vide et deux biscuits si durs qu’elle avait cru se casser une dent dessus. Ces derniers avaient été confectionnés par la grand-mère de Myron. L’artificier les avait introduits dans le Hammer en douce, pensant faire plaisir à l’équipe. Chacun avait fait semblant d’apprécier le geste. Sauf Kylee qui avait dit tout haut ce que tout le monde avait pensé très fort. Mais loin de le blesser, la remarque acerbe de Kylee l’avait fait éclater de rire et Runa s’était une fois de plus demandée comment il pouvait rester aussi calme face à la violence de sa collègue.

Et à présent qu’elle se trouvait seule dans sa tente, le ventre à moitié vide et le corps douloureux sur sa couchette, elle ne pouvait s’empêcher de ruminer. Quoi qu’elle fasse, ses pensées se dirigeaient encore et toujours vers le même sujet : l’hybride. Comme elle refusait de se laisser submerger ainsi par toutes les questions qui l’envahissaient à son propos, elle se mit à fixer la toile de sa tente et essaya de comprendre comment un vulgaire tissu pouvait aussi bien arrêter le vent et le froid.

Adélie lui avait patiemment expliqué que c’était une matière un peu particulière qui avait été faite à partir de fibres de velk, le fameux cristal qui permettait à leur civilisation de perdurer malgré les conditions climatiques de leur planète. Mais elle avait beau retourner le problème dans tous les sens, elle ne voyait pas comment on pouvait transformer un cristal en tissu.

Les sourcils froncés, elle réalisa soudain qu’elle était à nouveau en train de penser au regard envoûtant de Seth. Aussitôt, elle ferma ses paupières si fort qu’elle commença à voir des ombres et des lumières danser devant ses yeux clos. Elle les rouvrit donc et essaya de se concentrer sur autre chose. Mais rien n’y faisait. Elle était littéralement obsédée par cet être étrange qui n’aurait clairement pas dû exister.

D’où venait-il ? Comment s’était-il retrouvé à jouer les gardes du corps pour la White Reaper ? Et surtout, était-il aussi dangereux qu’on le prétendait ?

Dans la journée, les langues s’étaient un peu déliées. Elle avait ainsi pu faire un peu plus ample connaissance avec certains membres du groupe et s’était particulièrement rapprochée d’Adélie. La doctoresse était de loin la plus amicale et la moins froide de tous et celle-ci avait fini par lui confier à voix basse certaines informations particulières au sujet de leur garde du corps. Elle avait bien senti que la jeune technophile était rongée par la curiosité et lui avait ainsi révélé que Seth avait une apparence humaine la plupart du temps, mais qu’il pouvait également se transformer et ressembler en tous points aux abominations que les Premiers Hommes avaient engendrées. Il était seulement plus petit et plus chétif que ses homologues purs-sang. Ce qui n’enlevait rien à ses capacités de destruction.

Runa avait également appris de la bouche d’Adélie que c’était grâce à son collier de contrôle qu’il ne pouvait pas s’en prendre à eux. Car même s’il était leur protecteur, il n’était qu’une bête sauvage qui n’hésiterait pas un seul instant à tous les tuer si l’occasion lui en était donnée. Néanmoins, ils n’avaient pas d’autre choix que de compter sur lui, car si par malheur des monstres leur tombaient dessus, Seth serait le seul à pouvoir les en débarrasser. Leur peau était si dure, plus encore que celle des ours polaires, que seuls les crocs ou les griffes d’un mutant pouvaient avoir une chance de percer les écailles d’un autre de ces monstres.

Même en ayant découvert tout ceci à son sujet, Runa ne pouvait s’empêcher de penser à l’hybride. Elle n’avait pas décelé quoi que ce soit de mauvais dans ses yeux si particuliers. En fait, si elle y réfléchissait bien, il avait exactement le genre de regard qu’elle-même aurait pu se lancer dans la glace : déterminé et combatif, certes, mais absolument pas celui d’un tueur.

Peut-être se trompait-elle. Peut-être s’était-elle juste laissé envoûter par le bleu glacé de ses iris et son agaçant rictus.

Runa attrapa son manteau qui lui servait d’oreiller et se le plaça devant le visage pour pouvoir laisser libre court à sa frustration en gémissant tandis qu’elle se mit à battre furieusement des jambes sur sa couchette. Pourquoi avait-il fallu qu’elle se retrouve dans cette situation ?!

Dépitée, elle se rendit soudain compte qu’elle avait terriblement envie d’aller aux toilettes. Elle consulta rapidement son bracelet et constata qu’il était plus de trois heures du matin. Et elle n’avait toujours pas réussi à fermer l’œil !

Elle lâcha un profond soupir avant de se décider à aller affronter le froid pour se rendre jusque dans le Hammer. Ce dernier possédait tout ce dont l’équipe avait besoin en terme de sanitaire, à savoir, une cabine de douche tout juste assez large pour y tenir debout et dans laquelle une cuvette pouvait se déployer. Les déchets ainsi recueillis étaient aussitôt recyclés grâce à un procédé que Kylee avait essayé d’expliquer à Runa et dont la jeune femme s’était bien vite désintéressée.

Après s’être violemment battue avec sa paire de chaussures rembourrées, Runa enfila son pull, puis son épaisse parka qu’elle ferma jusqu’au col. Elle enfonça ensuite son bonnet sur ses oreilles, rabattit son épaisse capuche par-dessus et s’employa à ouvrir sa tente.

Aussitôt, une bourrasque glaciale envahit son espace de repos et elle fut parcourue d’un frisson incontrôlable. Et dire que certaines personnes avaient choisi de prospérer à l’extérieur des cités-dômes de leur plein gré ! Il fallait vraiment être malade pour avoir envie de vivre ainsi !

Rapidement, elle referma l’ouverture afin de conserver le peu de chaleur qui restait encore dans sa tente, puis elle claudiqua jusqu’au Hammer, guidée par l’éclat argenté d’une lune presque entièrement ronde, tout en essayant de ne pas se mettre à claquer des dents. C’était le printemps et, d’après Kylee, les températures étaient plus clémentes que d’ordinaire, même de nuit. S’ils avaient été en hiver, elle se serait sans doute déjà transformée en stalagmite. Au lieu de quoi elle grimpa précautionneusement à l’échelle qui se trouvait entre les deux énormes jeux de chenilles et accéda à la porte latérale qu’elle put ouvrir grâce à son bracelet. Khan lui avait précisé que si l’envie lui prenait d’accéder au Hammer en pleine nuit pour quelque raison que ce soit, il valait mieux qu’elle emprunte cette porte-ci plutôt que de faire un raffut du diable en ouvrant la gigantesque porte arrière.

Une fois à l’intérieur, elle ôta ses gants et se frictionna les mains avec vigueur. Elle aurait peut-être dû mettre ses sous-gants en velk tout compte fait. Dans le véhicule, le ronronnement des machines et la faible clarté dispensée par les diodes du tableau de bord donnaient à l’habitacle une atmosphère quelque peu angoissante.

Runa remarqua alors que quelqu’un était installé au poste de pilotage et dormait à points fermés, les jambes étendues sur le siège d’à côté. Elle ne chercha pas à savoir de qui il s’agissait et s’empressa d’accéder aux commodités. Plus vite elle serait de retour dans sa tente, plus vite elle aurait une petite chance d’enfin trouver le sommeil.

Elle s’était demandé pourquoi le Hammer n’avait pas été équipé d’un compartiment dortoir, ce qui leur aurait évité d’avoir à affronter les dangers et le froid de la nuit. D’autant que ce n’était pas la place qui manquait dans le véhicule ! Myron lui avait expliqué que, dans la mesure où à l’origine l’engin n’avait pas été conçu pour effectuer d’aussi longs voyages, ceux-ci étant trop périlleux, les ingénieurs n’avaient pas vu la nécessité de faire de la place pour d’éventuelles couchettes. À la place, ils avaient préféré épaissir le blindage et complexifier la mécanique ainsi que l’électronique de bord.

Lorsqu’elle ressortit, une violente bourrasque d’un vent piquant l’accueillit et la fit grelotter.

— Sans déconner, pourquoi je me suis embarquée là-dedans, moi ? s’interrogea-t-elle tout en descendant l’échelle avec mille précautions.

Lorsqu’elle parla, un nuage de vapeur s’éleva dans l’air et, une fois ses deux pieds dans la poudreuse, elle commença à se diriger vers sa tente. Une série de cris rauques et terrifiants parvint alors à ses oreilles. La jeune femme se figea et se tendit, le cœur battant. Était-ce le cri que poussaient les mutants ? Allaient-ils se faire soudainement attaquer ?

Instinctivement, elle chercha tout autour d’elle la présence de leur protecteur, mais elle ne vit Seth nulle part.

À nouveau, le cri terrifiant retentit et, plutôt que d’aller se mettre à l’abri, Runa, le cœur toujours battant, se dirigea vers son origine. La créature qui avait produit ce son avait parue plutôt éloignée, elle n’avait donc sans doute rien à craindre à jeter un œil. Juste un tout petit instant. Et puis, l’hybride était censé veiller sur eux, donc en toute logique, il devait être là, quelque part, à éviter que tout danger ne plane sur le groupe.

À son avant-bras, Chingu était noyé sous les couches de vêtements et n’avait donc aucune idée de ce que sa conceptrice était en train de faire. Nul doute que s’il l’avait su, il aurait fait vibrer le bracelet d’identité jusqu’à ce que Runa soit tenue au courant de ses mises en garde ponctuées d’insultes fleuries. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle se mette en danger ? Mais c’était plus fort qu’elle. Il fallait qu’elle voie ça de ses propres yeux.

Rapidement, après qu’un nouveau cri eut retenti dans la nuit silencieuse que le vent glacé balayait par intermittence, Runa avisa une arche qui s’était formée dans le glacier et dans laquelle la lune venait faire étinceler une myriade de diamants gelés. Elle se retourna pour s’assurer qu’elle voyait toujours le campement, puis s’enfonça finalement dessous.

Elle marcha à peine quelques secondes avant de devoir escalader une partie du glacier qui formait une pente légère mais néanmoins tranchante qui menait jusqu’à son sommet large et plat. Elle ne se démonta pas et, encouragée par des cris de plus en plus rauques et proches, elle se retrouva finalement tout en haut, juste au bord du précipice que formait le côté opposé à celui qui abritait leur campement.

Ce versant-là était bien plus impressionnant que ne l’était l’autre. Au lieu de quatre mètres, il devait bien y avoir là une trentaine de mètres de chute qui attendait l’imprudent qui tomberait. Précautionneusement, Runa longea le précipice vertigineux avec l’espoir de découvrir enfin d’où provenaient les cris lorsqu’ils finirent par retentir une fois de plus. Le doute n’était plus possible : les créatures qui donnaient de la voix se trouvaient sur le vaste plateau qui s’était formé face à ce versant du glacier.

Avant de se mettre à les chercher du regard, la technophile s’attarda sur le ciel qui la surplombait. Jamais, même dans ses rêves les plus fous, elle n’aurait imaginé pouvoir contempler spectacle plus incroyable. Elle avait déjà vu de nombreux ciels étoilés par le biais de ses ordinateurs et autres simulateurs de vie extérieure. Mais la supercherie n’arrivait pas à la cheville de la réalité.

Sous ses yeux ébahis, la voie lactée étendait son corps constellé de systèmes solaires inaccessibles. Des astres intemporels, dont certains étaient peut-être déjà éteints, brillaient de mille feux comme pour tenter de concurrencer la lune, et Runa surprit même la course éphémère d’une étoile filante qui disparut presque aussitôt.

Y avait-il spectacle plus merveilleux en ce monde que la voûte étoilée ? Si elle n’y prenait pas garde, la jeune femme risquait bien d’en pleurer.

Mais les râles lointains se rappelèrent à elle et Runa finit par abaisser la tête et quitter le ciel des yeux, se promettant de le contempler chaque soir avant de dormir. Puis elle fouilla en toute hâte dans l’une des multiples poches de sa parka pour y dénicher un petit objet long et cylindrique.

Khan Malberg lui avait fait un inventaire détaillé de tout ce qui se trouvait dans son uniforme et s’était assuré qu’elle s’en souvienne en lui demandant plusieurs fois dans la journée de tout lui énumérer, poche par poche. Elle avait ainsi retenu que, en plus des deux rations de secours, de la couverture de survie en velk, du pistolet à fumigène, de la cordelette également en fibre de velk surmontée de son grappin et tant d’autres choses encore, elle possédait une lunette à vision nocturne ! Elle s’était demandée à quoi tout ça pourrait bien lui servir dans la mesure où ils n’étaient pas censés quitter le Hammer de tout le trajet, si ce n’était pour les haltes nocturnes. Cependant, en cet instant, elle remercia silencieusement celui ou celle qui avait pris soin de placer tout ça dans son équipement.

Elle porta la lunette à son œil droit tout en la tenant à deux mains pour être certaine de ne pas la faire tomber. Ses gants trop épais la gênaient lorsqu’il s’agissait d’effectuer des tâches délicates. Mais elle savait que sans eux, garder ses doigts suffisamment au chaud pour éviter les engelures aurait été mission impossible.

Tout excitée par un nouveau cri plus rauque et profond que les autres, elle balaya le large plateau en contrebas à la recherche de ce qui avait bien pu le provoquer. Et quelle ne fut pas sa joie lorsqu’elle finit par tomber sur un groupe d’ours polaires dont deux étaient en pleine bagarre.

Les deux mastodontes se jetaient l’un contre l’autre, poitrail contre poitrail, en poussant de puissants râles énervés. D’après ce qu’elle avait cru comprendre, ces animaux n’étaient autrefois pas plus grands que les plus gros phoques d’aujourd’hui. En fait, lorsque les Premiers Hommes avaient provoqué l’ultime guerre qui avait indirectement fini par mener à l’anéantissement de leur civilisation, certains animaux avaient été plus lourdement touchés que d’autres par certains agents chimiques. Leur ADN s’en était directement retrouvé affecté. Quelques-uns, comme les ours, les phoques et autres mammifères aquatiques, avaient gagné en taille et en muscle, leur peau s’était durcie et leur férocité avait décuplé d’autant. Et puisque cette particularité avait été bénéfique à leur survie face au grand froid qui s’était peu à peu instauré, celle-ci s’était non seulement rependue, mais également amplifiée en à peine quelques millénaires !

Avec une grande difficulté, Runa fit pivoter une molette qui encadrait sa lunette et put ainsi zoomer sur le combat en cours. Les deux ours ouvraient grand la gueule pour tenter de se saisir l’un de l’autre sans pour autant parvenir à percer le cuir de leur peau. Ils auraient pu engloutir un homme en seulement deux bouchées et Runa était soulagée de les savoir si loin en contrebas. Jamais ils ne pourraient atteindre le campement dans la mesure où il était impossible qu’ils escaladent la paroi du glacier.

En retrait des deux combattants, trois ours plus petits, mais tout de même aussi gros que des poneys, se dandinaient nerveusement en attendant que la lutte prenne fin. Runa songea qu’il s’agissait certainement des bébés de l’un des deux plus gros ours, sans doute leur mère, laquelle luttait pour les défendre contre un charognard qui aurait voulu un repas facile. Ou alors elle se trompait complètement et ne comprenait rien à ce monde sauvage duquel elle avait été préservée durant toute sa vie.

Le vent se leva soudain et se mit à fouetter furieusement le visage de la jeune femme qui frissonna sans pour autant quitter la scène des yeux. Elle était fascinée par ce qu’elle voyait. Pour la première fois de son existence, elle observait le monde tel qu’il était réellement, sans filtre, sans pixel ni la moindre barrière technologique si ce n’était cette lunette nocturne.

Elle abaissa quelques instants l’objet et chercha la silhouette des animaux auxquels la lune offrait une ombre longue et difforme sur la glace. Malgré la distance, ils étaient encore plus impressionnants vus comme ça. La jeune femme se mit à sourire malgré le froid qui commençait à s’insinuer jusque sous ses vêtements en dépit des nombreuses couches de protection. La nature était violente, cruelle et injuste, mais ô comme elle était belle !

Sur cette réflexion, Runa se pencha un peu pour tenter de mieux voir le combat. Le précipice était suffisamment loin pour qu’elle se permette de faire encore deux pas. Ce qu’elle fit. Puis elle replaça la lunette devant son œil et recommença à zoomer pour espionner avec précision les deux animaux qui ne parvenaient pas à se départager. Elle avait la sensation de se tenir à seulement quelques mètres d’eux ! C’était aussi merveilleux qu’exaltant !

Soudain, un bruit qui n’avait rien à voir avec les cris des deux ours belliqueux retentit. Inquiète, Runa se figea et se demanda si ce n’était pas un craquement et, au moment où le sol se dérobait sous l’un de ses pieds, elle sentit une puissante force la tirer en arrière et la faire pivoter sur elle-même. Elle en fit tomber sa lunette qui dégringola sans un bruit le long de la façade de glace où la jeune femme s’était tenue une fraction de secondes plus tôt.

Sans comprendre comment ni pourquoi, elle se retrouva alors blottie contre un épais mur de muscles et, lorsqu’elle leva la tête, elle se rendit compte qu’elle était nez à nez avec Seth dont le regard luminescent braqué sur elle la transperça aussitôt. Elle ne douta pas qu’il était capable de voir dans le noir aussi bien qu’en plein jour à la manière dont les rayons de lune se reflétaient contre sa cornée.

Aussitôt, elle sentit son cœur s’emballer et sa raison défaillir. Elle voulut le repousser et se défaire de son étreinte puissante mais elle ne put que continuer de le fixer sans même être capable de cligner des paupières. C’était comme si son cerveau avait soudain cessé de fonctionner. Elle réalisa alors qu’il était terriblement beau. Mais peut-être était-ce la lune qui lui conférait cette aura mystique particulière.

L’hybride se fendit d’un rictus que Runa eut du mal à interpréter. Le cœur toujours affolé, elle parvint à reprendre ses esprits et le repoussa sans ménagement avant de retrouver l’usage de sa langue.

— On peut savoir ce qui te prend ?!

Le sourire en coin de l’hybride s’élargit davantage et Runa sentit ses joues s’empourprer lorsqu’elle réalisa qu’il n’était vêtu que de son pantalon. Il était torse nu dans le froid de la nuit et il ne paraissait même pas frissonner !

— Tu allais tomber. J’ai seulement voulu t’épargner une mort aussi violente que rapide. Tu devrais retourner te mettre au chaud sous ta tente. Tu as le visage boursoufflé par le froid.

Consciente qu’elle avait les yeux rivés sur son corps, Runa ne put que rougir plus encore sans que la température y soit pour quoi que ce soit tandis qu’elle se forçait à le regarder à nouveau droit dans les yeux. Plus tôt dans la soirée, elle avait tenté de l’observer discrètement alors que les milliers de questions qu’elle se posait à son sujet ne cessaient de la harceler. Mais à chaque fois, il avait croisé son regard et elle avait ressenti une immense gêne s’emparer d’elle. Elle avait alors aussitôt détourné la tête. À présent, elle voyait mal comment elle pourrait s’y prendre pour faire comme si de rien n’était.

Elle réalisa alors que c’était la première fois qu’elle entendait le son de sa voix. Et aussi surprenant que cela pût paraître, elle était plus douce et mélancolique que Runa ne s’y était attendue.

— Alors comme ça tu parles, tout compte fait, lâcha-t-elle, plus pour tenter de désamorcer une situation qu’elle trouvait de plus en plus gênante que pour vraiment faire la conversation.

Pour toute réponse, l’hybride se contenta de cligner des yeux avec lenteur. Maintenant qu’elle le regardait vraiment, elle ne pouvait plus nier le fait qu’il avait l’air terriblement las.

Finalement, il se détourna et commença à s’éloigner du précipice devant lequel Runa se trouvait toujours perchée. Elle regarda une dernière fois en contrebas, là où devait désormais reposer sa pauvre lunette à vision nocturne, et réalisa seulement ce à quoi elle venait d’échapper. Elle rattrapa son sauveur avant de lui frôler doucement le bras du bout de ses doigts gantés, incapable de se décider à le lui empoigner.

— Attends !

Aussitôt, l’hybride se retourna et la fixa de son regard si particulier qui empêchait la jeune femme de penser normalement. Il attendit en silence qu’elle poursuive, mais, à nouveau, elle ne put que le fixer bêtement.

— Euh, je… finit-elle par articuler.

Le vent se leva soudain, si violent qu’il balaya le haut du glacier et força Runa à maintenir les bords de sa capuche pour ne pas qu’elle se rabatte. Seth, lui, ne fut pas le moins du monde ébranlé par la bourrasque et attendit, droit comme un I, que Runa puisse à nouveau s’exprimer.

La jeune femme chercha ses mots tout en lui faisant face. Elle avait renoncé à essayer de calmer les battements chaotiques de son cœur au supplice. Pourquoi avait-il l’air si triste ? Même l’obscurité que la lune parait d’argent ne parvenait pas à masquer la lassitude de ses traits.

— Excuse-moi.

Elle ne savait pas trop pourquoi c’étaient ces mots qu’elle avait décidé de mettre en avant. Mais elle les pensait sincèrement. Et dans la mesure où elle y avait mis le ton, l’hybride sembla la croire. Son expression, jusque-là d’une certaine neutralité, parut soudain interrogative.

— Pourquoi ? s’étonna t-il.

— Tu viens de me sauver la vie et moi, tout ce que je trouve à faire, c’est de t’agresser. Je suis pire qu’une ourse mal léchée. Désolée.

Contre toute attente, Seth se mit à rire aux éclats. C’était la première fois qu’elle le voyait sourire franchement, et non pas se fendre d’un insupportable rictus. Elle se mit à sourire aussi tout en se demandant ce qui avait bien pu causer une telle hilarité. Il redevint rapidement sérieux, gardant toutefois un air presque enjoué. Mais il ne fit aucun commentaire. Il n’était décidément pas très loquace.

— Et aussi, ajouta-t-elle, merci. De m’avoir sauvée.

Il se contenta d’incliner légèrement le buste, une main sur le cœur comme pour lui dire « mais de rien », sans pour autant le formuler.

— Tu n’es pas très causant, je me trompe ? ne put-elle s’empêcher de souligner.

— Et toi, tu es une bavarde invétérée, je me trompe ?

Ce fut au tour de Runa d’éclater de rire. Il n’avait décidément rien à voir avec le portrait qu’Adélie avait pu lui dépeindre. La doctoresse en avait parlé comme d’un être inhumain et sans cœur, un monstre tout juste bon à être disséqué qu’on avait placé là pour leur servir de bouclier. La technophile peinait à croire qu’elle ait à ce point pu se tromper à son sujet.

— Tu es différent de ce que je m’étais imaginé, s’entendit-elle réfléchir à haute voix.

— Et comment est-ce que tu m’imaginais ?

Le vent emporta la fin de sa phrase tandis que Runa dut à nouveau s’emparer de sa capuche. Elle se mit soudain à claquer violemment des dents et à trembler de la tête aux pieds alors qu’un froid mordant la glaça jusqu’à l’os.

— Redescendons de là, où tu risques de te transformer en glaçon, s’amusa-t-il.

Il ouvrit la marche et redescendit le premier en passant par la pente douce qu’il franchit en seulement quelques bonds là où il fallut à Runa nettement plus de temps et de technique. Une fois la jeune femme arrivée en bas, le vent lui parut tout de suite moins agressif et piquant. Elle se frictionna néanmoins les bras avec vigueur dans l’espoir de regagner quelques degrés sous ses épaisses couches de vêtements. Mais rien n’y fit, elle avait de plus en plus froid. Pas assez, cela dit, pour rater l’occasion d’en apprendre plus sur cet être que personne, dans le groupe, ne semblait ne avoir compris.

— Pourquoi est-ce qu’ils te traitent comme ça ? s’enquit-elle aussitôt. Les autres, je veux dire. Pourquoi est-ce qu’ils te méprisent et te craignent autant ? Tu n’as pas l’air… si méchant que ça. Mais peut-être que c’est moi qui comprends tout de travers ?

Elle voyait mal comment quelqu’un qui venait de lui sauver la vie pouvait être ce monstre horrible dont tout le monde dans le groupe avait si peur. Elle n’avait jamais été du genre à suivre bêtement l’avis général et s’arrangeait toujours pour se faire sa propre opinion. Et elle se rendait compte que la majorité ne détenait souvent qu’une partie de la vérité, voire pas du tout.

L’hybride la fixa intensément dans un silence absolu. Runa lui laissa le temps dont il avait besoin, même si elle brûlait de le secouer tant sa passivité l’agaçait. Il finit par laisser échapper un discret soupir.

— Eux et moi avons un passé compliqué.

Quoi ? C’était tout ce qu’il comptait lui répondre ? Il n’allait pas s’y mettre lui aussi ! Elle voulait des réponses, et pas seulement des esquives évasives du genre « c’est compliqué » qui éludaient toute question.

— Mais encore ? insista-t-elle, se retenant d’agir comme elle en avait l’habitude, à savoir, en toute précipitation.

Seth s’adossa nonchalamment contre la paroi de glace qui les surplombait et croisa les bras. Ce geste ne lui provoqua pas même une chair de poule et Runa se força à le fixer dans les yeux afin d’éviter que son regard ne glisse malencontreusement sur son torse nu baigné de rayons de lune, ce qui n’aurait pas manqué de lui provoquer une nouvelle tachycardie ainsi qu’un rougissement incontrôlé des joues.

Lui, en revanche, ne se gêna pas pour la détailler un long moment. Après quoi il se décida enfin à faire une phrase un peu plus complète. Comme quoi, la patience avait parfois du bon.

— Je ne suis pas ici de mon plein gré, des fois que les choses n’aient pas été claires à ce sujet, avoua-t-il. Ceci (il glissa un doigt sous le collier de métal qui lui enserrait le cou) est ce qui fait de moi le petit chien bien obéissant de la White Reaper. Si je ne le portais pas, j’aurais déjà dévoré chacun d’entre eux avec la plus grande satisfaction. On peut ainsi comprendre qu’ils ne me portent pas vraiment dans leur cœur.

Le silence les engloutit à nouveau, tout juste perturbé par les cris de lutte lointains des deux plantigrades infatigables qui n’en démordaient pas. Runa se sentait tellement bête ! Adélie lui avait pourtant parlé du collier. Elle lui avait dit que l’hybride n’était qu’un monstre tenu en laisse. Cela dit, elle n’avait pas vraiment voulu y croire. Et même encore maintenant, alors qu’elle tenait ces propos de la bouche même du monstre en question, elle ne pouvait pas croire qu’il soit seulement un meurtrier muselé. Ça ne tenait pas la route. Il manquait une partie de l’histoire.

Sans même réfléchir à ce qu’elle faisait, elle s’avança et commença à observer le collier que Seth arborait. Elle ôta l’un de ses gants afin de pouvoir se saisir du métal littéralement glacé entre son pouce et son index. Celui-ci était épais d’à peine un centimètre, était fait d’un seul tenant et ne laissait apparaître aucune soudure ni aucune entaille. Elle le fit légèrement pivoter sous le regard perplexe de l’hybride qui la laissa faire. Et enfin, elle trouva ce qu’elle cherchait : une encoche invisible qu’elle parvenait toutefois à sentir sous ses doigts qui commençaient déjà à s’engourdir. Il y avait donc un logiciel complexe caché dans le métal sous la petite trappe imperceptible.

Elle avait déjà vu ce genre de technologie. C’était ce genre de collier qu’on utilisait dans les chenils pour dresser les chiens un peu trop récalcitrants ou agressifs. Si l’animal désobéissait ou agissait mal, il écopait d’une violente décharge électrique.

— Ils sont sérieux ? s’emporta-t-elle. Déjà, sur les chiens, je trouve ça limite, mais sur un humain !

— Je ne suis pas humain.

Runa lâcha le collier et releva la tête. Elle se sentit défaillir devant le regard intense que l’hybride lui lança et elle recula instinctivement de quelques pas. Comme la jeune femme commençait à ne plus sentir ses doigts, elle voulut remettre son gant, ou du moins elle essaya, mais elle le fit maladroitement tomber dans la neige. Runa se pencha pour le ramasser avant que le vent l’emporte, mais Seth fut plus rapide.

L’hybride lui saisit délicatement le poignet et lui replaça correctement son gant tout en prenant bien garde de ne pas la blesser avec ses griffes avant de finalement la relâcher. Il avait l’air si attentionné ! Elle peinait à croire qu’il n’était qu’un monstre sanguinaire. Ce n’était tout simplement pas possible !

— Voilà, ce sera mieux comme ça, dit-il simplement.

— Pourquoi est-ce qu’ils te font ça ? ne put-elle s’empêcher de demander.

À nouveau, il la scruta intensément, comme s’il tentait de lire en elle afin de découvrir les intentions cachées derrière sa question. Mais la seule intention qu’elle avait était de découvrir qui il était et pourquoi il se trouvait là. Entre autres choses. Et il dut le comprendre car il se décida à enfin lui expliquer certaines choses.

— Je suis une expérience ratée. Ou réussie. Tout dépend du point de vue. Ils m’ont nommé Sept car je suis le septième de leurs cobayes. J’ignore si j’ai un jour été humain ou si j’étais autrefois un mutant qu’ils sont parvenus à rendre un peu plus civilisé. Ou alors peut-être ai-je toujours été ainsi. Je ne m’en souviens pas. Tout ce dont je suis certain, c’est que je ne suis rien aux yeux des humains qui dirigent la cité mère. De même qu’aux yeux de n’importe qui à vrai dire. Alors ils n’ont aucune raison de s’encombrer de délicatesse avec moi. Tant que je peux leur être utile, j’ai le droit de vivre. Ils considèrent que c’est déjà un énorme privilège qu’ils me font là. Mais tout a une fin. Et peu m’importe le temps que cela prendra, ni la façon dont cela se produira, je sais qu’un jour le vent tournera.

Pour toute réponse, Runa se mit à trembler et à claquer violemment des dents sans plus pouvoir s’interrompre. Le froid glacial de la nuit avait finalement eu raison d’elle et de ses innombrables vêtements. Pourquoi n’avait-elle pas enfilé le sous-pull en fibres de velk ? Il était si fin qu’elle l’avait pensé inutile, mais dans la mesure où c’était la matière même qui constituait sa tente et que celle-ci conservait parfaitement la chaleur, elle commençait à comprendre son erreur.

— Tu vas mourir gelée si tu restes là plus longtemps, fit sobrement remarquer l’hybride.

De la bouche d’une personne qui se trouvait être à moitié nue dans la neige, c’était un comble ! Runa laissa échapper un petit rire nerveux qu’elle réprima aussitôt. Elle tenta ensuite de se frictionner, sans le moindre résultat. Sa tente était encore si loin ! Qu’est-ce qui lui avait pris de s’éloigner ainsi du campement ?

— J-J’avoue r-rarement mes t-tords, bégaya-t-elle à cause de ses tremblements, m-mais là, j-je dois d-dire que t-tu as r-raison.

Il leva les yeux au ciel d’exaspération puis il ouvrit la marche en direction du camp silencieux. Soit personne ne s’était rendu compte qu’elle avait quitté sa tente, soit personne ne s’en était soucié. Si Sept – qui ne s’appelait finalement pas du tout Seth contrairement à ce qu’elle avait cru – n’était pas intervenu, Runa se serait retrouvée tel un pantin désarticulé au bas de l’immense falaise que constituait le glacier sur son autre versant. Et jamais les autres membres de l’équipe ne l’auraient retrouvée.

Terriblement reconnaissante, elle suivit l’hybride d’une démarche de plus en plus incertaine dans la neige qui alourdissait le moindre de ses pas. Tant et si bien qu’elle finit par ne plus réussir à correctement lever ses jambes. Elle marcha alors en traînant les pieds, n’effectuant plus que des pas de moins en moins espacés.

Sept se retourna et la vit ainsi se battre tant bien que mal avec la poudreuse. Il secoua doucement la tête de désapprobation, soupira, puis revint vers elle. Sans prévenir, il se plaça juste devant elle et lui tourna le dos, après quoi il se pencha légèrement, plaça ses mains au niveau de ses cuisses et la souleva aussi facilement que si elle n’avait été qu’une plume.

Runa poussa une exclamation aussi bien de surprise que de protestation, mais elle capitula rapidement, le froid ayant eu raison de sa résistance. Épuisée d’avoir tant lutté contre la température, elle laissa même sa tête reposer contre l’épaule de son porteur et savoura cet instant de flottement. Elle aurait pu s’endormir, sans aucun doute, mais sombrer ainsi à cause d’une hypothermie ne garantissait pas de pouvoir se réveiller.

— L-les autres ont r-raison. T-t’es un v-vrai m-monstre sanguinaire, ironisa-t-elle tout bas, toujours en claquant des dents.

Même si elle ne put pas le voir, elle entendit Sept souffler du nez et devina son sourire amusé. Sourire qu’elle arbora également, satisfaite de sa plaisanterie.

Lorsqu’il la déposa devant l’entrée de sa tente, elle était bien trop engourdie, aussi bien de corps que d’esprit, pour se sentir gênée par ce qu’il venait de se passer. Il lui ouvrit l’accès à sa petite bulle de chaleur toute relative et elle s’engouffra dedans aussi rapidement que ses tremblements le lui permirent. Et avant que Sept ne referme l’ouverture, elle lui adressa un sourire qu’elle aurait voulu réconfortant.

— M-merci, se contenta-t-elle de dire à nouveau, bien incapable de formuler une phrase plus complexe.

Il se contenta de lui rendre son sourire et, sans rien dire, il referma la tente.

Elle vit son ombre s’éloigner et disparaître dans l’obscurité, puis elle resta un long moment immobile à claquer bêtement des dents avant de se souvenir qu’elle avait un chauffage à sa disposition. Elle claudiqua jusqu’au petit appareil rectangulaire qui tenait dans la paume de sa main, puis elle l’activa et sentit aussitôt une douce chaleur en émaner.

Il lui fallut malgré tout de longues minutes avant de cesser de trembler, et encore un certain temps supplémentaire avant de ne plus ressentir le froid qui s’était insinué jusque dans ses os.

Lorsqu’elle s’allongea finalement sur sa couchette toujours aussi peu confortable, son précieux collier entre ses mains jointes, toutes ses pensées n’étaient à nouveau plus dirigées que vers une seule et même personne : l’hybride dont le regard la faisait fondre aussi sûrement que le soleil faisait fondre la neige. Et à son sujet, elle n’avait plus qu’une seule idée fixe : trouver un moyen de lui rendre sa liberté.

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