Chapitre 10

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Une bonne odeur de jambon grillé, de sauce tomate et de riz embaumait la cuisine. Quand la mère d’Emma entendue la porte d’entrée s’ouvrir puis se refermer, elle se retourna et un grand sourire illumina son visage quand elle aperçus, Emma. Celle-ci passait tellement de temps avec moi que les fois où elle rentrait devaient être exceptionnelles. Ou alors je ne m’étais pas rendu compte de ses départs.

— Emma ! Ma chérie. Quel plaisir de te voir. Qu’est-ce qui t’amène donc ?

— Je suis là pour éviter qu’Eloïse ne me veuille à tout jamais.

— Et pourquoi donc ?

Emma se décala d’un pas, me laissant entrer dans le champ de vision de sa mère. Celle-ci me détailla des pieds à la tête, perdant son sourire un instant, mais qu’elle récupéra très vite. Elle essuya ses mains sur son tablier, qu’elle enleva ensuite et posa sur la table.

— Elena, je suppose ? commença-t-elle. Tu ressembles beaucoup à ta mère.

— Bonjour, oui, merci.

— Entre donc, ma chérie, tu es chez toi ici. Assis-toi, je t’en prie. Souhaites-tu boire quelque chose ? Je peux te proposer de la limonade ou un café.

— De la limonade, s’il vous plait.

— Je vais avertir Eloïse qu’on est là.

— Oula ma pauvre ! s’exclama sa mère. Attends quelques minutes. Tu connais ta sœur, tu sais comment elle va réagir. Et de toute façon, elle fait ses devoirs. Elle a déjà assez de difficulté comme ça.

— Très bien, très bien, j’attends.

— Alors, dites-moi-les filles. Que faisiez-vous donc en ville ?

— Nous visitions, répondis-je avant Emma. À vrai dire, c’était ma première sortie du palais, j’appréhendais, mais Emma et une amie m’ont aidé à ne pas paniquer. Et j’ai appris beaucoup de choses. Sur les Eryenniens et sur moi.

— Elena à laisser un jeune garçon voler une pomme, expliqua Emma, puis à donner une somme conséquente d’argent à la commerçante pour compenser les vols passés et les repas du futur du jeune garçon.

— Whoa, c’est…

— Normal, la coupais-je, ne voulant recevoir d’éloges.

— On n’en parle pas ? compris la mère d’Emma.

— On n’en parle pas.

— Tu ressembles bien plus à ta mère que tu ne le crois. Enfin, à celle qu’elle était quand elle avait ton âge.

— Vous la connaissiez ?

— Longue histoire. Trop long pour être évoquée aujourd’hui.

Elle se tourna vers le frigo, sortie une carafe remplie d’un liquide couleur citron clair, glissèrent deux glaçons dans un verre. Elle servit une quantité généreuse de ce que je conclus être la limonade avant de me tendre le verre.

— Et voilà pour toi, ma grande. J’espère que ça te plaira, c’est fait avec amour.

— Je vous remercie, Madame.

— Ah non ! s’offusqua-t-elle. Pas de Madame ici, appelle-moi donc Corine. Et je t’interdis de me tutoyer. J’entends parler de toi depuis tellement longtemps. C’est comme si tu faisais déjà partie de la famille.

— Maman ! s’exclama Emma.

— Bah quoi ? J’ai quatre filles, une de plus ou une de moins, ça ne va pas changer grande chose.

— Tu viens seulement de la rencontrer, Maman.

— Oh, mais c’est ce que tu crois.

Corine Keller était aussi chaleureuse que sa fille. J’étais dans la maison depuis seulement cinq minutes et elle agissait déjà comme si j’avais passé toute ma vie dans cette grande famille. Elle ne voyait pas en moi la future Impératrice, mais une simple jeune fille, comme si j’étais l’une de ses propres filles. Au château, tandis que tout le monde me vouvoyait, m’appeler Princesse ou Mademoiselle, Corine n’avait pas hésité une seule seconde à m’appeler par mon prénom et à me tutoyer. En si peux de temps, elle m’avait fait comprendre que sa maison serait un lieu de refuge, d’égalité et je savais que j’y reviendrais à de nombreuses reprises parce que je m’y sentais déjà bien, entourée, en sécurité, contrairement au palais où j’avais vécu toute ma vie, même avec tous les soldats qui le sécurisait.

— Dis-moi tout, Elena. Est-ce qu’il y a des sujets dont tu veux parler ou des sujets dont tu n’as absolument pas envie de parler ?

— Hé bien… ce n’est pas une question qu’on me pose tous les jours.

— Laisse-moi te poser une question sincère dans ce cas. Quand tu as le temps de n’être ni princesse, ni héritière, ni fille, qu’est-ce que tu aimes faire ?

— Nager, répondis-je sans hésiter. Il y a un petit étang, un peu à l’écart dans les jardins du château. L’eau y est claire, calme et ensoleillée. J’ai appris à nager là-bas et j’aime bien y retourner régulièrement. Que ce soit pour dénouer mes muscles ou simplement pour me vider l’esprit.

— Si tu arrives à trouver un endroit calme et apaisant dans un lieu si animé, où on te laisse rarement seule, je suppose, ce doit être un endroit exceptionnel.

— Ça l’est, pour moi en tout cas. Et puis, quand j’ai la tête dans l’eau, je n’entends plus rien. Comme si j’étais dans une bulle, coupée du monde. Dans une bulle où je pouvais enfin respirer, être en sécurité et surtout ne penser qu’à moi, pour un temps.

— Tu dois avoir beaucoup de préoccupation pour avoir besoin de te couper totalement du monde extérieur.

— Disons que plus il y a du monde autour de moi, moins je suis à l’aise.

— Ça s’améliore quand même un peu depuis qu’Océane est là, ajouta Emma.

— Oui, c’est vrai. Avec elle je me sens… en sécurité. Vraiment en sécurité. C’est peut-être bête, elle ne travaille que depuis peu au château, mais… c’est comme si sa présence était une évidence.

— C’est beau, ce que tu dis là. Il y a des rencontres, comme ça, qui sont faites pour avoir lieu, pour exister. Certains parlent de destin, d’autres d’âmes sœurs. Il y a plein de définitions différentes.

Je ne savais pas si Corine disait vrai. Je n’avais pas vraiment de base de référence pour comparer. Mon entourage s’était toujours composé des mêmes personnes, ou presque et jamais d’amis proches. Avec Emma, ça avait été différent. Je n’avais que treize ans quand elle avait commencé à travailler pour moi. Au début, j’avais gardé mes distances. J’étais restée froide, en retrait. J’avais eu peur de ce que pouvait engendrer une confiance en quelqu’un d’autre, le fait de s’ouvrir, de parler de ce que j’avais au fond du cœur, dans la tête. Surtout après les tentatives d’assassinat et d’enlèvement. Emma m’avait apprivoisée petit à petit. Elle avait une patiente, elle avait fait preuve de compréhension, d’écoute, jusqu’à ce que je m’ouvre à elle et commence à lui faire confiance. Alors qu’avec Océane, c’était aller si vite que je n’avais même pas eu le temps de comprendre ce qu’il s’était passé, qu’elle m’avait déjà entrainé avec elle, dans sa tornade qui m’avait sortie de mon confort quotidien, de ma routine, mais surtout, qui commençais à me faire oublier mes peurs, à surpasser mes traumatismes. Emma et Océane étaient toutes les deux devenues importantes pour moi. Chacune à leur manière, chacune pour des raisons différentes. Mais aujourd’hui, je ne me voyais plus continuer mon chemin, mon aventure vers le trône impérial, sans aucune des deux.

— Maman !

Une jeune femme descendit les escaliers en courant, cheveux bruns attachés en un chignon désordonnés et maintenus par un crayon, cahier sous le bras. Elle passa devant moi sans me prêter attention, plaqua le cahier, ouvert à une page griffonnée, en soupirant.

— Je déteste les maths, râla-t-elle. Je ne comprends pas la logique, j’abandonne.

— Eloïse, soupira Corine. Ce n’est pas en abandonnant que tu y arriveras.

— Oui… mais…

— Besoin d’aide ? proposais-je.

Eloïse leva enfin la tête et son regard croisa le mien, avant de dériver quelques secondes plus tard sur Emma, assise à côté de moi. Elle ne semblait pas encore avoir compris qui j’étais.

— Elo, je te présente Elena, ajouta Emma.

— Elena… Elena ? La princesse ?

— Moi-même, enchainais-je. Emma m’a beaucoup parlé de toi. Et si tu veux de l’aide pour tes maths, je peux-tu aides. Les chiffres, c’est mon domaine.

— Oh oui ! s’exclama-t-elle. Merci beaucoup. Je savais que tu étais quelqu’un de bien.

Je souris à sa remarque, Emma libéra sa place pour que sa sœur puisse s’y asseoir avec ses affaires. Elle ouvrit à nouveau son cahier devant moi, je lus l’exercice un moment avant de savoir exactement comme l’aider, pour qu’elle trouve toute seule, mais sans que ça l’énerve. C’était un exercice qui pouvait être compliqué à réaliser, si on n’avait pas la bonne méthode. Pendant une quinzaine de minutes, je lui expliquais ma propre méthode, sans même lire celle de son cours. Quand je vis ses yeux s’illuminer, je sus qu’elle avait compris. Elle attrapa ensuite son stylo, griffonna sur son cahier et tapa sur sa calculatrice.

— C’est ça ! s’exclama-t-elle. C’est tellement plus simple et compréhensif comme ça. Merci beaucoup.

— Ce n’est peut-être pas la méthode que tu as apprise, mais en fonctionne, elle est plus efficace et surtout, je l’utilise au quotidien.

Elle referma son cahier en souriant, heureuse d’avoir terminé ses devoirs pour aujourd’hui et surtout, d’avoir enfin compris une leçon de maths. Corine m’expliqua qu’Eloïse avait beaucoup de mal avec les chiffres, bien plus qu’avec les autres matières. C’était sa bête noire. Et la famille Keller n’avait pas les moyens de payer des cours de soutien supplémentaire à Eloïse, d’autant plus que les cours de médecine de Jeanne coutaient déjà cher malgré l’aide d’un mécène.

— Ça ne me dérangerait pas de venir l’aider de temps en temps, proposais-je alors que la jeune fille était remontée dans sa chambre pour ranger ses affaires. Même si ce n’est qu’une heure par semaine. Ma mère va bientôt me faire couronner et je sens que je vais avoir beaucoup de travail. Sortir un peu la tête des dossiers de l’Empire de temps en temps ne pourra que me faire du bien. Et puis, Emma en a tellement fait pour moi, je peux bien faire ça en retour.

— Tu es très généreuse, Elena, répondit Corine. Merci. J’en discuterais avec Eloïse même si je sais déjà qu’elle en sera ravie.

— Si ça peut l’aider, je vous offre un peu de mon temps, rigolais-je un peu avec la maîtresse de maison.

On discuta de tout et de rien pendant encire une dizaine de minutes, quand Jeanne descendit enfin. Elle avait troqué son maillot de bain et son livre de médecin contre une petite robe, toute simple.

En questionnant la troisième sœur, j’appris qu’à tout juste dix-neuf ans, elle était déjà en troisième année de médecine, parce qu’elle avait sauté une classe en primaire. Son mécène était un homme ambitieux, ronchon et parfois un peu désobligeant. Ni Jeanne ni Corine ne l’aimaient, mais sans lui, la jeune fille n’aurait jamais pu les études qu’elle souhaitait et peu nombreux étaient ceux à avoir la chance d’être sponsorisé par un riche Eryennien.

— Prévoir des bourses d’études, notais-je dans ma tête au cours de la conversation.

— C’est vrai que ça aiderait beaucoup de personnes et pas seulement pour la médecine. Même si, après l’accès à la nourriture, l’accès à la santé serait, je pense, le deuxième pôle prioritaire.

— C’est si catastrophique que ça ?

— Les médecins ont déserté l’Empire et surtout Glenharm depuis quinze ans, expliqua Corine. Il y en a encore quelqu’un qui est resté, parce qu’ils avaient leur famille, leur vie ici, qui s’efforce de former la future génération, mais ils n’ont ni les moyens financier et matériel ni le temps de faire plus. Rien qu’à Glenharm, il n’y a pas assez de médecins pour tous les habitants.

— Il faudrait donc les faire revenir, soufflais-je. S’ils ont quitté l’Empire, c’est qu’ils sont partis dans les royaumes voisins. Je devrais contacter les dirigeants.

— Les contacter serait aussi un bon moyen de redynamiser la société impériale, compléta Emma. Je pense que tu devrais commencer par le Reinaume de Carrandis. L’Empire n’a jamais vraiment eu de relation avec eux, puisqu’ils sont de l’autre côté du continent. Mais leur Reine est jeune, et elle tente encore de trouver sa place sur son trône.

— Ça pourrait être une bonne idée. Merci.

Corine s’éloigna, farfouilla dans un tiroir et sortit une feuille et un stylo qu’elle me tendit ensuite. Il n’y avait pas besoin de moi pour que je comprenne que c’était pour noter ce dont ont venais de parler et surtout nos idées. Avec Corine et Emma, leurs idées étaient plus logiques, plus ancrées à la réalité, plus fonctionnelle et beaucoup moins politique, loin des idées des ministres qui voulaient garder leur poste. Ce dont j’avais besoin, en fin de compte, d’autant plus que j’avais accepté cette sortie pour en apprendre plus sur mon peuple, pour me connecter à leur réalité, que je n’avais jamais connue, bien à l’abri de la pauvreté en vivant au château.

Peu avant que le soleil ne soit totalement couché, Emma sortie un instant de la maison, pour prévenir les deux soldats qui nous avaient accompagnés toute la journée, que nous allions bientôt rentrer et qu’ils devaient demander une voiture. Nous étions venues en ville avec celle d’Océane et elle ne nous avait pas suivis chez la famille Keller.

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