Chapitre 41

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L'APPARTEMENT

Le bois qui craque sous les chaussures, habituellement, Mercure aime ça. C’est plus agréable que le carrelage ou le goudron. Les couleurs lui rappellent les arbres près de son terrier, et il adore la lumière qui se pose dessus, ça devient tout de suite très chaud. Mais ici, le bois a porté des pieds malades, des chaussures trouées, s’est vu atrocement... taché.

Cet immeuble est l’un des seuls encore debout, c’est celui qu’ils ont choisi pour passer la nuit. Il est divisé en sept appartements d’environ vin cinq à trente mètres carrés chacun, mais aucun n’a réellement une forme carrée, les murs ne sont pas droits. Agathe observe l’environnement qui l’entoure, ils viennent de monter les escaliers tournant jusqu’au deuxième étage, Mercure tient spécialement à éviter le premier. Il manque quelques morceaux à la rampe d’escalier et la jeune femme préfère ne pas s’y appuyer, et d’ailleurs aucune ne se ressemble. Le plancher n’est jamais disposé dans le même sens, on voit les différentes prises de décision lorsqu’on avance dans le couloir, ce n’est pas moche pour autant. Agathe tente de regarder au travers du temps et de la poussière, cet endroit était un simple petit immeuble d’habitation, ces différentes imperfections architecturales sont des grains de beauté parsemés, elle s’y voit très bien vivre seule ou à deux.

Mercure pousse la porte d’un appartement, ce n’est peut-être pas le plus grand, mais celui qui se trouve en état vivable. Des meubles sont toujours disposés contre les murs, ils sont d’époque, et la tapisserie, bien que moisie dans les coins et complètement arrachée sur un mur entier, sont très fleuris. Agathe se dirige d’elle-même vers la salle de bain plutôt minuscule, elle y trouve une baignoire dont la faïence est cassée et écorchée mais praticable, un miroir carré posé directement sur l’évier du meuble en dessous, les toilettes sont sales mais entières, une fenêtre s’ouvre en tirant la vitre vers le haut. C’est le principal, ensuite il y a des objets par-ci par là, des lames de rasoir complètent oxydées sur le lavabo ainsi que divers produits s’entretient, des gels douches percés, un savon fondu. La jeune femme avance vers la fenêtre en prenant garde de ne pas marcher sur les carreaux fendus. Par chance, la vitre s’ouvre encore, elle est lourde à cause de l’encadrement en métal mais le verre en lui-même ne possède qu’une seule couche, il ne couvrait pas du tout le bruit extérieur.

La vue d’ici n’a rien de glorieux. Agathe relève le regard vers le ciel, c’est bientôt l’heure de dormir.

« On est arrivé à temps, tu vas devoir aller t’allonger.

— Je vais dormir dans le fauteuil, tu peux aller prendre le lit. Si les lattes sont trop usées tu devrais prendre le matelas et le mettre par terre, ça sera moins inconfortable. Je peux le faire pour toi si tu veux. » Agathe revient près de Mercure, la lumière est considérablement tombée depuis qu’ils sont entrés, il va bientôt faire noir et l’électricité n’a aucune chance de fonctionner.

« Il y a sûrement des bougies quelque part, et un briquet, ou des allumettes. Si on ne peut pas compter sur les affaires de la personne qui habitait ces lieux, on peut faire confiance aux biens que les soldats laissaient partout derrière eux pour survivre. Avec un peu de chance, on pourrait même trouver des restes de rations de survie, tu sais, ces trucs ne périment jamais, et ce n’était pas si mauvais en réalité.

— Mercure, qu’est-ce qui est le moins pénible pour ta mémoire ?

— Ne pas dormir. » Il sourit malgré tout, Agathe ne trouve pas ça amusant. Silencieusement, elle l’enlace. Mercure ne se sent pas si bien que ça, finalement.

« On va descendre le matelas, trouver une ou deux couvertures, et dormir ensemble. Ça te convient ?

— Oui. »

Comme prévu, le sommier était dans un piteux état, impossible de dormir dessus sans finir par terre. Agathe trouve des couvertures dans le fond d’une armoire de vêtements, assez légères pour tous les deux, elles sont gorgées de poussière mais la secouer trois ou quatre fois suffit à retirer le plus gros. Ils vont forcément tomber malades. Il n’y a qu’un seul oreiller en revanche, complètement plat et sans aucun doute rempli d’acariens mais ça, vaut mieux ne pas y penser. Quel âge a-t-il ? Mercure le laisse à Agathe, plié en deux, il gagne une épaisseur, elle ne se fera pas mal au cou.

Tous les deux s’installent sur le matelas étroit, ils n’ont qu’à bien se serrer, et tant pi pour la chaleur atroce qu’Agathe s’apprête à endurer cette nuit. Ils n’ont rien mangé, mais l’envie ne leur vient même pas. Demain matin, Mercure ira se balader dans la supérette la plus proche, il restera forcément des vivres si personne n’est revenu depuis au moins cent ans. Des boîtes de conserve leur suffiront, et si on ne pense pas à la date de péremption ça devrait aller... non ? Ou bien du riz ou des féculents bien protégés, d’autres rations de survie, de l’eau en sachet.

Agathe et Mercure se regardent, ils attendent le sommeil ensemble. La luminosité ne cesse de baisser.

« Dis Mercure, tu es resté longtemps, à l’armée ?

— Non.

— Pourquoi ? » La jeune femme l’imagine s’être blessé ou s’est rendu malade. Ou bien il est arrivé à la fin de la guerre et il n’aurait pas eu à la subir très longtemps. Mercure se met à sourire.

« J’étais mauvais. » Elle voudrait glisser un petit rire qui sort du nez mais le sujet est trop lourd. Mieux vaut éviter, alors elle attend davantage d’explication.

« Je m’endormais trop brutalement, et à plusieurs reprises quand je me réveillais, je me retrouvais dans la fosse commune, avec des centaines de cadavres. C’était dégoûtant mais ça, on s’y habituait. Ça les effrayait quand je me relevais comme si de rien était. Pendant les missions, on ne pouvait plus me donner la moindre responsabilité, on pouvait m’abandonner à n’importe quel moment, c’était trop handicapant de transporter un endormi la nuit alors que tous les autres étaient contraints de rester éveillés pendants des jours entiers parfois. Ils m’ont renvoyé, considéré comme malade.

— Ça a dû te soulager.

— Oui. Oui... » Mercure ferme les yeux. Il répète encore une fois, moins fort.

« Oui... »

Agathe lui caresse tendrement le visage, un garçon comme lui n’a rien à faire sur un champ de bataille, elle ne l’imagine pas tenir une arme, peu importe sa taille ou sa puissance, elle ne l’imagine pas suivre les ordres les plus cruels tels que « Tuez tout ce qui passe. », ni même accepter les motivations qui poussent deux peuples à s’affronter et à accéder aux pires atrocités pour gagner la moindre information. Il n’aurait pas dû accepter.

On ne lui a pas laissé le choix.

Agathe commence déjà à étouffer à cause de la chaleur, elle éloigne la couverture et retire son pantalon. Ensuite, elle fouille dans son sac.

Délicatement, elle en sort une jolie fleur jaune qu’elle a ramassé tout à l’heure dans la forêt de peupliers. Lumineuse et douce, la fleur trouve une place parfaite entre leurs deux visages. Agathe est sûre de ne pas beaucoup dormir cette nuit, c’est la meilleure veilleuse sur laquelle elle puisse compter pour rendre ce temps d’attente plus agréable. Dans son sac il y a également ses carnets et quelques crayons, si l’ennui prend trop de place, elle pourra toujours sublimer son amoureux qui dort dans l’aura jaune.

Dieu sait combien de temps ça va durer.

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