Desperate Alaskans
John Billy est arrivé à Fairbanks il y a cinq ans, en 1910, avec sa femme Mary Kate. Mariés il y a peu, John Billy vient juste d’être nommé responsable des secours pour le nord du territoire. Trappeur depuis toujours, son expérience dans le Yukon voisin en fait un musher hors pair. C’est pour ça que le marshall Catling l’a désigné à ce tout nouveau poste. Son ami proche, Murray Clark, le seconde dans sa tâche. Mais le chef, c’est John Billy.
Ce soir-là, l’attention de John n’est pas à son nouveau poste, mais bien à sa jeune, jolie et toute nouvelle femme, sa belle aux yeux verts, Mary Kate. Avec sa prise de poste, ils n’ont pas encore eu l’occasion de fêter leur mariage comme il se doit. Alors ce soir, au coin d’un feu crépitant, étalés sur une fourrure d’ours moelleuse, c’est ragoût de corbeau. Juste après : sexe.
John Billy a à peine trempé sa cuillère dans l’épaisse sauce chaude du ragoût que Murray ouvre la porte de la petite cabane avec conviction. Le vent glacial s’engouffre dans la pièce, la dentelle rouge de Mary Kate tremble, le feu tressaille. John Billy se retourne, furieux. Murray lui lance sans attendre :
— Désolé, John ! Un type s’est pété la jambe à Trohù Pômè, on doit aller le chercher !
L’appel du devoir. Il répond héroïquement :
— Trohù ?! Mais bordel, c’est à genre cinq jours de chien !
— Six ! corrige Murray avant d’ajouter : enfin… si la météo est cool. Et l’est pas, cool…
C’était vrai : la météo ne fut vraiment pas cool.
Lorsque John Billy est enfin rentré chez lui, il n’y avait plus de ragoût. Dix-huit jours de traîneau, c’est épuisant. Ce soir-là, aucune force, aucun courage pour aimer sa femme. À peine quatre heures de sommeil, et Murray pousse de nouveau la porte :
— Accident de barque dans la baie de Honssp Èl Leku !
— Shit…
Les missions s’enchaînèrent. Des os brisés à Poula Komsè Luhun, une dysenterie foudroyante à SpaFroha Céjlé, ou encore un très gros bobo à Sakayië Trotro. Ça ne s’arrêtait jamais, et John Billy ne parvenait pas à trouver du temps pour la jeune et jolie Mary Kate.
Oh, elle lui racontait ce qu’elle pouvait lorsqu’ils se croisaient : « J’ai trouvé un travail à la mairie », « Le conseiller Taylor m’a prise comme secrétaire personnelle », ou encore « Le conseiller Taylor va sans doute devenir gouverneur ».
Il n’avait même pas le temps de féliciter l’amour de sa vie. Les voyages périlleux en chiens de traîneau rythmaient son quotidien.
Un jour, sur le retour, évitant les branches glacées qui lui frôlent le visage, parlant assez fort pour couvrir le bruit du vent, il s’adresse à Murray, chevauchant son attelage à ses côtés :
— Tu te rappelles quand je t’ai dit : « J’ai peur qu’un jour ça me saoule », et que t’as répondu : « Franchement ? Je ne vois pas ce qui pourrait nous saouler là-dedans. »
— Oui, et ben ?
— Ben ça y est ! Ça me saoule ! Je rentre ! Et ce soir, c’est doggy avec Mary !
Sauf que, quand John Billy franchit enfin la porte de sa cabane, il découvre avec stupeur que c’est avec le tout neuf gouverneur Taylor que sa femme se désennuie en doggy. Les deux amants ne dirent rien et John Billy se contenta de sortir. Assis sur la marche devant la porte, épuisé, il sort sa pipe et commence à fumer. Mary Kate, enroulée dans la peau d’ours, le rejoint. Elle s’assoit à côté de lui. Elle connaît son mari.
— Je t’aime, tu sais.
Il le sait, il l’aime aussi. Ils restent silencieux un moment dans le froid glacial avant que Mary n’approche ses lèvres de l’oreille de son amoureux. Elle y susurre quelques mots. John Billy ouvre grand les yeux, regarde sa femme avec fierté et se lève d’un bond avant de faire irruption dans sa cabane. Taylor remet ses chaussettes :
— Écoutez, je suis navré, c’est pas moi, c’est elle… bafouille le gouverneur, alors que Mary a rejoint son John Billy, se tenant derrière lui, confiante.
— Je me fous de ça ! Écoute-moi, dès demain, tu passes une loi : urgences interdites dans ce fucking territoire !
— Qu… quoi ?
— T’as très bien entendu ! C’est même moi qui choisirai si oui ou non j’interviens !
— C’est ça, mon amour ! renchérit Mary Kate derrière lui.
— Mais… attendez, c’est impossible, je ne peux pas faire ça !
John Billy dévoile un large sourire mauvais sous son épaisse barbe givrée et pointe sa Winchester en direction du gouverneur. « Crick, crak », elle est chargée :
— Oh si, tu peux...
Depuis ce jour, dans les terres désolées de l’Alaska, on y réfléchit à deux fois avant d’appeler à l’aide John Billy. Et maintenant, tous les soirs, ce qu’il se passe dans sa cabane est bien plus sauvage que deux carcajous sur la même branche.

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