Songe d’une nuit déter

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 Chaque matin, il se réveillait avec un sentiment de frustration affreux. Durant la nuit, il rêvait si intensément, avec tant d’acuité et une impression de réalité si forte. Il rêvait de mélodies d’une beauté à couper le souffle, d’inventions révolutionnaires, d’histoires si grandes et complexes qu’elles promettaient de transcender le temps et l’espace. À l’aube, ne subsistait qu’une vague impression du génie qui l’avait habité pendant son sommeil et l’immense déception de découvrir que son œuvre majeure lui avait encore échappée. Il se levait systématiquement en hâte, tentant de conserver les dernières bribes dans son esprit, travaillant d’arrache-pied à les rassembler et en produire quelque chose, mais rien n’y faisait et la page restait toujours blanche.

 Il avait essayé toutes les techniques traditionnelles : la méditation pleine conscience, l’hypnose, les exercices d’écriture automatique, le carnet sur sa table de chevet pour tout retranscrire dès le réveil, rien n’y faisait. Chaque fois le rêve lui échappait. Son grand œuvre qui le sortirait du marasme de son existence étriquée, le tirerait hors de la foule anonyme et inscrirait son nom dans la grande tapisserie de l’Histoire lui filait entre les doigts. Alors chaque matin, il essuyait la larme qui menaçait de déborder, finissait son café et partait prendre son train.

 Chaque soir, en rentrant, il hésitait, tergiversait, pesait le pour et le contre. L’achat d’un extracteur de rêve résoudrait tous ses problèmes, mais ces appareils coûtaient si cher que la plupart des gens se contentaient de les louer pour une nuit seulement. Ses rêves à lui, se disait-il, étaient si grands, si nombreux qu’il ne pourrait pas se contenter d’un seul songe. Il lui en fallait l’intégralité, extraire chaque millimètre de génie créateur que son esprit s’obstinait à lui refuser. Puis un jour, dans un dernier élan de courage, il se décida à en commander un, réduisant toutes ses économies à néant.

 L’attente fut insupportable, cinq jours et cinq nuits avant d’être enfin livré. Il continuait ses exercices de méditation et d’écriture automatique, mais sans y croire vraiment. Chaque nouvelle nuit passée représentait pour lui une nouvelle idée perdue à jamais. Puis, l’appareil arriva. Excité comme jamais à l’idée de pouvoir enfin profiter des productions de son cerveau, il l’enfila sur son crâne et passa une nuit horrible à chercher le sommeil sans jamais le trouver.

 La nuit suivante, il se força à se calmer, reprit ses exercices de méditation, tenta de vider son esprit, mais rien n’y fit. L’extracteur de rêves était constitué d’un épais anneau de métal qui se plaçait autour de la tête, relié par trois câbles à une machine imposante posée au pied du lit. L’anneau le gênait terriblement, quelle que soit la position dans laquelle il se mettait pour dormir, il appuyait sur son crâne et lui faisait mal au bout de cinq minutes. En plus de cela, la machine à laquelle il était relié produisait un son de ventilateur ininterrompu qui le rendait fou.

 Au bout de six jours de tentatives infructueuses et de nuits blanches rageuses, il ressemblait à un mort-vivant, incapable de réfléchir correctement. Trop exténué pour se rendre à son travail, il avait déjà été menacé de renvoi. Qu’importe, s’il parvenait à dormir ne fut-ce qu’une nuit, l’œuvre qu’il extrairait de ses rêves lui rapporterait largement de quoi se passer d’emploi. Enfin, après deux semaines épouvantables, à force de fatigue, il tomba enfin dans un sommeil profond, mais sans rêves. Au réveil, il manqua de détruire la machine d’un coup de pied rageur.

 Alors vint la solution médicale. Un cocktail d’antidépresseurs et de somnifères qu’il n’eut pas de mal à obtenir vu son état cadavérique. Mais ces solutions médicamenteuses ne lui offraient que des nuits noires, sans aucun songe à enregistrer. Il était au bord du désespoir, complètement fauché, une machine inutile qui vrombissait chaque nuit à côté de son lit et toujours aucun rêve à exploiter. Prêt à tout abandonner, il se coucha une dernière nuit, l’anneau de métal posé sur le crâne, les pilules rangées au placard et les exercices de méditation oubliés. Le lendemain, il la vit enfin, la petite loupiotte verte qui clignotait, signalant l’enregistrement d’un rêve.

 Il se précipita à son bureau, branchant la clé USB qui contenait le précieux sésame, cliquant frénétiquement pour ouvrir le fichier qui avait été extrait de son esprit. Il pleura de bonheur en voyant ce que l’écran affichait. Un rêve sublime. Une œuvre totale, intemporelle, magnifique. Le subtil mélange d’une musique complexe chargée d’émotion et d’un récit doux et flamboyant à la fois, encore jamais raconté jusqu’ici. Il l’avait devant ses yeux, son grand œuvre qui allait changer la face du monde. Il se mit immédiatement au travail, ignorant les messages rageurs de son patron qui lui donnait un dernier avertissement.

 Au bout de deux jours, il dut se rendre à l’évidence. Il n’avait jamais touché un instrument de sa vie et n’avait certainement pas le temps pour apprendre à en jouer. Il avait l’histoire mais il était incapable de l’écrire dans un style qui lui semblait faire honneur à sa grandeur. Les seules choses qu’il avait jamais écrites étaient des dissertations en cours de Français ou des rapports sur les taux d’importation de lait en poudre à destination de l’Afrique Subsaharienne. Il n’avait évidemment pas les moyens d’engager des artistes suffisamment compétents pour retranscrire le génie qui continuait désormais à se déverser dans la machine.

 Reproduire son rêve était tout simplement hors de sa portée.

 Il revendit la machine à moitié prix, accepta un nouveau boulot et rangea ses songes au placard, définitivement.

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