5.1. Business

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Léna reprit vite le rythme effréné de son travail. Elle n’avait plus une seconde à elle, enchaînait les rendez-vous avec l’agence qui gérait ses appartements et rencontrait régulièrement les ouvriers qui travaillaient sur son immeuble.

Le sourire aux lèvres, elle venait de quitter le bureau de Madame Giraud, qu’elle avait terrorisé à coup de menaces pleines d’articles de loi. La jeune femme avait hérité du gène de son père pour les affaires : elle aimait le sentiment de satisfaction que lui procurait la gestion de cet empire. Elle aimait avoir la situation en mains, se sentir parfois même puissante. D’après Sergueï, elle avait tout pour reprendre les rênes de l’entreprise familial. Malgré une apparente douceur, quand il s’agissait de business, elle revêtait le caractère impitoyable d’un requin de la finance. C’était là sa plus grande force.

Cet après-midi-là, elle sortait d’un entretien avec son banquier pour discuter les conditions d’un nouvel achat, sur les conseils avisés de son père. Ce dernier lui avait envoyé un mail, quelques jours plus tôt, pour lui ordonner de se positionner sur la vente d’un bâtiment haussmannien, en plein cœur du deuxième arrondissement. Pas un bonjour, pas de questions quant à son état de santé, pas d’au-revoir. Juste un ordre. Et elle l’avait exécuté aussi sec. L’absence de familiarité dans leurs échanges avait de quoi étonner, voire même choquer ; mais pour Léna c’était un mail comme un autre, d’un collaborateur comme un autre. Quand il s’agissait d’affaires, il n’y avait plus de famille qui tenait. C’était la première règle que Sergueï lui avait apprise, quand elle avait commencé son stage de licence, au sein de la société familiale. S’en était suivi un master en alternance, toujours aux côtés de son père. À l'obtention de son diplôme, il lui avait proposé de s’associer à lui, certain qu’elle lui ferait gagner de l’argent. Il n’en était pas déçu, même si au cours des deux dernières années elle avait été moins efficace.

La jeune femme prit le chemin du dix-septième arrondissement. Arrivée à l’entrée de l’avenue de Villiers, elle se planta face à une grande bâtisse à moitié en ruines. Qu’avaient-ils fait de son bien ? Lorsqu’elle l’avait acquis, il était en piteux état, mais pas à ce point. Les travaux duraient depuis des années et c’était comme s’ils les avaient commencés quelques jours plus tôt.

Furieuse d’avoir été ainsi abusée, elle entra dans l’immeuble d’un pas décidé. La plaisanterie avait assez duré. Elle soupçonnait Karinovski, le chef de chantier polonais, d’avoir profité de sa longue absence pour se faire de l’argent sur son dos, sans pour autant travailler pour elle. Léna enfila le casque et les chaussures de sécurité, qu’elle avait achetés par habitude de ce genre de rendez-vous, et suivit l’un des ouvriers dans le hall délabré. Dire qu’au moment de l’achat, les marbreries et le sol en pierres brutes avaient été ce qui l’avait décidée. Il n’en restait plus rien.

— Votre chef est là ? demanda Léna, interrompant les explications du polonais, dans un Français approximatif.

L’homme la dévisagea d’un œil vide et ne réagit pas. Léna leva les yeux au ciel. L’agence de Madame Giraud avait toujours le don pour engager de la main d'œuvre bon marché, peu qualifiée. Et voilà où ils en étaient. Elle s’appuya sur la rambarde, dans l’espoir de calmer sa colère, en se pinçant l’arrête du nez. La main courante s’effondra. Ça partait mal, très mal.

— Mademoiselle Brocovitch, s’exclama le chef de chantier, affichant un rictus doucereux.

— Ah ! Vous voilà enfin ! Pouvez-vous m’expliquer pourquoi mon immeuble n’est plus qu’un tas de pierres sans forme ?

Monsieur Karinovski se décomposa. Quand il avait vu la jeune femme entrer, il s’était dit qu’il passerait forcément un bon moment. En pareille compagnie, cela ne pouvait en être autrement. Des propriétaires exigeants, il en avait déjà rencontrés plusieurs, mais il n’avait jamais eu affaire à une femme aussi jeune et pourtant si déterminée. Habituée à ne pas être prise au sérieux par ce genre de personnage, Léna le fit vite déchanter en lui faisant comprendre qu’elle ne se laisserait pas marcher sur les pieds.

— Vous avez les plans, comme je vous l’ai demandé ? réclama-t-elle, d’une voix cassante.

— Bien sûr, suivez-moi, minauda-t-il.

Karinovsky posa une main calleuse au creux des reins de la jeune femme et la conduisit un peu plus loin, dans ce qui semblait être son bureau. La pièce souffrait une chaleur épouvantable. L’air y était irrespirable, tant il y avait de poussière. Ou peut-être était-ce à cause des doigts du chef de chantier, qui s’égarèrent sur les fesses de Léna lorsqu’il la contourna pour sortir un feuillet de plan. Elle grimaça. Quel homme répugnant !

— Je vous conseille de ne pas jouer ce jeu avec moi, tonna-t-elle. J’ai toute une armée d’avocats qui se feront une joie de vous réduire à néant.

L’homme déglutit et lui tendit les documents d’une main presque tremblante. Il s’était trompé à son sujet. Son apparence frêle, son teint pâle et ses grands yeux bleus lui avait donné une impression d’innocence, voire même de naïveté. Raté.

— Qu’est-ce que c’est que ce torchon ? s’indigna-t-elle, en dépliant les papiers. Vous vous moquez de moi, n‘est-ce pas ?

Karinovski resta muet. Ce n’était pas lui qui les avait produits, de toute façon. Lui ne faisait qu’appliquer ce que l’architecte avait prévu. Léna examina les plans d’un œil expert et blêmit. Elle les avait signés. Deux ans plus tôt. Elle avait donné son autorisation pour ce carnage. Comment avait-elle pu être aussi peu scrupuleuse ? Cela ne lui ressemblait pas. Et si son père l’apprenait, il en serait consterné. Il fallait qu’elle rattrape le coup.

— Je peux les emmener ? le pressa-t-elle.

Il hocha la tête. La jeune femme se hâta alors de quitter l’immeuble pour rentrer chez elle et régler ça. Seulement, elle se rendit compte qu’elle y avait passé plus de temps que prévu. La nuit tombait déjà. L’agence serait fermée et l’architecte probablement injoignable. Elle n’aurait plus qu’à attendre le lendemain matin.

Le taxi, dans lequel elle avait sauté, passa devant Le petit Dupleix. Elle le pria de s’arrêter là. À travers la vitrine du café, Léna pouvait voir Ben et ses trois autres amis, attablés autour de grandes pintes de bière. Peut-être qu’un peu de compagnie ne lui ferait pas de mal, après la journée éreintante qu’elle avait passée.

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