Chapitre 3 - Entretien devant un feu de bois
Depuis maintenant six ans maintenant, j’ai fait le grand saut. J’ai quitté mon emploi. Ah ? C’est vrai, mon travail,… non, après tout, j’en parlerai plus tard. Ce sujet nécessite un développement qui me ferait perdre le fil de l’histoire.
Où en étais-je ? Oui, depuis six ans, je me consacre corps et âme, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 à l’écriture. Je me suis essayé d’abord à des textes courts, des micro-nouvelles, puis j’ai proposé des billets d’humeur à un journal satirique local qui les a acceptés immédiatement. Comme les tirages se sont mis à flamber, j’ai pu jouir d’un appoint de rémunération qui m’a permis de payer mon loyer et de ne pas mourir de faim. L’autre appoint étant un petit job de serveur dans un pub du centre.
Ma plume a été rapidement trouvé son public. Je me suis aventuré à écrire des nouvelles, un défi plus ambitieux qui a rencontré un succès mitigé. Tout naturellement, j’en suis venu à ce projet de roman.
Mon problème était le choix du sujet. Un roman est une année de vie, voir plusieurs. Alors, choisir la bonne histoire, les bons personnages est primordial.
Où en étais-je ? Mon journal intime…
Jour 2
Genèse d’une histoire
Quelle meilleure source d’inspiration pour conter une histoire que sa propre vie ? Mais qu’y avait-il de si extraordinaire dans la mienne pour piquer la curiosité d’un éventuel lecteur ? J’étais un Anglais moyen, vivant une existence tout à fait banale. Mon enfance s’était déroulée sans aucun traumatisme, ni aventure. Je n’avais rien à y puiser. Ce n’est que, par hasard, en voyant mon reflet dans un miroir, un matin en me rasant que j’ai compris où était le sujet : l’histoire avant l’histoire. Celle de mes ancêtres.
J’ai donc choisi de revenir à la source : mon identité indienne. L’affaire n’était pas sans difficultés, vu que d’Indien je n’avais plus rien d’autre que l’écume de mon apparence. Trois mois de recherche généalogique, de discussion sans fin avec mes parents, grands-parents, amis de la communauté, mais rien de satisfaisant n’en sortait.
Jusqu’à ma rencontre avec Emma et surtout celle avec cet écrivain qu’elle m’avait permis de rencontrer.
C’était un vieil homme, un ermite, qui semblait n’attendre rien d’autre de la vie que la faucheuse vienne lui rendre visite. Il vivait dans une bâtisse au cœur de la forêt King’s Wood. Il nous accueillit Emma, et moi, derrière sa longue barbe blanche par une moue dubitative et un regard glacial. Il nous indiqua d’un geste de la main deux chaises, nous primes place face à lui. Emma voulut engager la conversation, mais le vieillard lui coupa le sifflet d’un autre geste, non moins autoritaire, glissa son regard vers moi et d’un hochement du menton m’invita à parler.
Sans préambule, je lui expliquai mon projet. Il me laissa dérouler mon laïus, sans m’interrompre une seule fois, le regard plongé dans les flammes qui ondulaient dans l’âtre d’une cheminée sans âge.
Je commençai par l’histoire de mes parents, puis de mes grands-parents. Tout le long de mon récit, il restait, les yeux fermés, tête baissée, se balançant en équilibre sur sa chaise, jonglant avec ses lunettes. Je déroulais un discours décousu, sans queue ni tête avec le sentiment très désagréable de revivre une scène de mon enfance face à mon professeur satanique. Quand je n’eu plus rien à dire de ma vie, il sortit de son mutisme, ajusta ses lunettes sur son nez, darda sur moi un regard noir et me posa une question :
¾ Pourquoi écris-tu ? Ne me réponds pas. Je te donne une journée pour me dire en 300 mots la véritable raison qui te pousse à écrire. Tu me liras quelques lignes de ton roman en cours. Si tu en as un, évidemment. Tu en as un ?
J’acquiesçai d’un hochement de tête. Je n’en avais aucun ou plutôt des centaines, tous commencés, mais aucun achevé.
¾ Reviens et nous verrons si tu m’intéresses.
Pourquoi j’écris ? Quelle question ! Allais-je tomber dans la facilité et lui débiter mon amour pour les mots, et je ne sais quels autres poncifs. Connaissant l’individu, je risquais fort de me faire rembarrer.
Je m’attelais tout de même à la tâche avec toute la sincérité possible, évoquant le pouvoir de l’écriture face au rationalisme qui empoisonne nos vies et à l’irrationalité des idéologies du ciel et de la terre qui les emprisonnent. Un pouvoir qui offre également à l’individu, encorseté dans sa misérable condition humaine, une échappatoire vers un monde où toutes les folies sont non seulement possibles mais surtout permises.
J’évoquai le plaisir jubilatoire que je ressentais en démêlant les fils dune ’intrigue confuse et brouillonne ; pour finalement la rendre claire et captivante. Et enfin, je ne pouvais oublier ce même plaisir exaltant de façonner, au fur à mesure de l’écriture, mes personnages aux contours flous, leur offrant un passé et un avenir tout en me conduisant vers des lieux ou des époques dont je n’avais pas idée en commençant mon récit.
Le lendemain, je me présentai, seul, ¾ Emma avait des obligations qui l’empêchaient de m’accompagner ¾ fier de moi mais tout de même un peu inquiet, avec dans ma main une feuille pliée en quatre. Il était assis à la même place, tourné vers le feu, les flammes projetant sur ses yeux des lueurs démoniaques. Je pris une chaise, la tirai jusqu’à lui et m’assis sans attendre qu’il m’invite à le faire. J’avais compris la veille qu’il était avare de paroles et que je devais aller à l’essentiel. Je lui tendis ma feuille de papier. Il glissa un regard perplexe, baissa sur la feuille, me l’arracha des mains et la jeta dans le foyer. Elle s’enflamma aussitôt, telle une torche, anéantissant instantanément toutes mes illusions. Mon esprit, pris de court, d’un seul trait se vida. Je ne me souvenais plus d’un traître mot de ce fichu texte.
¾ Je répète ma question, garçon : pourquoi écris-tu ? me dit-il, impassible, sans l’once d’une émotion sur son visage. Mais je pouvais voir dans les flammes qui dansaient dans ses yeux qu’il prenait un malin plaisir à la situation. Il était le chat et moi, la souris. Je m’enfonçai dans ma chaise, si tenté que l’on puisse le faire, disons plutôt que je me recroquevillai mentalement. Paralysé par la peur, j’étais incapable de me souvenir du moindre mot que j’avais écrit. Je me sentais ridicule et pitoyable.
— Alors, tu ne sais pas parler sans un bout de papier ? Peut-être qu’il n’y avait rien de bien intéressant dans ton petit texte ? Peut-être as-tu fait appel à une IA pour le rédiger ? Ne pense à rien, ne cherche pas à te souvenir, réponds tout simplement à ma question.
— Parce que je ne sais rien faire d’autre, m’étais-je surpris à répondre. C’était succinct, lapidaire, stupide sûrement, mais au bout du compte tellement vrai. Je prenais conscience tout à coup que tous les événements de ma vie m’avaient porté à cette simple vérité : hormis écrire, rien d’autre dans la vie ne m’intéressait.
— Eh bien voilà, on y est. Maintenant, as-tu quelque chose à me proposer ?
— Oui, monsieur, tenez, lui dis-je en sortant une liasse de papier que j’extirpais de ma sacoche.
Pour ne pas venir les mains vides, j’avais exhumé un ancien projet qui m’avait tenu à cœur à une époque de ma vie. À plusieurs reprises, des amis m’avaient gentiment renvoyé à mes lointaines origines, et cela m’avait profondément choqué. Pour exorciser cette douleur, j’avais eu l’idée d’écrire un roman sur l’histoire de mes ancêtres. Le titre m’était venu tout naturellement à l’esprit : les âmes perdues de l’Indus. Je vis au regard qu’il posa sur la page de garde que le sujet l’intéressait. Son visage demeurant toujours inexpressif, il plongea ses yeux gris dans mon manuscrit. Il lut la première page, puis plusieurs autres, feuilleta le manuscrit jusqu’à ce qu’il atteigne la dernière page. Lorsqu’il leva ses yeux et les plongea dans les miens, je compris à son regard de vieux matou sur le point de croquer sa proie, que l’affaire était mal engagée. Sans même dire un mot, il me jeta le manuscrit au visage, puis daignant m’offrir un commentaire, il aboya d’une voix rauque :
— Ce n’est qu’un vulgaire torchon que tu m’as donné là : une insulte à mon intelligence. Je ne vois pas où est l’Indus et où son ces fameuses âmes perdues. C’est un ramassis de préjugés, de clichés et de référence à des livres ou à des films que tu as dû voir dans ton enfance. J’ai eu l’impression de visionner le « tigre du Bengale », une très vieille fiction, sympathique, coloniale et bourrée de bonnes intentions.
Le vieil homme ne se trompait pas. Je n’avais de l’Inde qu’une idée très approximative. J’avais vu ce film avec ma mère, lorsque j’étais enfant et le deuxième volet également, « Le tombeau hindou » qui m’avait fait cauchemarder pendant des semaines. L’image des protagonistes prisonniers dans les sous-sols d’un palais, en proie à une horde de lépreux tendant leurs mains vers eux me vient encore en mémoire.
Je ramassai mon manuscrit, me redressai le plus dignement possible et pivotai sur moi-même pour me diriger vers la sortie quand il me prit par la manche et me stoppa net.
— Holà, où cours-tu comme ça, jeune homme ? Je n’en ai pas fini avec toi. C’est un torchon, ça, c’est une évidence, mais un torchon très bien écrit. Tu as une plume. Sache que ce genre de compliment est très rare dans ma bouche. Cela dit, voyons comment nous pouvons transformer ce..., je ne vais pas me répéter, en un best-seller.
J’écarquillai les yeux, retenant ma main de se porter à ma bouche. Comme il y allait, le vieux grincheux, un best-seller. Rien que ça !
— Si tu veux trouver tes âmes perdues de l’Indus, il te faudra partir à leur recherche. Voyage, explore ce pays et peut-être, les découvriras-tu, me dit-il, un éclair d’espièglerie dans les yeux.
J’étais abattu et lui était aux anges. Il retrouvait peut-être en moi sa jeunesse et se gorgeait de mes angoisses.
— Pars, te dis-je, mais pas n’importe comment.
— Je ne comprends pas.
— Visite ce pays dans les moindres recoins, des palais des maharadjas aux bidons villes, parle avec les nantis aussi bien qu’avec les intouchables. Recherche des membres de ta famille. Il en existe obligatoirement.
Je fis le voyage, je dois avouer, comme un simple touriste, un touriste qui plus est, avec un regard d’Occidental. Je notais tout ce que je voyais, ressentais, les odeurs, la musique, tout. Je m’aventurai dans les bas-fonds de Calcutta et dans un palais du Rajasthan où je réussis même à avoir un entretien avec un maharadja. Je revins, fier du travail accompli et très enthousiaste. Je m’enfermai dans mon studio pendant un mois et réécrivis mon histoire. Plein d’espoir cette fois, je présentai mon manuscrit au vieil homme, qu’il me renvoya par porteur, deux jours plus tard, avec un simple post-it et pour tout commentaire : « C’est de la bouse ».
Ces quatre mots furent une superbe claque portée à mon égo. Je serais tombé dans un désespoir abyssal si, au verso du billet, trois autres mots « viens me voir » n’avait pas été écrits.
Je revins, cette fois, la gorge serrée. Il prit mon manuscrit, le jeta dans sa corbeille, symboliquement, puisqu’il savait très bien que j’avais l’original en fichier informatique. Il m’offrit ces mots que je n’oublierai jamais et qui sont depuis inscrits en lettre d’or dans ma mémoire : « Écrire, mon ami, c’est s’arracher les tripes et les mettre sur la table ». Puis il ajouta : « Si tu t’y refuses, tu produiras ce que tu m’as donné à lire, un vulgaire prospectus d’agence de voyage. Une page m’a suffi pour me faire une idée de ta prose, mais par respect pour toi, je suis allé jusqu’au bout. Alors, un conseil, un seul. Retourne en Inde, arrache tes oripeaux de Britannique repus et imbu de son occidentalité. N’essaie pas de chercher tes origines, elles se présenteront à toi sans que tu n’y prennes garde. Vis tout simplement avec le peuple, comme lui. Mieux, sois lui.
Je retournai en Inde avec dans ma poche un simple billet de retour. Je laissai chez moi, mon téléphone, ma carte de crédit et ne gardai que mes papiers d’identité. C’est ainsi que j’accouchai, dans la douleur, une extrême douleur, mon premier roman : « Les âmes perdues de l’Indus ».
J’ai eu du succès. Mon torchon, comme disait le vieux grincheux, est devenu un best-seller. Maintenant, après cette gloire éphémère, que vais-je pouvoir bien écrire ? Je devrais m’attaquer à un sujet fort, puissant, mais quoi ? Qui a-t-il de puissant et de fort dans ma vie ? Mon amour pour Emma. Non, je préfère ne pas en parler. Cette relation est trop compliquée. Peut-être le ferais-je un jour, une fois que j’aurai dépassé cette épreuve. Aujourd’hui, c’est très simple, je suis au fond du trou. Les chroniques, les nouvelles, les billets d’humeur que me commandent les journaux, je n’en ai guère le goût.
Mais je suis néanmoins un écrivain capable sans aucune difficulté de donner le change. Je peux aisément tromper le lecteur de base, mais pas le vieil homme qui, le traître, a eu le mauvais goût de mourir entre temps, me laissant désespérément seul.
J’ai attaqué une histoire, un thriller, pour m’amuser, pour tester ma capacité à aborder un genre auquel je ne suis pas coutumier. Mais, la dernière ligne écrite, il m’a été impossible de considérer mon roman comme un produit fini. Je me suis senti obligé de le réécrire, encore et encore, en me demandant chaque fois ce que le vieil homme pourrait bien en penser. J’ai tellement donné de moi-même pour ce premier roman que tout ce que je produis désormais me semble fade. J’ai le sentiment qu’un ange, un jour, s’est posé sur mon épaule et m’a offert l’inspiration, mais qu’en fin de compte, cet ange s’est trompé de client. Je ne suis, à bien y réfléchir, qu’un vulgaire usurpateur ? Cette vérité révélée me pollue l’esprit et me ronge peu à peu les méninges.
Du jour au lendemain, s’est produit l’incroyable : l’incapacité de pouvoir aligner trois mots cohérents. Je n’ai plus de goût à rien, sauf ce rendez-vous hebdomadaire, le samedi midi, au pub, avec mes amis.
Fin du jour N°2.
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