Chapitre 5 - Un pot entre copains

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Après avoir arpenté des rues claires, riches du bonheur des gens (une véritable torture), je parviens enfin au pub : Morganville Town Pub.

Comment le décrire ? Une bâtisse imposante, de deux étages prolongée par une sous-pente ouverte donnant sur la rue. Les murs, de couleur blanche, sont percés de loggias soutenues par des poutres sombres. Le gérant s’est approprié une partie de l’espace public et y a installé une quinzaine de tables de pique-nique. On annonce un beau temps pour les semaines à venir. Les clients vont apprécier la douceur de ce mois de juin. Ils ont déjà envahi l’espace.

Je cherche du regard mes amis et les trouve attablés tout près de l’entrée. Il y a là Marc, Owen et Nelson. Trois vieux complices. Des anciens de l’école française. Trente ans, maintenant, que nous nous connaissons. C’est notre passion commune pour le football qui nous a réunis, puis le temps passant, nous nous sommes liés d’amitié. Une fois adultes, nos chemins se sont séparés. Hormis moi-même qui n’a jamais quitté Bristol (si l’on excepte les deux « petites » virées en Inde), les trois compères se sont disséminés à travers le monde. Toutefois, malgré la distance, jamais notre lien ne s’est rompu. Depuis que nous sommes de nouveau réunis, quelles que soient nos obligations familiales ou professionnelle, nous avons, tous les quatre, à cœur de ne jamais manquer ce rendez-vous du samedi matin.

Notre quartier général, c’est ainsi que nous le nommons est un salon privée situé à l’étage du pub, que le gérant nous autorise à occuper, le samedi matin de midi à deux heures de l’après-midi.

Mais aujourd’hui, les trois lascars se sont installés sur la terrasse, bien à la vue du grand public. Ça ne me plaît guère. J’aime bien l’intimité de ce petit coin à l’étage où nous pouvons sans contrainte hausser le ton sans que quiconque ne vienne se plaindre. Là, nous allons devoir parler à voix basse, une gageure.

Je me faufile entre les tables, essuie des réprimandes de clients que je bouscule tant les allées sont étroites et finis par rejoindre mes amis qui me lancent un regard de reproche en désignant du doigt leur montre, enfin l’endroit supposé de leur montre puisque de montre, ils n’en ont plus. Le téléphone portable les ayant depuis belles lurettes supplantées.

— T’es hyper en retard, Will. Il est presque une heure. On en est à notre troisième bière, proteste Owen en relevant ses lunettes noires et en les calant sur son front.

Owen Lawson, aviateur de son état comme ce qu’il porte sur le dos le suggère : une veste élimée avec dessinées sur la poitrine deux ailes blanches surmontées de la couronne royale, frappées de trois lettres RAF. Il a officié durant plusieurs années comme pilote de ligne et travaille désormais dans un aéro-club. Caractéristique principale et non dénuée d’importance : irlandais catholique et républicain intégriste, dont on ne sait pratiquement rien de sa vie si ce n’est qu’elle a dû être tumultueuse.

— Nom d’un Brownie (génie domestique de la mythologie écossaise et non le gâteau au chocolat), s’écrie Marc, qu’est ce que tu foutais ? Tu sais que c’est ton tour, aujourd’hui.

Marc Milan, lui, est professeur de Français, écossais à ses heures perdues et convaincus de l’existence des fantômes. Il en héberge un d’ailleurs dans le château familial des Highlands et voyage avec lui. En ce moment même, le vieux duc Sébastian du clan des Mac Milan, mort le 18 avril 1746 à la bataille de Culloden, est assis quelques tables plus loin et lisse sa longue moustache. Du moins, c’est ce que Marc affirme.

— Oui, oui ! Désolé, une panne de réveil. Bon, qu’est-ce que je vous ai concocté ? dis-je, en extirpant d’une des poches de mon futal un morceau de papier froissé que je pose délicatement sur la table, prêt à parcourir les lignes écrites dans la nuit.

— Attendez, attendez, les amis, coupe Nelson, le troisième larron, celui-là, beaucoup plus âgé que les autres et vêtu d’une veste et d’un pantalon en tweed.

Nelson Hart, gallois qui ne jure que par l’équipe nationale de rugby, est acteur et directeur de théâtre. Dans ce qui tient lieu de conversation et qui nous réunit, ce jour, Nelson tient le rôle du juge de paix. D’ailleurs, il a devant lui, un dictionnaire et un calepin qu’il a ouvert à la date du jour et s’apprête à tirer des colonnes en vue marquer les points.

Marc fait office de référent. Il porte avec lui un vieux dictionnaire très particulier, recours indispensable pour l’attribution des points. Owen, quant à lui, se contente, tout comme moi d’accepter le jugement des deux autres.

— Attendez, alerte Nelson, nous avons un sujet de conversation à l’ordre du jour et il n’est pas question de l’éviter. Je vous propose d’écourter notre jeu et de nous concentrer sur ce qui doit nous préoccuper en priorité : le Problème William.

— Quel problème ? Je m’insurge. Je n’ai aucun problème. Qu’est-ce que tu vas chercher ?

— Un problème des plus alarmants, mon ami. Tu t’es vu Will ? déplore Owen. Tu n’es plus que l’ombre de toi-même. Je suis presque convaincu que notre compagnie te pèse et que tu aimerais être à mille lieux d’ici...

— Aye, sous la couette, à se morfondre, ironise Marc. Tu dois absolument mettre un terme à ton calvaire et quoi de mieux que tes vieux amis pour t’y aider ?

— D’accord, d’accord, mais passons au jeu, fais-je, préférant ne pas remuer un présent trop douloureux. Laissez-moi vous lire ce qui restera dans les annales de nos réunions du samedi.

Je déplie une dernière fois ma feuille, l’étale sur la table et d’une voix cérémonieuse livre à l’assistance mon petit bijou de littérature.

— Notre cénacle est enfin réuni dans ce magnifique caravansérail. Le cénacle des amoureux des beaux mots, mes amis. Mais qui sommes-nous ? Des chercheurs, des ingénieurs, des savants, des archéologues ? Que nenni ! Nous ne sommes que de simples contadins qui pourraient passer leur vie couchés dans une soue. Mais je vous vois fort marris par mon propos obscur et ne désirant être un brandon entre nous ou passer pour un aigrefin, je vais en rester là et clôturer ma notule.

Un silence assourdissant s’abat sur la tablée, mais pas uniquement. La table voisine, récemment occupée par la troupe de cirque que j’ai croisée dans la rue en sortant, est également silencieuse. Vivante et bruyante, jusque là, elle se tait et pose des yeux ronds comme des soucoupes sur ma petite personne.

— C’est du Français ? demande le clown.

J’acquiesce d’un hochement de tête. Le regard étrange de cet homme derrière son masque fardé m’interroge : un regard profond, vif, et qui ne m’est pas inconnu.

— Cocasse ! J’ai appris cette langue, il y a bien longtemps, mais vous employez des mots qui me sont parfaitement inconnus, s’exclame-t-il.

— Aye, c’est vrai, ce sont des mots anciens, monsieur, précise Marc.

— Très bien, je vois ! Le Français est une langue tellement riche. Une vie ne suffirait pas en connaître toutes les subtilités. Mais je parle, je parle et je vois que je vous importune. Désolé. Allez-y, poursuivez Monsieur, dit l’individu au visage grimé, puis il se tourne vers ses camarades nous laissant dubitatifs. Ce regard, ce regard, ... je cligne des yeux pour effacer ce léger tourment qui m’étreint.

— Alors, mes chers contadins, à nous de jouer. Chacun son tour. Qui commence ? s’écrie Marc.

— Je prends contadins, paysan. C’est ça, Marc ? propose Owen.

— Je pense, confirme Marc. Je prends le dico, pour vérifier. Oui, c’est ça et c’est pas sympa de nous traiter de paysan, Will.

— Et le cénacle, c’est une réunion, une assemblée, pour être plus précis. Trop facile se réjouit Nelson.

— Moi, je prends caravansérail, dit Marc, le lieu où nous sommes, qui accueille des étrangers. Que reste-t-il, William ?

— Soue, nenni, brandon, marri, aigrefin et notule. Ah, ah, pas évident ! Je dis en les bravant du regard.

— Moi, propose Owen. Je prends Nenni et marri.

— Vas-y, dit Marc.

— Nenni, facile, vu la phrase, ça veut dire non et marri, désolé.

— Oui, accepte Marc en ayant déjà consulté son dictionnaire de mots anciens. T’es en train de gagner. Alors, les autres ?

— Je ne sais pas, hésite Nelson. Vu le sens du mot dans la phrase, j’opterais pour brandon : celui qui met la pagaille dans un groupe ?

— Exact ! Brandon, celui qui provoque des troubles. Alors, terminé ? Essaie de conclure Marc.

— Notule, discours ? demande timidement Owen.

— Pas tout à fait. C’est une petite note. Mais, bon, on peut l’accepter. Qu’est-ce que vous en dites ? dit Marc.

— Non, nous nous exclamons comme un seul homme, Nelson et moi.

— Aye, on compte les points alors. Sauf si ...

— On compte, affirme Owen, sachant qu’il tient la victoire.

— Je déclare sir Owen Lawson vainqueur de notre 125ème partie. Je regarde les deux derniers mots : soue – étables à porcs. Charmant ! Aigrefin – individu rusé, escroc, voleur. Maintenant, Nelson peux-tu nous lire, le texte traduit en Français moderne ?

— Très bien, fait Nelson en s’emparant de ma feuille. « Notre assemblée, enfin est réunie dans ce magnifique hôtel. L’assemblée des amoureux des beaux mots, mes amis. Mais qui sommes-nous ? Des chercheurs, des ingénieurs, des savants, des archéologues ? Non ! Nous ne sommes que de simples paysans qui pourraient passer leurs vies couchés dans une porcherie. Mais je vous vois fort désolés par mon propos obscur et ne désirant être un sujet de discorde entre nous ou passer pour un escroc, je vais en rester là et mettre fin à ma courte missive ».

— Bravo ! Bravo ! s’exclame le clown, en frappant dans ses mains, plongeant la tablée dans un silence perplexe. Quel exercice ! Je dois vous avouer que la langue française n’a pas de secret pour moi et que...

— C’est un jeu, monsieur, un jeu entre amis. Je réponds légèrement agacé. Si vous voyez ce que je veux dire.

— Passionnant !

— Lyam, laisse ces gens tranquilles, s’écrie la femme au boa.

— Oui, oui, tu as raison. Excusez-moi, Messieurs, je vous laisse, fait le clown en s’assaillant.

La conversation n’a duré que très peu de temps, mais n’a pas été du goût de Nelson qui a un ordre du jour à faire respecter. En bon directeur de théâtre, qu’il est, il n’aime pas perdre le contrôle.

— S’il vous plaît, les amis, revenons à nos moutons. Nous avons deux sujets de discussions et vu le temps qu’il nous reste, ...

— Le temps qu’il nous reste ? s’étonne Marc poussant le bras de Nelson. Il est une heure et demie de l’après-midi, et nous pouvons rester jusqu’à plus soif ou jusqu’à ce que le patron nous mette à la porte. Et tant que nous consommons...

— Écoute, Will, dit Nelson en se tournant vers moi, ton cas est grave et nous devons le traiter. Nous sommes là pour t’aider. Tu ne peux pas continuer ainsi à te morfondre. Dis-nous ce qui te tourmente et pourquoi tu es bloqué dans ton écriture.

— Je n’y arrive plus, c’est tout. C’est pas plus compliqué que ça. Vous pouvez pas comprendre.

— On peut essayer. On peut se mettre à ta place. C’est possible. Nous imaginons que lorsque tu te lèves, la première chose que tu fais, c’est te jeter sur ton ordi. Tu ouvres ton fichier et après ?

— Après ? Tu veux que je te dise vraiment ... ?

— Oui, poursuit Nelson.

— Je vois sur l’écran la sale gueule de Crowley. Énorme ! Vous vous souvenez ? Une gueule aux angles saillants comme des couteaux, au regard noir et à la peau pâle. Quelle horreur ! Un fantôme. Et ce con se fout de ma gueule. Carrément ! Il rit, il rit, d’un rire satanique. Sa bouche s’étire et fend sa sale tronche de con jusqu’aux oreilles.

— Crowley, notre vieux prof de Français te tourmente encore ? Quand même Will, depuis le temps.

— Oui, Nelson, Crowley, le vieux Hippolyte. Le pire, c’est qu’ensuite, il se transforme en un oiseau de proie, un vautour. Un vautour sur un piton rocheux, affublé d’un manteau miteux, tout noir, les yeux rouges de sang, attendant que je crève. Et c’est comme ça, tous les jours.

— C’est vrai que l’image est assez ressemblante. Tu te souviens, Marc ? Par tous les temps, il avait toujours son vieux manteau pourri sur lui et son chapeau mou. Le rire quand il se tournait pour ouvrir la porte à la fin du cours. Il avait son dos barbouillé de craie. On était mort de rire.

— Aye, poursuit Marc. Le personnage était odieux. C’était vraiment un sale type. Tu sais s’il avait de la famille ?

— Non, répond Nelson. Quand bien même, il en aurait-il une, tu crois qu’elle l’accepterait ? Je veux pas dire, mais ce mec était une ... Enfin, pire que ça, un raciste fini. Ils nous avaient tous dans le collimateur.

— À commencer par toi, Will, précise Owen. Un Indien dans sa classe, tu t’imagines ? Du pain béni pour ses saillis racistes. Il avait vraiment une dent contre toi !

— Je sais, mais, toi aussi, tu n’étais pas bien loti. Il considérait les Irlandais comme des sous-Anglais, des paysans, pire des républicains. Et toi, Marc, il se foutait en permanence de tes kilts et de tes fantômes. C’en était déprimant. Il n’y avait que toi, Nelson. Nelson, le Gallois, le seul qui avait grâce à ses yeux.

— Peut-être, mais ce n’est pas pour autant que je n’avais pas de bonnes notes. D’ailleurs, qui avait de bonnes notes dans la classe ? Personne. Vous savez, j’ai fait des recherches sur Internet. J’ai tapé son nom et devinez ce que j’ai trouvé ? Des yeux ronds lui répondent. Je suis tombé sur un Crowley, un certain Aleister Crowley, né fin 19ème siècle. Tenez-vous bien, il était connu comme l’être le plus malfaisant de l’humanité, « The Great Beast 666 », pour vous dire.

— Qu’est-ce qu’il a pu bien faire pour mériter ce pédigrée ? demande Marc.

— Attends, je cherche. Voilà : À la mort de son père, il abjure sa foi. Ensuite, il verse dans l’occultisme, pratique une sexualité plus que douteuse ⸺ un journal va jusqu’à le nommer « l’homme le plus pervers du monde ». Accusé de germanophilie, il est contraint de s’exiler pendant la Première Guerre mondiale. Il plonge ensuite dans la drogue. Pour compléter ce charmant tableau, il a à son passif plusieurs morts suspectes.

— Et ben, dis donc, c’est passionnant, je lui rétorque en pensant à un excellent personnage de roman qu’il ferait. Ça ne m’étonnerait pas que notre Crowley soit un descendant de ce gugusse.

— Carrément, s’exclame Nelson. Les chiens font pas des chats et notre gros matou d’Hippolyte coche toutes les cases. Je vous le dis, ce mec n’a rien à faire sur terre. D’ailleurs, vous savez s’il est toujours vivant ?

— J’en sais fichtre rien, je réponds. M’est avis qu’il doit être froid depuis peu, vu que son fantôme s’invite dans mon ordi.

Sur ces paroles, je remarque qu’à la table voisine, un mouvement s’est produit. Le clown a cessé de rire et de parler haut et a rapproché sa chaise des nôtres. Je vois qu’il a l’air intéressé par notre conversation. Owen qui n’a pas pris la parole jusque-là et que je sais n’être pas homme à débiner son voisin, intervient.

— Will, on s’en fout de ce mec. T’es en train de me faire une sacrée dépression. Et là, est le véritable problème.

Le clown qui avait déjà tourné sa chaise pour mieux entendre la conversation, le sujet ayant l’air de l’intéresser, nous gratifie d’un sourire de clown énorme avec les yeux qui eux ne rient pas, très bizarre. Je lui réponds par un sourire, celui-là désolé.

— Will, tu dois consulter un psy, insiste Owen. Je t’assure, ce genre de trauma, il ne faut pas le traiter par-dessus la jambe. Ça peut être grave. Nous n’avons pas envie de te trouver un beau matin, enfin pas si beau que ça, pendu dans ton appart, ou la tête dans ton four. T’as un four, au fait ? Écoute, je vais te donner le numéro de téléphone d’un de mes amis, psychologue. Il est très bien, sympa et très efficace. Pour te dire, j’ai été confronté à une peur panique, survenu un jour, inopinément dans mon quadrimoteur et il m’a guéri en quelques séances d’une phobie qui en avait résulté. Tu lui diras que tu viens de ma part.

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