Chapitre 8 - Confidences
Je me redresse sur mon fauteuil, pose mes bras sur les accoudoirs avec une certaine solennité, adoptant une attitude des plus professionnelles.
— Sacré bilan que vous me faites là, Monsieur. Désabusé, dîtes-vous ? Ce qui veut dire que votre palpitant n’a fait que ronronner, jamais plus de 70 pulsations/minute. C’est ça ?
— C’est une belle métaphore, mais en gros, c’est bien ça ? répond mon vieux prof, désarçonné par ma rhétorique peu professionnelle. Comment dois-je procéder, docteur ? C’est la première fois que je consulte un psy.
— Ne vous en faîtes pas, je vous aiderai. Dîtes-ce qui vous passe par la tête. Je lui réponds en m’empressant de sortir mon calepin de ma sacoche et mon enregistreur vocal que j’utilise chaque fois qu’une idée me vient et que je n’ai pas le temps de la coucher sur le papier. Je dois d’abord vous demander si cela vous dérange que je vous enregistre. C’est la procédure.
— Oh, non pourquoi ?
— Vous pourriez, mais sachez qu’ils me seront d’une aide précieuse. Une intonation de voix, la façon dont vous vous exprimez, en disent beaucoup plus que toutes les notes que je pourrais prendre. Il est inutile de gaspiller de l’encre, vous ne pensez pas ? Elle est tellement chère.
Là, je vais un peu trop loin. Je suis tellement dans mon rôle que j’en oublie la prudence. En citant le prix de l’encre, je joue avec le feu.
— Bon, très bien. Vous savez ? Vous parlez d’écriture et bien, là, maintenant, je dois vous avouer que mon plus grand désir serait d’être analphabète.
Ah, celle-là, je ne l’ai pas vue venir. Il me prend de court le gugusse. Holà, ressaisissons-nous, arborons une attitude professionnelle et répondons le plus calmement possible, parce qu’à la vérité, mon palpitant, en ce moment, tourne à 140 pulsations/minute.
— Très bien ! Si c’est là votre traumatisme, vu votre âge, je ne vois pas très bien comment je peux vous aider. Vous devez avoir, quoi, soixante-dix, soixante-quinze ans. C’est ça ?
— Soixante-dix-sept, docteur.
— À la retraite, j’imagine.
— Évidemment, docteur. Depuis longtemps déjà. Dix-huit ans. Mon Dieu que le temps passe vite.
— Et quel était votre métier ?
— Enseignant. Professeur de Français, docteur.
— Difficile, donc de résoudre votre problème. À moins de vous lobotomiser…
— Si l’on pouvait éviter. Mais j’ai dit ça comme ça, docteur. Vous m’avez demandé de dire ce qui me passait par la tête.
— Excusez-moi. Je vais trop vite en besogne. Parlez. Je ne vous coupe plus.
— J’aurais tant aimé ne rien comprendre à toutes ces phrases qu’à longueur de journée, j’étais obligé de débiter à une bande d’ignares uniquement préoccupés par les résultats de l’équipe de football locale.
— Birmingham, les Blues. Ah, bien belle équipe, je lâche, me souvenant avoir été un de ces ignares qui ne pensaient qu’au foot et aux filles.
— S’il vous plaît docteur. Pas vous, quand même !
— Désolé ! Poursuivez !
— Je déteste les mots. Ils sont comme des fourmis rouges qui envahissent mon cerveau et m’obligent à penser. Ne pas penser. Voilà, mon plus grand désir, ou alors penser à des choses simples, basiques, accessibles au premier nigaud venu. Mais les mots, ces mots en Français, bien sûr, en anglais évidemment, mais en norvégien, en russe, en espagnol ou en arabe aussi, à mon grand malheur, car je parle toutes ces langues. Tous ces mots se sont, toute ma vie, imposés à moi, ont structuré mes pensées et m’ont transformé en un individu pédant, méprisant. Je me hais pour cela et pour l’image que je renvoie aux autres. Je rêve, docteur, d’un monde sans mots, sans verbes, sans grammaire ni vocabulaire. De simples grognements me suffiraient.
— Vous n’y allez pas de main morte, monsieur … ¾ Je fais semblant de consulter une fiche que j’ai devant moi, une simple feuille blanche, qu’il ne voit pas évidemment ¾ Crowley, c’est ça ? Hippolyte Artémis Crowley ?
— Oui, docteur.
— Pourquoi pensez-vous que vous devriez renoncer au Savoir, Monsieur Crowley ? Je demande, amusé par cette conversation ubuesque et emporté par le rôle du psy qui me plaît de plus en plus.
— Le Savoir, le grand mot, fulmine Crowley, piqué au vif par la question. Le Savoir, poursuit-il, haussant étrangement le ton, révélant sa nature brutale. Le Savoir, Monsieur est la malédiction de l’humanité. La pomme croquée à la va-vite sans aucune conscience des conséquences. Pauvre Adam, pauvre Ève. Le Savoir, le malheur de ma vie.
— Pouvez-vous m’en dire davantage ? Je demande en me penchant, appuyant un coude sur la table et serrant mon menton entre le pouce et l’index.
— J’y arrive. Commençons par le début. Savez-vous, harr ? Ce mot, qu’importe, savez-vous que mes premiers babillements provoquèrent les foudres de mon père.
Le père, encore et toujours le père. Il va certainement me sortir la fable du père tyrannique qui l’a martyrisé toute sa vie. Est-il nécessaire que nos problèmes soient toujours attribués à nos parents ou à quelqu’un d’autre, plutôt que d’assumer notre propre responsabilité ? me dis-je, tout en songeant à mes problèmes avec le mien.
— Vous m’écoutez docteur ?
— Excusez-moi, mais vous parlez de votre père et cela me faisait penser à … Mais je m’égare, poursuivez, je vous prie.
— Avec mon père, dès mon plus jeune âge, lorsque je m’exprimais, je devais être le plus précis et concis possible. « Il faut employer le mot juste » répétait-il. « Le mot juste pour une pensée juste » était une phrase qu’il me rappelait à chaque fois que je ne l’étais pas. Juste et concis. Vous me suivez, docteur ?
J’opine du chef, ne sachant pas trop où tout cela va me mener, mais je m’amuse. Le vieux grigou se lamente sur son sort. Il va peut-être me dévoiler une partie de sa personnalité qu’il garde bien cachée derrière sa statue de pierre. Il était tellement arrogant à cette époque et là, il est complètement désarmé, à poil presque. Il en deviendrait presque attendrissant. Oh, sûrement pas ça. Je ne vais pas verser dans l’empathie, ce n’est pas le moment.
— Oui, oui ! Votre père donc était d’une intransigeance insupportable ?
— Insupportable, Docteur ! Si elle se limitait à des remarques acerbes, je les aurais probablement endurées sans problème. Après tout, elles étaient pour mon bien, mais, une fois sur deux, elles s’accompagnaient de corrections.
— Il vous frappait ? Je demande tout en jetant un œil à ma montre. Le psy va se pointer d’une minute à l’autre et je risque d’être dans un drôle de pétrin s’il nous surprend.
— Oui et avec un plaisir satanique, si je puis dire. C’était un monstre. Il avait un stock de tiges de bambou. Il les appelait ses « Virginies ». Je n’ai jamais su pourquoi...
Je réalise maintenant que je dois conclure, sinon ça risque être la catastrophe. Le papi est parti pour à me raconter sa vie toute l’après-midi. Je dois rapidement réfléchir à la manière dont je pourrai poursuivre mess consultations. Une seconde, pas plus, pour que mon cerveau se mette en ébullition et échafaude un plan machiavélique. J’en suis capable.
— Excusez-moi, mais nous parlons, nous parlons. Sachez que tout ce que vous m’apprenez est très intéressant et demande à ce que nous nous revoyons plusieurs fois. Je dois vous dire que j’ai un fonctionnement un peu particulier. Ma première consultation a toujours lieu ici dans mon cabinet, mais les suivantes se déroulent en extérieur.
— En extérieur ? Comme c’est bizarre, me rétorque-t-il en me lançant un regard perplexe.
Commencerait-il à douter ?
— Bizarre, peut-être, mais beaucoup plus agréable et bien plus efficace. Je pense qu’un cadre autre que celui d’un cabinet austère vous sera plus bénéfique. Je vous propose un pub. Le Morganville Town. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Quelle coïncidence. Je me souviens de ce pub. Il n’était pas très loin du collège où j’enseignais. Je m’y rendais souvent pour …
— Boire une bière avec vos collègues.
— Non, pour boire seul, pour corriger des copies, à l’occasion. Mais je vous en parlerai lorsque nous nous reverrons.
— Très bien. La semaine prochaine, le même jour, à la même heure, cela vous convient-il ?
— Parfait ! Pour le paiement, comment procédons-nous ?
— Vous me paierez à la fin des consultations.
— Je préférerais chaque fois.
— Nous verrons ça la semaine prochaine. Attendez, s’’il vous plaît, je lui réponds, paniqué par des éclats de voix dans la salle d’attente.
Ce doit être le psy qui revient, je suis foutu !
Je bondis de mon fauteuil, me précipite vers la porte, l’entrouvre et aperçois par l’interstice la secrétaire discuter avec un homme qui, à coup sûr, est le psy de retour. Les deux discutent le dos tourné à la porte du cabinet. Sans attendre une seconde, j’empoigne Crowley par la manche, le tire vers la sortie, l’oblige à traverser, à vitesse grand V, la salle d’attente et le propulse dans les escaliers. Le pauvre qui n’a plus les jambes d’antan a du mal à tenir l’équilibre. Il aurait dévalé les marches sur les fesses si je ne l’avais pas retenu. Sitôt atteint le plancher des vaches, je le relâche, lui défroisse sa veste, lui passe la main dans le dos et le pousse gentiment vers la sortie. À bout de souffle, une main sur la poitrine, il se penche en avant pour récupérer de cette descente acrobatique.
— Sportif, votre séance, Docteur. Vous pouvez m’expliquer ? hoquète-t-il.
— Disons que …mes méthodes… sont, comment dire, peu conventionnelles. Je ne peux vous donner d’explications, mais vous comprendrez au fur et mesure de nos entrevues. Nous sommes d’accord, semaine prochaine, même jour, même heure au Morganville Town. C’est bon pour vous ?
— Tout à fait !
— Autre chose, très important, je vous donne mon numéro de téléphone. C’est un portable, ce qui veut dire que vous pouvez me contacter à n’importe quelle heure de la journée. Vous n’appelez surtout pas le secrétariat. J’ai un accord tacite avec l’agréable dame que vous avez eu à l’accueil. Elle ne s’occupe pas de mes patients. D’ailleurs, si vous aviez le malheur de le faire, vous vous attireriez ses foudres. Vous avez sans doute remarqué qu’elle est un tantinet soupe au lait. Nous sommes d’accord ?
— Aucun problème. Je vous donne mon numéro de téléphone. Un fixe. Excusez-moi, mais je suis de la vieille école. Je ne comprends rien à toutes ces nouvelles technologies.
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