chapitre 7 - Un revenant
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Un revenant
J’ai tant à raconter sur lui qu’un simple carnet ne suffirait pas. Voyons tout de même ce que je peux brièvement en dire.
Ce vieillard m’a tourmenté durant toutes mes années de collège et me tourmente encore, quand ma page blanche est mon seul horizon et qu’il surgit dès que j’ouvre mon ordinateur et me nargue. Ce qui est le plus horrible, maintenant que je l’ai sous les yeux, c’est que c’est son visage actuel qui s’invite dès que j’ouvre mon ordi.
C’est un vieillard défraîchi et presque sénile, désormais. Crowley, Hippolyte Crowley, le professeur de Français du Linsley Secondary School, m’a persécuté tout au long de ma scolarité. La raison ? Mon origine étrangère, indienne pour être précis. Il estimait que j’étais génétiquement inapte aux belles lettres, et en particulier, à la langue française qu'il considérait comme la plus belle de toutes. Je me souviens lorsqu’il distribuait ses copies, les miennes étaient toujours affublées de la pire des notes qui soit.
Pas zéro, le zéro absolu n’est pas humiliant en soi, il porte en lui le germe de la rébellion, zéro peut signifier « Monsieur, j’ai refusé de travailler, de suivre vos consignes stupides. J’ai décidé sciemment d’écrire n’importe quoi, choisissant effrontément de sortir du sujet que vous vouliez m’imposer.
Non pas zéro. Deux, un sempiternel deux.
Par ce deux, il me signifiait que ma copie ne valait guère plus que le prix de l’encre que j’avais utilisé pour écrire mon devoir. C’étaient ses mots.
Je me souviens, quand, au moment de quitter le nid familial, mon père me transmit mon dossier scolaire, je découvris avec horreur au bas de la dernière page, en guise de conclusion, une formule qui resta à tout jamais gravé dans ma mémoire « Handicapé par ses origines ».
Cette formule, au lieu de m’accabler, forgea mon caractère et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, me poussa à aimer davantage la littérature jusqu’à obtenir le succès en tant qu’écrivain. Mais tout ça, je l’ai déjà raconté.
Maintenant, chaque fois que je me trouve face à ma page blanche, je le vois, campé, les mains sur les hanches, la moue méprisante et le regard haineux. Sordide personnage, il martèle « Vous n’y arriverez jamais Monsieur Logan. Vous êtes un ignare. Votre vocabulaire n’est guère meilleur que celui d’un charretier. « Charretier », je sais, il dit ça, encore, au XXIème siècle. Pourquoi vous obstinez-vous à écrire ? Qui vous lit ? Des incultes comme vous qui n’ont pour s’exprimer qu’une centaine de mots ? »
Crowley est un fantôme qui me hante chaque fois que le doute s’installe en moi, ce n’est pas plus compliqué que ça. Mais ce fantôme est là, aujourd’hui, en chair et en os, à ma merci, me réclamant de l’aide.
L’occasion est trop belle, incroyable, impensable.
Crowley, enfin nous revoilà. Laisse-moi réfléchir. Attends ! Je pense que je vais me régaler. Je vais faire d’une pierre deux coups. Tu vas être le sujet de mon prochain bouquin et me guérir de cette foutue page blanche. Je vais être ton psy et toi ma thérapie. Bon, réfléchissons. J’ai une demi-heure devant moi avant que le doc ne revienne.
Dix minutes suffiront.
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