Chapitre 9 - Réunion entre amis
Le samedi suivant, mes amis et moi, nous nous retrouvons dans la salle à l’étage du pub, pour notre habituelle partie littéraire. Ils m’interrogent sur mon rendez-vous avec le psychologue, mais je les arrête net, vu que d’entrevue, il n’y en a eu aucune. Je préfère leur raconter ma rencontre avec notre vieil ennemi mortel.
— Les amis, vous ne devinerez jamais sur qui je suis tombé le jour de ma visite chez le psy ?
Des regards incrédules me répondent.
— Notre vieux prof.
Là, ce sont des yeux et des sourcils haut placés qu’ils m’offrent en spectacle.
— Oui, oui, Crowley en chair et en os. Je dois dire que j’ai été surpris en le voyant. Surpris est un euphémisme. Il était avec des amis, il souriait, parlait fort, plaisantait même.
— Crowley, sourire, plaisanter ? T’es sûr que c’était lui, demande Marc toujours les yeux grands ouverts.
— Et son allure, je ne vous dis pas son allure : un véritable gentleman, tiré à quatre épingle, costar cravate et le toutim, une superbe chevelure poivre et sel tombant sur ses épaules et un regard de braise…
— Pardon ? coupe Nelson encore plus perplexe. Will, tu parles de Crowley, notre prof de Français ? Le malingre et hideux Monsieur Crowley ?
— Mais non, je plaisante. Il est pire que lorsque nous l’avons connu. Toujours fringué de la même façon avec son vieux manteau rapiécé. Il est pitoyable, une ruine ambulante.
— Aye, j’imagine qu’il doit être vieux maintenant, suggère Marc. Quel âge a-t-il ?
— Il m’a dit avoir 77 ans, mais il fait beaucoup plus vieux. C’est un homme rabougri désormais, il a perdu toute sa superbe. Si je ne le connaissais pas, il me ferait presque pitié.
— Il n’était déjà pas bien grand, à l’époque. Nous le dépassions d’une bonne tête, je me souviens. Quand il nous réprimandait, il était obligé de lever les yeux. C’était un peu humiliant pour lui, précise Owen.
— À l’époque, il devait mesurer dans les 1,60m environ. Vouté comme il est, aujourd’hui, il a dû perdre une bonne dizaine de centimètres. Pour dire ! Mais sa gueule n’a pas changé. D’ailleurs, il a toujours eu une gueule de vieux. Je souligne.
— J’imagine, reprend Owen. Un crâne d’œuf avec aucun poil sur le caillou. C’est ça ?
— Oui, tout à fait ! Mais sa peau est d’un jaunâtre affreux comme s’il avait chopé la jaunisse. Il a des cheveux quand même. Des espèces de filasses qui tombent sur ses oreilles. J’ai eu l’impression qu’il se néglige. Il n’était pas bien quand je l’ai consulté.
— Pardon, tu as dit « Consulté » ? interroge Marc. Comment ça ? me fait-il, les yeux écarquillés.
— Je vous expliquerai, mais laissez moi terminer le portrait. Il a toujours ses yeux d’aigle, qui se touchent presque qu’on dirait qu’il louche. Des yeux qui balayent autour de lui, qui jaugent, qui jugent, qui condamnent. Ça ? Vous vous en souvenez ?
— La trouille qu’il nous foutait le fumier ! J’en encore des frissons, renchérit Owen.
— Et sa bouche toujours sans lèvre, sans sourire, sans rire bien sûr, animé par une moue dédaigneuse. Et pourtant, je dois vous dire qu’à un moment donné, il m’a souri.
— Noon, s’exclament en chœur mes trois amis abasourdis.
— Je vous jure. Quand je lui ai appris que nous nous retrouverions régulièrement pour parler de ses problèmes, il a semblé, je ne dirais pas heureux, mais content. Il a souri. Oh, il s’est pas esclaffé, non, ses lèvres se sont légèrement étirées à l’horizontale, très légèrement et par effet mécanique ses yeux aussi. C’est là que j’ai compris que j’avais gagné.
— Que t’avais gagné ? Bon, Will, je comprends rien à ce que tu racontes. Va falloir que tu nous mettes au jus. Tu as dit « consulté », je suis pas sourd, c’est bien ça ? demande Owen.
— Exactement !
— Dans quel bourbier t’as bien pu te fourrer, fait-il, appréhendant déjà ce que je vais bien pouvoir lui dire.
— Et bien voilà…
Je leur raconte avec force détails cette rencontre inopinée.
— Et quel est ton plan ? Tu veux le pousser à vider sa pauvre tête pour t’amuser et nourrir une de tes histoires ? s’inquiète Marc.
— Maintenant que tu le dis, c’est vrai que je pourrais. Non, je veux seulement lui donner une bonne leçon et pour cela, j’ai besoin de vous.
— Tu me fais peur, Will, s’alarme Owen. Quand tu commences à nous regarder avec ces petits yeux malins, et ce sourire en coin, nous savons très bien que nous allons avoir droit à une histoire tordue.
— Une simple petite farce. Je veux lui foutre les jetons et lui apprendre à vivre. Je vous jure, rien de méchant. Qu’est-ce que vous en dites ?
— Ce que j’en dis, fait Marc, c’est que, d’emblée, je te suis, comme je t’ai toujours suivi, même si à priori, cette fois, ça ne m’enchante pas. Et vous ? fait-il en se tournant vers Owen et Nelson. Ils lui répondent par un soupir et lèvent les bras au ciel.
— Très bien, je dis. D’abord, toi, Nelson, tu vas devoir mettre à contribution les gars de ta troupe. J’ai besoin de gaillards bien charpentés, à la mine patibulaire. Tu vois un peu ce que je veux dire ?
— Oui, bien sûr, c’est dans le domaine du possible. Mais pourquoi faire ?
— Je veux lui foutre la trouille de sa vie. Je t’expliquerai. Quant à toi, Owen, j’ai besoin de tes talents d’aviateur pour offrir à notre vieil ami un baptême de l’ait un peu spécial.
— Tu peux compter sur moi.
— Mais et moi ? demande Marc, j’assiste au spectacle ?
— Non, je sais que tu as un pot qui pêche au large des côtes françaises. Tu te souviens de la fois où tu m’as fait monter sur sa chaloupe ?
— Aye, une horreur. Ça puait le poisson, c’était une infection et ce jour-là, le fourbe, il nous avait tirés sur des vagues, je te dis pas. Avec l’odeur qui nous renversait l’estomac et le roulis, on a vomi tout le repas du resto du midi. Je n’oublierai jamais.
— Et bien, t’as tout compris. Tu choisiras le bon jour pour cette petite escapade. Qu’en pensez-vous ? je conclus légèrement déçu par la moue dubitative qu’ils affichent en guise de réponse. Visiblement, mon plan ne semble pas les enthousiasmer outre mesure.
— William, mon ami, je peux dire mon ami, n’est-ce pas ? me lance Owen. Depuis le temps que nous nous connaissons.
— Bien sûr, Owen. Quand tu commences par « mon ami », j’appréhende ce que tu vas dire ensuite. Tu trouves que mon plan n’est pas assez violent ?
— Non, il est très bien ton plan, j’ai rien à ajouter. Mais, dis-moi, cette histoire que nous avons eu, enfin, que tu as eu avec Crowley, ¾ parce que, en vérité, tu es le seul à t’en plaindre ¾ tu ne trouves pas qu’elle commence à dater ? Et qu’il serait grand temps que tu tournes la page ?
— Le temps n’y fait rien, Owen. Ce gars a été odieux avec moi, pas qu’avec moi d’ailleurs. Nous étions des enfants sans défense et lui en profitais.
— Sans défense, c’est vite dis, objecte Marc. On lui en a fait voir de toutes les couleurs, quand même. On n’était pas si innocents que ça.
— Tu as raison. Vous vous souvenez de cette dernière journée de l’année, la dernière de notre scolarité ? Aussi incroyable que ça puisse paraître, il avait invité la classe, ici même à boire un pot, rappelle Owen.
— Aye, et presque personne n’était venu, ajoute Marc.
— On était là, nous, je précise, et on était bien décidé à lui dire tout ce qu’on avait sur le cœur. Surtout, surtout que …
— Ce QUE tu avais sur le cœur, William, rétorque Owen. Nous étions là, avec toi, solidaires, mais on n’en avait rien à faire de lui. Si ça n’avait pas été pour ton obsession stupide, à l’heure qu’il est, on l’aurait complètement oublié.
— On était des gamins, je te le répète, mais quand, à mes 18 ans, j’ai eu accès à mon carnet scolaire et que j’ai lu ce que j’ai lu…
— On sait et c’était horrible, mais tu crois pas que rétrospectivement, il a payé cher, ce soir-là, toutes ces années de mépris ? objecte Owen.
— Ce soir-là, il a eu ce qu’il méritait. Souviens-toi la semaine précédente, le cynisme avec lequel il m’avait traité.
— C’était plutôt comique, tu crois pas ? dit Marc.
— Qu’est-ce qu’il avait fait ? demande Owen. Je m’en souviens plus.
— C’était top. Il t’avait noté cette fois avec un 4/20, William et toi, tu lui avais répliqué en lui demandant si le cours de l’encre avait augmenté. Ce à quoi, il avait loué ta répartie et t’avais refilé une heure de colle. Il t’avait demandé de potasser sur l’encre, sa constitution, sa matière première, le procédé de fabrication, les entreprises liées à sa production et sa commercialisation et j’en passe. Et même le cours de l’encre à la bourse et ces critères d’évolution. Pas top ?
— Grandiose. Ce mec avait quand même de l’esprit, rétorque Owen.
— De l’encre, il en a eu pour son argent, j’ajoute en me souvenant des efforts que nous avions déployés pour nous en procurer en quantité industrielle.
— Des litres et ça nous a coûté les yeux de la tête et pour quel résultat ? s’interroge Owen. Au bout du compte, ce n’était pas si hilarant que ça. Remplir les verres d’encre, lui barbouiller le dos de sa veste et lui en remplir les poches, c’est vrai que ça a été notre heure de gloire. Pour après, se retrouver pitoyables.
— C’est vrai qu’on était pitoyables, déplore Marc. Lui par contre, me faisait pitié. Il était totalement désarmé. Il ne nous a même pas engueulés. Il a juste dit : « C’est dommage », et il est parti. Il n’a même pas cherché à savoir qui en était responsable, bien qu’il en ait une petite idée. Une semaine plus tard, l’année scolaire s’est terminée et on l’a jamais revu. Alors, William, je te le demande une dernière fois, veux-tu vraiment te venger ?
— Oui, sans l’ombre d’une hésitation.
— Très bien, on te suit. On le suit les gars ? demande Marc.
Les deux autres compères baissent le regard et acquiescent.
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