Chapitre 10 - Une rencontre hallucinante
Jeudi suivant
Le soleil n’a pas voulu se lever ce matin, il joue à cache-cache avec les nuages et plonge ma journée dans la grisaille. J’ai rendez-vous avec Crowley. J’appréhende cette deuxième rencontre. Je n’ai pas réussi à fermer l’œil de la nuit tournant et retournant dans mon lit en réfléchissant aux mille manières de le rouler dans la farine. Son visage de bouledogue décrépi a tourné dans ma tête se superposant sans cesse à celui de sa jeunesse. Il m’a donné l’occasion d’alimenter mon carnet intime de souvenirs d’enfance.
Voyons un peu ce que j’ai écrit :
« Je suis assis au fond de la salle de classe, près du radiateur. Il me tient chaud. La fenêtre, tout près de moi, est glacée et couverte de buée. Je me penche et balaie de la main le voile opaque qui cache la rue. La neige tombe à gros flocons.
C’est beau !
Crowley déroule son cours, déambulant, les mains derrière le dos entre les bureaux, et distribuant des coups de règles aux dormeurs. Je profite qu’il soit loin de moi pour regarder le spectacle magique de la neige.
Je pense déjà au bonhomme de neige que je ferai en rentrant à la maison. Je piquerai une carotte dans le frigo, je prendrai trois bouts de bois dans la cheminée : deux longs pour les bras et un petit pour dessiner la bouche. Je récupérerai deux belles mandarines dans la corbeille à fruits que j’utiliserai pour faire les yeux.
Je rêve, mais déjà, le discours monotone du prof se transforme en grondement de tonnerre. Des éclairs claquent près de mes oreilles et la règle assassine s’abat sur mon bureau.
— Monsieur Logan n’est plus parmi nous, les enfants, tonne l’ignoble Monsieur Crowley.
Je détourne mon regard du paysage de rêve et le glisse lentement vers le visage tordu de colère du maître des lieux. J’aimerais tant lui répondre, mais mes mots ne seraient que de piètres soldats face à l’armada puissante de l’adulte.
— Monsieur Logan dort pendant les cours.
Que répondre à cela ? Rien. Je suis un enfant et je n’ai d’autre choix que de me taire. C’est la règle et je suis censé m’y conformer. Pourtant, mu par un courage insoupçonné et d’une voix tremblante, je lui réponds :
— Je ne dors pas Monsieur. Je rêve. Puis, je baisse les yeux, m’attendant à subir sa colère. Les joues du maître s’empourprent, ses yeux s’écarquillent pour former deux soucoupes obscures, et des rides profondes se forment sur sa peau. Il fulmine.
— Vous rêvez, jeune homme. Quelle foutaise ! Et vous croyez que le rêve vous mènera quelque part. Vous plaisantez, j’espère. Sachez qu’en ce bas-monde, il n’y a pas de place pour le rêve. Pensez-vous que je serais là, devant vous, à vous instruire si j’avais passé mon temps à rêver ? ... ».
C’est pas bon du tout. Je clique sur la petite croix à droite de l’écran de l’ordinateur. Il me demande si je veux enregistrer, j’hésite, et je réponds « Non ». Je jette un coup d’œil à l’heure : il est 11h25. Il est temps que je parte pour mon rendez-vous avec Crowley.
Un instant plus tard, je suis devant la porte du pub. Crowley est déjà là, faisant les cent pas devant la porte du pub, son parapluie suspendu à une main et la canne à l’autre. Je suis légèrement en retard, la belle boulangère m’a encore retardé avec ses avances de plus en plus pressantes. Crowley pose son parapluie contre le mur et me tend une main ferme et calleuse. Une main qui n’est pas celle d’un professeur, mais plutôt celle d’un bûcheron.
Crowley récupère son parapluie, je lui ouvre la porte, m’efface et le laisse entrer. Nous passons devant le bar, j’en profite pour signifier au barman que nous consommerons à l’étage. Ce jour de juin est plutôt maussade, et même si aucune pluie n’est prévue, je préfère éviter le public. On ne sait jamais, un intrus ou une connaissance pourrait s’inviter et perturber mon plan. J’invite Crowley à s’asseoir à ma table habituelle.
— Comme c’est cocasse, s’étonne-t-il. C’est là, exactement à cette table que je venais m’isoler après les cours. J’y corrigeais des copies en compagnie d’un bon café-cognac et d’un cigarillo. Ce qui est malheureusement impossible aujourd’hui. « Fumer tue », la belle fumisterie, c’est le mot. Regardez, j’ai fumé comme un pompier toute ma vie et je suis toujours là.
Je ne relève pas la remarque stupide. Fumer tue, évidemment. Il s’apprête à engager la conversation lorsque deux personnages insolites se présentent à nous : un chat gros et gras, de race indéfinie, style chat de gouttière, avec un pelage gris et noir trié de brun sur le front, dans les bras d’une femme, bien en chair, elle aussi. Ses cheveux couleur cuivre sont tirés en une courte queue de cheval. Elle a les yeux verts perçants, semblables à ceux d’un serpent, et une langue probablement tout aussi acérée.
Le chat s’affale sur la table et la femme prend une chaise. Interloqué, j’interroge Crowley du regard, il me répond par un « Des amis, je suis étonné de les voir ici ».
Des amis, il devrait dire une amie. Un chat n’est pas un ami, à la rigueur un animal de compagnie, mais pas un ami. Pourquoi cette femme est-elle là ? Crowley, aurait-il découvert la supercherie et l’a fait venir pour servir de témoin ? Se méfierait-il de moi ? Bah, nous verrons bien.
Je me lève et m’avance jusqu’à la rambarde ouverte sur la salle du rez-de-chaussée pour héler le serveur afin qu’il prenne les commandes. Un individu que je ne connais pas, probablement un nouveau, apparaît en montant l’escalier. Il est filiforme et dégingandé, portant un plateau vide en équilibre précaire sur une main, semblant peu sûr de lui. Pourtant, d’une voix forte et sans même un « bonjour », il annonce :
— Je vous écoute. Ce sera ?
— Pour moi, une blonde, je réponds. Monsieur Crowley, vous prendrez ?
Crowley ne répond pas, d’un hochement de tête, il me fait signe qu’il ne veut rien boire.
— Et vous Madame ? demande le serveur, la mine agacée par ce premier refus.
La femme décline également l’offre.
— Donc, ce sera seulement une bière pour moi. Je ne pense pas que le chat veuille un bol de lait, je plaisante pour essayer de détendre l’atmosphère tout en lançant un regard narquois vers la mégère.
Le serveur, visiblement contrarié, insiste :
— Alors, juste une bière ? C’est tout ?
Son regard glacial traduit sa déception face aux efforts qu’il a dû fournir et qu’il va devoir fournir à nouveau, ¾ monter, descendre les escaliers et recommencer ¾ pour une si faible récompense.
Un hochement de tête de Crowley et de sa comparse lui répond et lui fait comprendre qu’il peut quitter les lieux. Dans le mouvement collectif, j’ai cru voir le chat, lui aussi, hocher la tête.
Non, c’est une illusion d’optique. Il fait chaud à l’étage, c’est ça. Je commence à me déshydrater. La bière sera la bienvenue. Mais que viennent faire cette vieille peau et ce gros matou ? Qui se promène avec son chat ? C’est n’importe quoi.
— Monsieur Crowley, pouvez-vous me présenter cette dame et me dire pourquoi ce chat est ici ?
— Théodule est mon chat, et je dois vous dire que je ne sais pas du tout pourquoi il m’a suivi et que fait Madame Hutchison ici. C’est ma concierge. Je comptais le lui demander quand le serveur est arrivé.
— J’ai tenu à venir parce que j’ai mon mot à dire sur l’affaire qui vous préoccupe. Je n’ai pas l’intention de vous laisser donner votre version des faits, monsieur Crowley. Ce serait trop facile, déclare la matrone, le visage fermé.
— Et moi de même, renchérit le chat qui, avec une agilité sans aucun rapport avec son gabarit, s’est levé prestement et est venu s’asseoir sur les cuisses de la rombière, sous mon regard ahuri.
Le chat parle. Il a donc bien hoché la tête, j’hallucine. Je me frotte énergiquement les yeux des fois que je serais en plein rêve.
— Théodule, tu parles, toi, maintenant ? questionne Crowley, apparemment pas si surpris que ça de ce miracle.
— Disons que jusque-là, comme tout allait bien, je n’avais pas le besoin de m’y risquer, répond le chat, le plus tranquillement du monde. J’avais ma gamelle bien remplie tous les jours, un câlin, tous les quatre ou cinq, mais je n’ai pas à me plaindre. Je connais votre réticence à exprimer vos sentiments, Monsieur. Mais votre acte, l’autre jour, que je qualifierais d’inacceptable, a tout changé. Hippolyte, je vous en conjure, parlez à cet homme, sans rien omettre. Il va vous être, j’en suis convaincu, d’un grand secours.
Désarçonné, je me laisse tomber sur ma chaise et allonge mes jambes sous la table. Une douleur aigüe traverse ma nuque, semblable à celle que j’éprouve après de longues heures à l’ordinateur. Je masse vigoureusement l’arrière de mon cou, tout en levant les yeux vers le lambris brillant du plafond.
Je rêve. C’est ça, je rêve. J’ai trop bossé la nuit dernière, trop écrit pour qu’au bout du compte, j’efface tout. Ça a été top dur. Depuis le temps qu’Emma me rabâche de dormir la nuit et de travailler le jour, de m’alimenter correctement, un truc dans ce genre me pendait forcément au nez. Voilà, c’est fait, j’ai perdu les pédales.
J’ôte mes lunettes, ferme les yeux, me frotte l’arête du nez puis pince les narines avec l’espoir que, une fois les yeux ouverts, le chat aura disparu. J’entrouvre un œil, puis l’autre ; le chat est toujours là, muet, certes, c’est déjà ça. Il n’a pas intérêt à ouvrir sa bou…, gueule.
— Alors, vous en étiez où, la semaine dernière quand vous vous êtes quittés ? questionne l’animal qui, à mon grand désespoir, n’a pas l’intention de garder la place de vulgaire matou tout juste bon à miauler.
Je suis en plein délire. Ce chat ne va donc pas s’arrêter ? Bon, et puis après tout, il a raison, je suis là pour aider le vieux Crowley. Je vais laisser parler tout ce beau monde, même si c’est complètement fou, et nous verrons ce que je pourrai en tirer. Mon nouveau roman, peut-être. Va savoir. Mon calepin, voilà, très bien. Notons.
— Votre … Hum ! … chat a tout a fait raison, Monsieur Crowley. Avant d’entendre ce que vos deux, comment dire, … amis ont à nous dire, essayons de faire le point sur ce que vous m’avez confié la semaine dernière. Je vais essayer de résumer, ensuite je vous laisserai la parole. D’accord ?
— Oui, bien sûr !,
— Exactement, s’exclame Théodule qui apparemment, ne peut s’empêcher de mettre son grain de sel à tout bout de champ.
— C’est vrai que depuis tout ce temps,… renchérit la concierge.
— Si tout le monde prend la parole, nous n’allons pas nous en sortir, dis-je en haussant le ton, mais en évitant de regarder l’animal. Le fourbe émet un miaulement désapprobateur, se lève et saute sur la table. Il déambule lascivement, passe devant ma chope de bière, et me fusille d’un regard de fauve, terrifiant.
Complètement déstabilisé, je déroule mon laïus en ânonnant, puis reprenant un peu d’assurance, ...
— Monsieur Crowley, vous détestez les mots, le savoir, l’intelligence, et également l’image que vous renvoyez aux autres et vous finissez par me dire que tout cela est la faute de votre père.
— Monsieur, il est mort.
— J’imagine, vu votre âge ou alors…
Annotations
Versions