Chapitre 11 - Une confession

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— Puis-je vous conter mon histoire, docteur ?

— Je n’attends que ça, je rétorque en croisant les bras et en redressant mon buste sur la chaise.

— Par où commencer ? Par le début, ce sera plus simple : mon enfance. C’est là que tout a commencé. Mon pays d’origine est l’Algérie, l’Algérie française. Je suis né quelques années avant la guerre. Ma mère avait épousé en première noce un propriétaire terrien de la région d’Alger. Ma naissance ne fut pas du goût de mon père. À tel point que mes parents se séparèrent après un divorce houleux. C’est ainsi que ma mère me conta l’histoire. Elle se retrouva seule sans ressources avec pour seul bien, la maison. Une maison cossue, style colonial de très belle facture, mais coûteuse en entretien. Heureusement pour elle et pour moi, elle fit très vite la connaissance de Crowley, mon deuxième père, je dirais. Qui me reconnut comme son fils et me donna son nom, sans jamais me témoigner la moindre affection. Il était veuf et avait un fils, plus âgé que moi de deux ans qui disparut de ma vie lors des événements.

— Les événements ?

— Oui, la guerre d’Algérie. C’est lors d’un attentat de l’OAS dans les années soixante qu’il mourut, du moins, c’est ce que nous pensions à l’époque.

— Il était visé ? Peut-être soutenait-il le mouvement de libération algérien ? Ou alors il n’était qu’une victime collatérale ? Je questionne, intrigué de l’apparition de ce frère.

— Je n’ai jamais rien su de ses opinions. Enfants, nous étions très liés, mais quand les premières échauffourées éclatèrent, je me souviens très bien, c’était dans le quartier sud d’Alger, il changea du tout au tout. Il devint secret, il sortait tard le soir et ne nous disait rien de ce qu’il faisait. On me rapporta qu’il avait succombé lors de cet attentat. Il buvait un coup à la terrasse d’un restaurant arabe et... Le vieil homme a du mal à poursuivre son récit, son visage se ferme. Je vois poindre à la commissure de ses yeux une larme. C’est là que le gros matou se croit obliger de prendre la parole.

— À ce point de la conversation, je voudrais, si vous me le permettez, dire quelques mots, susurre-t-il d’une voix mielleuse en se posant sur les jambes de la rombière. Elle, depuis le début de la conversation, n’a pas ouvert la bouche. Elle garde ses petits yeux de fouine entrouverts braqués sur moi.

Brr ! Ce chat, cette vieille sont terrifiants. Mais que viennent-ils faire dans cette histoire ? Je suis censé analyser un pauvre prof à la retraite, tourmenté par ses vieux démons et pas une concierge et un sumo sur pattes.

— S’il te plaît, Théodule ! proteste Crowley.

— Non, c’en est trop. Vous tergiversez mon ami, s’insurge le matou.

— Tout à fait, je suis d’accord avec toi, Théodule, approuve la bonne femme.

— Hippolyte ne vous dit pas la raison de sa tentative suicide. Voilà le fond du problème.

— Vous avez … je balbutie, saisi par une peur panique.

La plaisanterie prend une tournure inattendue que j’étais loin d’imaginer. Merde, ce gars va vraiment très mal. Je n’ai pas le droit de le tourner en bourrique. Il a essayé de se faire exploser la carafe. Non, la blague s’arrête là. Je lui dis tout.

— Monsieur Crowley, je dois vous avouer que …

— S’il vous plaît, laissez-moi aller jusqu’au bout de mon récit, répond le vieil homme tout en plaquant une main ferme sur mon avant-bras.

— Non, ce sera moi, rétorque le sumo. Voilà, c’était, il y a trois jours. Comme d’habitude, Hippolyte s’est levé très tôt, pour aller faire sa promenade du matin.

— Il était cinq heures, complète Crowley, étrangement docile face à cette boule de poils.

— Oui, je sais. Le cri insupportable de votre satané réveille-matin m’a arraché les oreilles. Comme d’habitude, je suis monté sur le lit et me suis lové contre vous. J’ai senti tout de suite des ondes négatives. Vos caresses n’avaient pas la douceur des autres jours.

— Tu sais toujours ce que je pense. Je ne peux rien te cacher, mon chat.

Ces deux-là discutent tranquillement comme si c’était naturel. Un chat qui parle et qui a des émotions. Incroyable. Pff ! J’en ai marre !

— S’il vous plaît, mon ami, pourriez-vous cesser vos pensées négatives ? Je sens que vos envies de suicide reprennent. Arrêtez, ça me perturbe, se lamente le matou.

Non, mais c’est pas vrai. Voilà qu’il est extralucide. J’hallucine.

— Très bien, merci, fait le chat dans un souffle. Je poursuis. Je me suis dépêché de monter sur la table et ai attendu que vous me prépariez mon petit-déjeuner. Comme à votre habitude, vous vous êtes servi une tasse de café, une tranche de pain toastée et un morceau de fromage. Et puis c’est tout ! Rien pour moi. C’est là que j’ai su que quelque chose ne tournait pas rond. Vous aviez le regard dans le vide en mâchonnant votre toast, puis vous l’avez plongé dans le mien, le regard bien sûr, pas le toast.

Et maintenant, il fait de l’humour. C’est quand, que je me réveille ?

— J’ai vu dans votre regard une incommensurable détresse. J’aurais pu vous parler, vous assurer de mon amour. Oui, mon amour. Vous dire que jusqu’à ma mort, je ne cesserai d’être à vos côtés et toutes sortes de choses, mais … Je n’en ai pas eu le temps.

— Que s’est-il passé ? je demande, résigné, acceptant définitivement cette situation absurde.

— Je dois vous avouer que j’ai quelques difficultés à vous expliquer tout ce qui s’est passé ensuite, ajoute le matou. Ce que je sais, c’est que je l’ai vu se lever, s’approcher de la fenêtre. Et là, comment dire ? J’ai eu l’impression que l’air se chargeait en mauvaises ondes. Ma tête s’est mise à tourner, ma vue s’est brouillée. J’ai titubé tant bien que mal jusqu’à la porte. Par bonheur, elle était entrouverte. J’ai atteint avec peine le palier, et suis tombé dans les escaliers. Pas bien loin, quelques marches.

— Oui, et c’est là que suis entrée en scène, coupe la concierge. J’étais en train de laver l’entrée à grande eau, quand j’ai senti une odeur de gaz. Je me suis précipitée à la cave et ai coupé le compteur pour éviter les risques d’explosion. Vous savez, la moindre étincelle et boum. Ensuite, vous devinez…

— Elle est venue me sauver la vie, avoue Hippolyte, les yeux embués de larmes. Je n’en pouvais plus, j’étais à bout. Je pensais à tous ces moments de ma vie qui auraient dû être heureux, mais que j’ai gâchés, que j’ai rendu détestables. À cette époque, je reportais la responsabilité de mon malheur sur les autres. Je préférais me cacher la vérité. J’en voulais aussi à tous ceux qui, grâce à moi, avaient ouvert leur esprit et qui jamais ne m’avaient exprimé la moindre gratitude.

— Là n’est pas le fond du problème, maître, proteste le chat. Et vous le savez bien. J’étais là, le jour où elle est venue.

— Tais-toi !

— Non ! Dis-lui ! Autrement, il ne pourra pas t’aider, insiste la concierge, glissant lentement sa main sur le dos de l’animal.

— Mais, Monsieur Crowley, il faut que je vous dise..., j’insiste, jugeant l’affaire beaucoup trop grave pour poursuivre la farce.

— Ma mère était très malade, à l’article de la mort, mais elle cachait très bien son état. Lorsque je l’ai su, j’en ai été très affecté, bien sûr, mais lorsqu’elle m’a révélé …

La voix du vieil homme s’étrangle. Il ne peut poursuivre. C’est Théodule qui prend le relais.

— La vérité, docteur ? Je vais vous la dire. Mon maître est né six mois après le premier mariage de sa mère. Pas neuf mois, non, six.

— Oh, c’était un prématuré, je mens effrontément, devinant ce que le matou est sur le point de me révéler.

— Que nenni, coupe la bonne femme. L’enfant était bien à terme. Il pesait 4,2 kg. Mais il ne ressemblait pas du tout, mais vraiment pas du tout au présumé père. L’enfant était celui d’un homme que sa mère aimait depuis toujours. Comme les parents savaient que leur fille était enceinte, ils s’étaient empressés de lui trouver un mari.

— Et c’est cette révélation qui vous a poussé au suicide ?

— Oh, ce n’est pas ça ! rétorque le chat. Cet homme était un…

— Tais-toi, vocifère Crowley.

— Un autochtone. Un Maghrébin, un Algérien, un Arabe, un musulman, quoi ! Combien de qualificatifs faut-il que je décline pour que vous compreniez, Docteur, s’emporte le chat.

Merde, Crowley, mon vieux professeur raciste a du sang arabe. Je comprends maintenant pourquoi, il en est venu à cette extrémité.

— Oui, c’est ça et je ne peux pas le supporter. C’en est trop. Comment faire pour extirper ce que j’ai au fond de moi ? Mon éducation, mes convictions, mon sens de l’honneur.

— S’il vous plaît, Hippolyte, évitez l’honneur. Il n’y a rien d’honorable à être raciste, le réprimande le chat.

— Docteur, aidez moi. C’est madame, ici présente, qui m’a conseillé de vous consulter.

— Oui, c’est moi et je suis venue jusqu’à cette auberge pour m’assurer qu’il vous dise la vérité. Je constate que ça n’a pas été inutile puisque nous avons dû nous y prendre à trois, fanfaronne la mégère.

— Écoutez, … je dois réfléchir. Je ne sais pas si je…

Je suis mal, là. Je ne peux pas tromper cet homme. Les conséquences pourraient être désastreuses. Et si l’histoire finissait mal, s’il se suicidait et qu’ensuite, on découvrait la supercherie ?

— Je vous en supplie docteur. Je n’en peux plus, je suis au bout du rouleau. Voyez, le simple fait d’en parler m’a fait du bien.

— Oui, bien sûr ! Mais,…

Je dois lui dire, je dois lui dire. Voilà maintenant qu’il me fait ses yeux de chien battu. La dernière fois que je l’ai vu ainsi, c’était le fameux soir, ici même, quand on l’avait aspergé d’encre.

— Regardez, mon chat m’a parlé. Savez-vous ce que cela signifie ?

Que j’hallucine ! Que le garçon m’a fourré un truc bizarre dans ma bière.

— Qu’un miracle s’est produit, docteur. Jamais les animaux ne se comportent ainsi. Sauf dans des cas extrêmes.

Oui, mais bien sûr, je te crois !

— Mieux que ça. Ma concierge parle, elle aussi. C’est un miracle, docteur ! Et c’est grâce à vous !

— Non, Monsieur Crowley c’est uniquement la situation…

— Je vous en supplie. Votre méthode est originale. De nous voir, ici, hors de votre cabinet, dans ce cadre qui m’est si cher, m’a permis de me libérer, de m’épancher. Trouvez autre chose. Je vous fais confiance.

Je me laisse tomber sur sa chaise, me gratte la joue puis me pince le cou. Je réfléchis. Et si le plan pouvait fonctionner ? T’es un fichu raciste que tes origines révulsent. Même ton chat te le dit. Ton chat, n’importe quoi. Très bien. Alors, je vais te donner l’occasion de connaître d’autres gens, de vivre dans le monde hors de tes murs. Tu vas devoir t’ouvrir, mon vieux Crowley. Et moi, je vais arrêter de boire de la bière.

— Très bien, puisque vous y tenez tant, je vais voir ce que je peux faire. Prenez ceci, je lui dis en extirpant de ma sacoche une tablette numérique. Elle vous permettra de communiquer avec moi, de m’envoyer des mails, des photos, des vidéos même. Vous pensez que vous pourrez maîtriser la technologie ?

— Écoutez, je suis un vieil homme, mais je ne suis pas sénile. Si des jeunes écervelés sont capables de s’en servir, je ne vois pas pourquoi je n’y arriverais pas.

— Parfait, vous avez la bonne attitude. Je vous donne une notice qui va avec. Elle vous aidera. Autre chose : si vous le désirez, vous pourrez me permettre de suivre vos aventures en direct et nous pourrons ainsi communiquer.

— Vous avez dit « aventures » ? demande le vieil homme, soudain inquiet.

— Des aventures, monsieur, que vous pourrez quitter à n’importe quel moment, si vous les jugez trop dangereuses. Qu’en dîtes-vous ?

— Que c’est une façon beaucoup plus amusante de me suicider. J’accepte !

— Ne vous inquiétez pas, je n’ai pas l’intention de vous faire courir le moindre danger. Ce soir même, je vous envoie le programme de votre première, comment dire, épreuve. Elle se déroulera sous 48 heures. Soyez prêt !

— Je le serai !

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