Chapitre 12 - Première expérience

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Le soir, 48 heures après

Je reçois un sms de Nelson : « Opération parfaitement mené. Tu ne vas pas être déçu ». Très bien, je n’ai plus qu’à attendre le premier compte-rendu de Crowley. Il vient le lendemain matin. Un mail concis annonçant des pièces jointes : un fichier PDF, plusieurs fichiers images. Parfait, le bonhomme maîtrise la tablette que je lui ai fournie. Étonnant, d’ailleurs ! Voyons-voir !

« Monsieur Logan,

Je vous prie de trouver en pièce jointe le compte-rendu de ma première expérience et des vidéos que j’ai prises. Vous en souhaitant bonne réception, veuillez...blablabla. »

Il va falloir qu’il soit un peu plus succinct à l’avenir, le poète, je me dis en ouvrant la première pièce jointe.

« Bistro de l’Océan – première étape.

L’endroit est calme et bien disposé près du port. Je n’ai croisé sur mon chemin que des gens courtois et plaisants. Le centre de Bristol est toujours un enchantement. La ville est la plus belle, sinon la plus agréable à vivre du monde.

Si j’avais certaines appréhension en débutant cette aventure, je dois vous avouer qu’elle s’annonçait plutôt plaisante. Cela faisait bien longtemps que je ne mettais pas le nez dehors et j’avais des craintes à retrouver la foule que je déteste tant et dont j’ai une peur viscérale. Dès le premier contact, je la trouvais, à mon grand étonnement agréable d’aspect, de couleurs et même de senteurs. Les parfums des femmes se mêlaient aux effluves maritimes du port ainsi qu’aux odeurs appétissantes de cuisine des restaurants.

L’affaire allait bon train et je n’avais pas lieu de m’en plaindre. Je ne savais pas, à ce moment-là, que j’allais un peu vite en besogne. Je suivais le trajet de mon premier périple sur la tablette que vous m’avez confiée.

Je délaissai la rue principale et son aimable compagnie, puis m’engageai dans des ruelles bien moins rassurantes, étroites, aux façades d’immeubles si hautes que la lumière du jour n’y accédait plus, me laissant dans une semi-obscurité inquiétante. Les murs, percés de fenêtres aux volets fermés, étaient tapissés de tags. C’est ainsi qu’on nomme, je crois, les gribouillis multicolores et peu expressifs que des mains malhabiles dessinent sur les supports que la ville peut leur offrir : des murs sales, en l’espèce. Certains de ces tags, je dois dire, m’ont agréablement surpris. Ils étaient d’une qualité digne des meilleurs peintres. Je me suis amusé à en photographier plusieurs (fichiers 1 à 5) avec votre tablette dont j’avais pris la précaution, la veille, d’en étudier le fonctionnement. Assez simple, au demeurant».

Tu m’étonnes, bonhomme ! C’est du Bansky.

« Si vous pensiez, jeune homme, qu’il vous suffisait de me projeter dans un décor lugubre pour m’effrayer et me faire changer d’avis, vous auriez dû y réfléchir à deux fois. L’expérience que je vécus ensuite fut extrêmement intéressante et instructive.

. En effet, en m’enfonçant un peu plus dans la rue, je tombai sur des individus bizarres. Bizarres étant un euphémisme que vous comprendrez lorsque vous aurez consulté les fichiers 6 et 7.

Il y avait là comme un échantillon témoin de ce que la société, le monde en général, puisqu’une multitude de nationalités était représentée, peut nous offrir de plus barbare : des individus tatoués de la tête aux pieds et des corps dont l’aspect, je dois l’avouer, me remplit d’horreur. Ces mi-hommes, mi-animaux à la crinière hirsute, se languissaient, adossés contre un mur, les yeux perdus dans les limbes, des mégots aux lèvres dont les senteurs me rappelaient celles de la casbah d’Alger. Quand l’un d’eux me toisa d’un regard perplexe et me barra le passage, les mains sur les hanches et un sourire sardonique aux lèvres, je songeai à votre première consigne m’avertissant que j’allais subir des épreuves m’obligeant à trouver en moi des ressources que je n’avais jamais exploitées.

Comme il n’était pas question de rebrousser chemin, ce que j’aurais fait dans la plupart des cas, je m’armai de la fine pellicule de courage dont la vie m’a dotée, baissai la tête, en évitant de le regarder dans les yeux, et, l’écartai d’une main tremblante de mon chemin.

À ma grande surprise, il s’effaça et me laissa passer sans mot dire. Fort de ma hardiesse, je poursuivis ma route, déambulant à pas comptés dans une haie de visages sataniques. Je crus quitter ce lieu sordide en voyant enfin la lumière du port poindre au bout de la rue, quand j’entendis derrière moi le claquement de chaussures à clous sur le pavé. Je m’immobilisai, pétrifié de terreur, rentrai les épaules, prêt à recevoir un tabassage en règle. Avais-je insulté par ma présence ces olibrius ? Avaient-ils jugé inapproprié ce geste de la main que j’avais esquissé pour me frayer le passage ?

Je n’eu pas le temps de répondre à cette question quand je sentis un léger tapotement sur mon épaule. Gardant ma tête enfoncée dans les épaules, prêt, cette fois à être roué de coups, je me retournai dans un mouvement d’une extrême lenteur. L’image qui se dessina devant moi me remplit de terreur : un monstre, le mot est faible, de plus de deux mètres de haut. Un monstre venu du plus profond de la jungle africaine. Un noir, pour parler franc, un vrai, je vous assure. De la tête aux pieds. Un noir dont la bouche s’ouvrit pour exprimer, à coup sûr, dans un langage que je me préparai à essayer de comprendre ⸺ tout le mal qu’il pensait de moi. Il dévoila de superbes dents blanches, comme une lumière d’espoir dans cet endroit lugubre et sombre et me gratifia d’un éblouissant sourire. Ce qui eut pour effet de faire descendre de plusieurs degrés le feu de terreur qui me consumait.

Je ne saurais dire aujourd’hui si ce sourire était celui d’un ange ou celui d’un démon. Dans la plupart des cas, la limite est ténue. Des récits de torture de mon père durant la guerre d’Algérie faisaient souvent mention du rire précédent les pires tortures. Mais vu le contexte, je préférai croire à l’ange. Son regard qui n’avait rien de sardonique, plutôt jovial et bienveillant me portait à le croire. Dans un anglais plus qu’approximatif, — le lascar devait être un de ces migrants qui se déversent sur nos côtes à tout bout de champ —, il me dit :

— Yo Men ! T’as du feu ?

C’est tout ? Songeai-je. Tout ? Quoique, il ne suffit pas d’un déversement de paroles pour déclencher une bastonnade. Quelques-uns suffisent pour déclencher une ire dévastatrice. Tout dépend de la réponse, si tenté qu’on vous laisse le temps de la formuler. Je répondis, j’ânonnai plutôt, mes dents claquant dans ma mâchoire, un évident « Désolé, Monsieur, je ne fume pas ». Sur ce, il me répondit, toujours dans son accent à couper au couteau « Tant pis, Men. Tention dans le quartier, y’a des malfaisants ». Et il disparut comme il était apparu.

Comme un ange sans aile.

J’hallucinais, mais ne comptant pas m’épancher plus que de raison sur mes états d’âme, je détalai, non pas comme un lapin, erreur à ne pas commettre sous peine de réveiller l’instinct de chasseur propre à ce genre d’individu, mais en allongeant légèrement la foulée, comme quelqu’un maître de lui-même et qui n’éprouve aucune crainte.

Je quittai les lieux, rassuré, mais sans aucune envie d’y retourner, n’étant pas du tout certain que l’ange aux dents blanches soit dans les mêmes dispositions à mon égard.

Voilà, Monsieur Logan en ce qui concerne cette première épreuve, si tant est qu’elle en soit une. Rassurez-moi, s’il vous plaît et confirmez-moi que tout ceci était organisé par vous. Car je dois vous dire que la peur que je pouvais ressentir était tout de même atténuée par cette hypothèse.

La suite, dans le restaurant où vous m’avez convié à partager un repas avec trois personnages, a été d’une tout autre teneur. Instructive, cocasse, surprenante, enrichissante sont les premiers qualificatifs qui me viennent à l’esprit.

Je m’attelle à vous écrire le compte-rendu.

Cordialement,

Hippolyte Ludovic Archibald Crowley

Je reste suspendu à ma lecture, et plus que perplexe, je m’exclame « Il me fait quoi le vieux ? Je lui fais traverser la rue censée être la plus malfamée de la ville, si ce n’est du pays et lui, tranquille, m’avoue qu’il a eu à peine les jetons. À peine les jetons ! Je vais t’en foutre, Crowley. Non, ça va pas, il faut que je l’appelle. Le téléphone, oui, c’est ça.

Quelques bips plus tard, la voix rauque de Crowley résonne à l’autre bout du fil.

— Oui ?

— C’est Monsieur Logan, votre psy.

— Ah, oui, d’accord ! Que puis-je pour vous ? me répond le vieux prof sur un ton détaché.

— Bonjour ! J’ai lu votre premier compte-rendu et je dois dire que j’ai été surpris.

— Pourquoi donc ? Aurais-je commis un impair ? Ce n’est pas ce que vous attendiez de moi ? Que je vous décrive cette première mise à l’épreuve ?

— Oui, oui, bien sûr, mais comment dire ? Si je devais paraphraser un de vos auteurs, je dirais « C’est un peu court jeune homme... ».

— « On pourrait dire, oh, Dieu, bien de choses en somme », poursuit le professeur, complétant ainsi la fameuse tirade des « nez » de Cyrano de Bergerac. Merci pour le « jeune homme », mais je ne comprends pas.

— Je suis votre psy, Monsieur. J’attends de vous que vous me révéliez vos émotions, vos impressions, vos questionnements, vos doutes. Pas un descriptif neutre qui certes peut s’avérer utile pour comprendre le contexte, mais n’est point représentatif de ce que sont vos tourments. J’ai besoin de savoir ce qui vous révulse et en quoi ça vous révulse. Je suis désolé, mais votre copie ne vaut guère... J’arrête-là ma tirade, craignant d’en avoir trop dit. Il est à ma merci, et, c’est vrai, la tentation est grande de renvoyer ce vieux rabougri à ses turpitudes, mais ce n’est pas le moment. Je risque de tout gâcher. Il pourrait me démasquer et je ne veux pas lui faciliter la tâche. Certes, j’ai bien changé depuis mes quatorze ans, mais le regard est un marqueur que ce vieux grincheux risque ne pas avoir oublié. Le silence qui règne maintenant entre nous deux m’incite à le craindre.

— Si je vous avais eu comme élève, monsieur Logan, d’ailleurs vu votre âge, vous auriez pu. Dites-moi, par hasard...

— Non, monsieur Crowley. Pas du tout. Je ne réside à Bristol que depuis une dizaine d’années. J’ai fait mes études primaires et secondaires à Londres où je suis né.

— Si vous le dîtes, répond le professeur sur un ton laconique, instillant le doute dans mon esprit. Quoiqu’il en soit, si vous aviez été un de mes élèves, je vous aurais affublé d’un « votre copie ne vaut guère le prix de l’encre qu’il vous a fallu pour l’écrire ». C’était une de mes phrases favorites qui, j’ai bien peur maintenant, avec le recul, a dû traumatiser bon nombre des chères têtes blondes qui polluaient mes cours. Donc, si j’ai bien compris, je dois revoir ma copie.

— Je n’ose pas vous le demander, mais oui, ce serait préférable. Je dois en savoir beaucoup plus sur vous, sur votre moi intérieur. C’est la condition sine qua non pour que nous puissions avancer.

— Mais j’y pense, ne préférez-vous pas que nous en parlions de vive voix, comme nous le faisons en ce moment même ?

— À l’occasion, oui, si cela s’avère nécessaire. Mais je préfère que vous preniez le temps de vous poser, de réfléchir sereinement à votre vécu. Cet exercice est enrichissant. Face à un écrit, le lecteur dispose de plusieurs sciences pour l’analyser. Je les maîtrise toutes et je suis ainsi en mesure de vous aider. La psychologie, bien sûr puisque c’est mon domaine, mais également la graphologie, la syntaxe. Sachez que les mots que vous utilisez, les tournures de phrases m’en disent beaucoup plus sur vous que tout ce que vous pourriez me dire pendant des heures de conversation.

— Très bien. Je dois dire que vous êtes convaincant. Votre analyse est fine et je crois bien que j’aurais bien aimé vous avoir comme élève. Mais ça n’a pas été le cas. N’est-ce pas ?

Un peu plus tard, dans l’après-midi, mon vieux professeur, devenu désormais mon élève (je biche), m’envoie sa deuxième missive.

« Monsieur Logan, je vous remercie pour votre retour. Sachez-le, il m’a été précieux. Comme vous me l’avez demandé, j’ai creusé dans mes pensées profondes et en ai extirpé des aspects de ma personnalité qui expliquent, je le pense, la détresse dans laquelle je suis plongé. À ce stade de ma réflexion, je n’en suis pas à remettre en cause toutes mes convictions. Je dois dire que l’une d’entre-elles, en particuliers, a été mise à mal. Cela s’est passé lorsque j’ai croisé ces individus dans cette rue. En sortant sain et sauf de ce traquenard et sachant ce que je sais sur mes origines, je me suis posé la question : qu’ont-ils de commun avec moi ?

Je ne vois qu’une seule réponse : leur origine. Rien de plus et c’est cela qui me perturbe.

Une autre question : quelle aurait été ma vie si ma mère avait choisi de vivre avec l’homme qu’elle aimait ? Serais-je devenu une de ces racailles (excusez-moi pour ce qualificatif) qui polluent nos cités de leur langage vulgaire, de leur accoutrement dénaturé, de leurs odeurs nauséabondes et de leur violence barbare ? Je ne sais pas. En ce qui concerne la violence, je mettrais un bémol, car les individus que j’ai croisés n’en ont, je dois le concéder, manifesté aucune.

Une autre question encore. Vous voyez, une simple demi-journée et mon cerveau entre en ébullition. Votre méthode quoique originale n’en est pas moins très efficace. Donc une autre question. Celle-là porte sur mon comportement tout au long de mes années d’enseignant. Je dois vous préciser, avant d’aller plus loin, que je n’étais pas un mauvais professeur, bien au contraire. J’avais de très bons résultats. Mais j’étais catalogué comme rigide, strict, dur, impitoyable même. Je dois dire que je prenais un malin plaisir à faire souffrir mes élèves, à les humilier même. Pour justifier ce que d’aucuns jugeraient inacceptable, je me cachais derrière le mépris qu’ils avaient à mon égard et leur soi-disant peu d’intérêt pour mes cours. Ce qui n’était pas le cas, je m’en rends compte aujourd’hui. Mais je me plaisais à le croire uniquement dans le but de justifier les brimades que je leur infligeais.

Avec le recul, je me pose la question : qui, en moi, me poussait à me comporter ainsi ? L’arabe ou le Français ? Le barbare ou le civilisé ?

La violence qui m’animait et qui m’anime encore, sans doute aujourd’hui, est-elle consubstantielle à l’un ou à l’autre ? Vous devinez ma réponse. C’est tellement facile.

Seule la civilisation est porteuse des vertus propres à la cohésion sociale, au progrès. Mais, à bien y regarder, ce n’est pas si évident que ça. L’histoire, quel que soit le pays, civilisé ou pas, a toujours été entachée par la haine et la violence. Alors, je suis bien dans l’embarras pour répondre à cette question.

Je vais donc poursuivre cette aventure et vous narrer ce repas, au demeurant délicieux, qui m’a permis de rencontrer des personnes très diverses et très attachantes.

Bien à vous,

Hippolyte Ludovic Archibald Crowley

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