Chapitre 13 - Une soirée au restaurant
Je constate avec satisfaction que Crowley s’est acquitté de sa tâche avec talent. Et de fort belle manière. Il commence à creuser dans son passé, à se remettre en question. Non content d’avoir posé des mots sur ses sentiments et donné une image beaucoup plus précise de chacun des éléments de son récit, il a conté dans tous les détails le repas au restaurant.
Lisons cette nouvelle prose.
« Monsieur Logan,
Je dois vous avouer qu’après l’épisode de la rue, j’avais certaines craintes quant à cette deuxième phase. Allais-je être confronté dans ce restaurant au même genre d’individu ? Allaient-ils m’agresser cette fois ?
Pour le dire franchement, je m’attendais à tomber dans un coupe-gorge. D’une manière irrationnelle, car en réfléchissant un tant soit peu, je ne pouvais croire ou imaginer que mon thérapeute puisse me mettre en danger de quelques manières que ce soit.
Je quittai donc avec des sentiments mêlés la « rue aux gens bizarres » et me dirigeai vers le lieu de ma deuxième épreuve. Je longeai les quais des bords de l’Avon, traversai une esplanade où vaquaient des enfants et des couples de jeunes gens. Le décor, comme les personnages, était d’un style qui, je dois dire, m’agréait. Propre, est le qualificatif que j’utiliserais pour décrire à la fois ce que je voyais et ce que je ressentais : des enfants comment dire « normaux », un rouquin à la peau satinée parsemée de taches de rousseur, un autre, blond, un autre, brun, mais aux cheveux lisses. Des couples déambulaient, bras dessus, bras dessous, sages, silencieux, sereins.
Comment vous l’expliquer plus clairement ? Tout ce petit monde était rassurant.
Le restaurant m’apparut simple, presque intimiste, sans enseigne accrocheuse. Ce qui me convenait amplement. Je n’ai aucune joie à m’alimenter dans un endroit bruyant, à la cuisine, comment dire, approximative ou alors « moderne », architecturale, artistique mais peu comestible.
Je poussai la porte. L’ambiance familiale et surtout maritime me rassura tout de suite. Elle me rappela les restaurants du port d’Alger de mon enfance. Mes parents nous y emmenaient mon frère et moi au moins une fois par mois. C’était un événement incroyable, une explosion de saveurs, de couleurs, de musique. Le port d’Alger avec son soleil imperturbablement insolent. Son ciel limpide, tellement amoureux de la mer qu’il se pare du même bleu. Les filets de pêcheurs constellés d’étoiles de mer suspendus attendant l’arrivée des bateaux.
Je me souviens d’un barman, un vieux loup de mer, la barbe hirsute, sa casquette de capitaine toujours posée en arrière du crâne et une balafre lui fendant la joue. Il me faisait une peur bleue, mais me fascinait. Il me disait chaque fois que je venais, qu’il m’emmènerait dans son bateau écumer les mers et surtout retrouver son trésor perdu sur une île déserte. C’était un spectacle qu’il jouait à l’attention des enfants. C’était une vie de rêves. Dommage que ces ...
Mais je m’égare.
Le décor, dis-je, avait le mérite de m’agréer. C’était déjà ça de gagner. À l’accueil, une jolie rousse aux joues rosies par la chaleur ambiante m’accueillit avec un éclatant sourire et m’indiqua une table dans une deuxième salle. La première salle étant le bar où des individus propres sur eux (encore), brandissaient des chopes de bière et scandaient l’hymne de l’équipe de foot de Bristol (je le connais pour l’entendre chaque fois qu’il y a un match, chanté sous mes fenêtres par des supporters de retour du stade).
Ce genre de bruit, contrairement à d’habitude, ne m’importuna pas. Pourquoi ? Après ce que je venais d’endurer, les individus peu amènes que je venais de quitter, je dois dire que, rencontrer des personnes qui me ressemblaient, me rassurait. Tout ce que je vous livre doit sûrement vous révulser, j’imagine. Mais je suis désolé, c’est ainsi que j’ai vécu ce moment-là.
Je m’égare à nouveau.
Je passai une sorte de porche orné des mêmes filets de pêche dont je vous ai parlé précédemment. J’embrassai du regard la salle, largement garnie et avisai la table que la belle rousse m’avait indiquée. Trois individus y étaient attablés... »
Le reste du récit confirme que les comédiens envoyés par Nelson ont joué leur rôle à la perfection : Jocly, un capitaine au long cours, Panglas, un archéologue, spécialiste des météorites, Paulo, un médecin dans l’humanitaire et Owen, en personne, qui s’est présenté comme aviateur, bien entendu.
Ces personnages, hauts en couleur, sans être pour autant caricaturaux, ont fait étalage de leur vécu. Ce qui leur a permis de donner au vieux grigou une étendue de ce que sa misérable vie étriquée a manquée. Lui, est resté de marbre. Il s’est contenté d’écouter, de scruter le visage et les attitudes de chacun. Le retour qu’il m’a présenté de la soirée ne permet pas de détecter une méfiance de sa part quant au traquenard dans lequel il vient de tomber.
Les convives se sont quittés en se promettant de se revoir. C’est moi qui contacterai Crowley pour la suite à donner. L’objectif étant de lui proposer des aventures palpitantes : une ballade en haute mer par gros temps, une plongée dans une grotte au boyau étriqué inondable à marée montante, une journée dans un service d’accidentés de la route. Le choix n’est pas arrêté.
La première sera sous la responsabilité d’Owen : un baptême de l’air « acrobatique ». Une entrée en matière savoureuse qui permettra de tester le courage et l’estomac du bonhomme.
Il est temps pour moi de donner le clap du début du film. Un film d’aventures qui a commencé déjà à être filmé par mes complices. Le but de l’opération étant d’offrir à Crowley une projection particulière. Entre vielles photos de classe, vidéos qu’il aura fournies lui-même et celles prises par mes gens où on le verra se ridiculiser. Je pense, non, je suis convaincu que, de cette façon, je tiendrai ma revanche. Il va sans dire, bien sûr, que tous les protagonistes seront conviés à assister à cette projection.
Ma revanche... J’hésite. Ma revanche... Ce pauvre homme, quand même. Non, et puis merde, je ne dois pas me laisser attendrir. Il sera temps pour moi de me poser des questions métaphysiques. Pour l’heure, j’ai besoin de billes pour alimenter mon récit, des infos sur Crowley, car je prends conscience tout à coup, qu’hormis mes années passées dans sa classe, je ne sais rien de lui. Je me plonge dans mon ordinateur et commence par consulter les réseaux sociaux.
Rien.
Normal, ce vieil acariâtre n’a dû jamais ouvrir un ordinateur de sa vie. J’imagine qu’il doit avoir un téléphone fixe accroché au mur du couloir d’entrée. Pour dire ! Voyons voir la page Facebook du collège : quelques photos, une, de classe où je suis avec mes trois amis et Crowley comme prof principal ; une phrase « Le professeur de langue française, Hippolyte, Ludovic, Archibald Crowley, après un passage à l’École française de Bristol, a passé toute sa carrière dans notre collège ».
Rien de plus. Aucune anecdote, aucune distinction, aucun fait marquant.
Quelle vie trépidante. J’imagine : ses cours, la cantine, ou non, trop de monde, trop dangereux. Je me souviens : il s’asseyait sur un banc de la cour, une poche en papier, toujours la même, d’où il sortait un sandwich et une pomme...
Mon portable, on m’appelle.
— Monsieur Crowley ?
— Oui, Monsieur Logan.
— Très bien ! J’attendais votre appel. Merci infiniment pour votre réactivité. Je n’ai rien à vous dire si ce n’est, comme vous l’a dit mon ami Owen, que nous allons entrer maintenant dans le vif du sujet.
— Alors, par quoi vais-je commencer ? Je dois dire qu’une virée en mer me plairait. J’adore ! Monsieur Jocly m’a proposé d’attendre que la mer soit démontée pour sortir. C’est très bien. Cela me permettra de revivre des moments mémorables dans les mers du sud. C’était avant que je sois professeur. J’étais jeune.
— Justement, Monsieur Crowley. J’aimerais en savoir un peu plus sur votre vie.
— C'est-à-dire ?
— J’aimerais que vous me disiez comment vous passez vos journées, du lever jusqu’au coucher.
— Pourquoi voulez-vous savoir ?
— Vous connaissez, bien sûr la madeleine de Proust ?
— Évidemment ! J’ai compris. Vous voulez que je vous dise ma madeleine ?
— C’est ça !
— Vous allez être surpris.
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