Chapitre 14 - La madeleine
— Par où commencer ? Vous voulez que je vous raconte une journée type ? Disons qu’après une nuit tourmentée, ... elles le sont toutes, par des cauchemars terribles qui me laissent dégoulinant de sueur au petit matin. D’ailleurs, mes anciens élèves y tiennent une place prépondérante, et comme vous devez l’imaginer, le mauvais rôle. Je peux vous en narrer qui vous feraient dresser les cheveux sur la tête. Vous ne voulez pas les connaître ?
— Non, nous verrons ça plus tard, si nécessaire. Poursuivez !
— Après une nuit tourmentée ou pas, disais-je, je prends systématiquement une douche, quelle que soit la saison, un petit-déjeuner frugal, sans madeleine, je vous rassure et je m’attelle à la correction de mes copies. Désolé, tout ça fait partie du passé. Depuis ma retraite, je lis les nouvelles de la veille.
Tes copies, sale pervers, tu pouvais donner libre cours à ton esprit satanique et vivre là, un moment d’une grande jouissance.
— J’enfile mon manteau...
Élimé jusqu’à la corde, le dos couvert de craie. Peut-être encore ? Non, ça c’était avant, quand nous éclations de rire après que tu ais passé l’heure de cours, le dos plaqué contre le tableau, et que tu te retournais et nous offrais le spectacle hilarant de ta blouse grise maculée de craie.
... Je décroche mon parapluie, quel que soit le temps d’ailleurs, je me suis toujours méfié du climat de l’Angleterre, je récupère dans la panière à pain un quignon et sors faire ma promenade quotidienne...
Non sans avoir, au préalable, jeter un coup d’œil suspicieux et inquiet dans la rue, des fois que tu croiserais un importun, un basané, comme moi, par exemple, qui ferait tache dans le quartier déjà trop peuplé d’étrangers à ton goût.
... qui m’amène jusqu’à « Queen Square ». Une fois arrivé, je m’assois sur un banc, toujours le même. S’il est occupé, je me plante devant les « occupants » et les mains derrière le dos, j’attends qu’ils s’en aillent, en faisant les cent pas ostensiblement. Puis, j’extirpe un mouchoir d’une des poches de mon manteau ; d’un geste ample, j’essuie les souillures laissées par les précédents occupants, et pose mon fessier sur le banc. Le parapluie coincé entre mes jambes et le menton sur la poignée, je suis du regard les badauds déambulant nonchalamment sur les larges allées du parc.
Le décor magnifique des superbes édifices de style géorgien entourant le parc ne m’émerveille plus. J’ai fait le tour de leur superbe architecture depuis belle lurette. Les spectacles humoristiques, les concerts improvisés, et même les pièces de théâtre tellement prisées par les spectateurs d’un jour me laissent désormais indifférent...
Pauvre vieux, si tu t’y intéressais un tant soit peu, tu ne manquerais pas de croiser la troupe de Nelson qui s’y produit depuis bon nombre d’années et tu reconnaîtrais les gars bizarres auxquels tu as eu affaire et les personnages hauts en couleur du restaurant.
... Et voilà, maintenant, la plus excitante de mes aventures : je pioche dans ma poche un quignon de pain rassis, le porte à mes narines, l’émiette et le jette à la volée sur le gravillon de l’allée. Très vite, des pigeons venus du diable vauvert se posent à mes pieds. Des bergeronnettes se risquent parfois à convoiter le repas. Je contemple le spectacle toujours renouvelé de ces volatiles s’écharpant pour quelques mies de pain. Je dois vous avouer, que je prends un plaisir étrange à alimenter la querelle en lançant volontairement une portion conséquente entre deux volatiles d’espèces différentes. La bataille est terrible et le plaisir décuplé. Est-ce un signe révélant mon moi profond, docteur ?
— Poursuivez, monsieur, poursuivez. Nous verrons ensuite.
— D’accord. La violence atteint son summum lorsque le ciel se voile par la venue d’un groupe de mouettes. Celles-ci, toutes ailes déployées, atterrissent dans un vacarme assourdissant. Elles dispersent à coups de bec les autres volatiles, les bergeronnettes étant les premières à quitter les lieux. Les pigeons résistent un temps, mais face à la puissance des coups de bec de leurs énormes concurrents, ils finissent par baisser pavillon et décampent.
— Puis-je vous couper, Monsieur Crowley, maintenant ? J’ai une question.
— Excusez-moi, vous avez raison, j’ai bien peur d’en faire des tonnes.
— Non, pas du tout, c’est très intéressant, révélateur même. Mais nous en parlerons plus tard. Je ne vois pas votre madeleine. Il me semble la deviner, mais vous ne me dîtes pas...
— C’est vrai, ma madeleine.
— Ce quignon de pain, je présume ?
— Exactement ! Avant de le disperser, je pratique toujours le même rituel, je le porte à mes narines. Non pas pour le plaisir de l’odeur, le pain rassis n’en a aucune. Il n’a pas non plus de goût. Et pourtant, en accomplissant ce geste, je fais un bond en arrière dans le temps. Je vous parlais du port d’Alger dans mon dernier courrier. Son ciel toujours insolemment bleu, tellement lumineux qu’il brûlait les yeux de l’enfant que j’étais. Ce quignon de pain me ramène au même souvenir. Je me souviens, enfant, portant culottes courtes, chemisier immaculé comme les façades des maisons de cette ville et ma casquette aux quatre couleurs bien vissée sur ma tête. Je marchais tenant fièrement la main calleuse de mon père. C’était notre promenade du dimanche matin, lui et moi et mon frère. Nous allions donner à manger aux mouettes du port. À aucun moment, que ce soit pendant les trajets d’aller et de retour ou les instants sur ce quai, notre père nous parlait. Ça ne me dérangeait pas du tout, au contraire. À la maison, chaque fois qu’il ouvrait la bouche, c’était pour crier sur ma mère ou sur nous. Alors ce silence était une aubaine. Le cri des mouettes dessinant des arabesques dans le ciel bleu, les sirènes des bateaux entrant dans le port et le clapotis des vagues butant contre le quai étaient comme une symphonie.
— C’est tout ce que ce quignon de pain vous inspire ?
— Oui. Enfin, je dois dire qu’avec le recul, je ne sais comment qualifier ces moments avec mon père. De pur bonheur ? Pas sûr ! Mon père ne m’exprimait jamais la moindre affection.
— C’était peut-être, tout simplement, à cause de son caractère ? À cette époque, les parents n’exprimaient pas leurs sentiments. Il y avait un fossé entre eux et leurs enfants.
— Vous avez sans doute raison. S’il n’avait été que distant, j’aurais pu l’accepter, mais il était froid, violent, cruel même. Il me frappait à la moindre bêtise, par contre, il ne levait jamais la main sur mon frère. Il ne m’aimait pas. Je n’étais pas son fils. Il me tolérait.
— Vous me dîtes que votre père ne vous aimait pas. Dans votre tentative de suicide, outre la révélation de votre naissance, cela a-t-il pesé ? Excusez-moi d’être aussi direct, mais je dois vous poser la question.
Je suis maintenant parcouru par des sentiments contradictoires. En principe, je devrais être aux anges : je tiens Crowley entre mes mains, je peux sans contrainte le torturer. Il est à ma merci, et pourtant, je ne suis pas si sûr de moi, ni si fier. Cet homme a en lui quelque chose d’attachant. Sa fragilité brouille mes certitudes. Et surtout, je joue avec le feu, il pourrait se suicider.
— Oublions cette question. Ce n’est pas le moment. Vous donniez à manger aux mouettes comme vous le faites dans Queen Square. C’est ça ? Et vous éprouviez le même plaisir de les voir s’écharper pour un quignon de pain ?
— Non, non, en ce temps-là, non ! Quoi que, avec le recul, peut-être. C’était malsain, tout ça, non ? Le pire, c’est que plus tard, j’éprouvais ce même type de plaisir dans mes salles de classe. Je jouais avec les enfants comme avec ces volatiles. C’est terrible, non ?
— Vous comparez vos élèves à ces oiseaux ? Qu’est-ce que vous faisiez ?
— Je distribuais au hasard les bonnes et mauvaises notes comme les mies de pain.
— Comment ça, au hasard ? Je ne comprends pas.
— Écoutez, docteur, nous n’allons pas nous mentir. L’apprentissage des langues étrangères, ici, en Angleterre, n’a jamais été prisée, pour la simple raison qu’il n’existe pas une parcelle de terre dans le monde où l’on ne parle pas l’anglais. Alors, le Français, la langue de l’ennemi, n’a qu’une place toute relative dans le cursus des élèves. Par conséquent, même si je devais m’estimer heureux de disposer d’une classe avec des élèves plutôt assidus, je savais bien que mes cours ne les passionnaient pas. Je les méprisais autant qu’ils me méprisaient. C’est ce que je m’efforçais de croire, car cela me rassurait et me confortait.
— Vous donniez des notes au hasard ? je lui demande à nouveau, intéressé par cette révélation. Cette note de 2/20, redondante, était-elle le fait du hasard. J’ai du mal à le croire, mais… Vous voulez me faire croire qu’un bon élève pouvait être « banané », excusez l’expression, alors qu’il ne le méritait pas ?
Crowley, t’es vraiment un sale type. Il faut être tordu pour s’amuser ainsi avec des gosses. Tu va souffrir, mon gars. Je t’assure que je vais t’en faire baver. Terminés les états d’âme et de les scrupules, mon vieux salaud.
— Oui et j’y prenais un plaisir pervers. C’est horrible, non ? J’attendais le cours suivant pour constater les dégâts. Je dois vous avouer que ces notes absurdes étaient assorties de remarques acerbes, dont le seul but était de crucifier ces pauvres morveux, pour la plupart incapables d’aligner trois phrases dans un Français correct.
Ce mec est à vomir. Il mérite bien ce qui va lui arriver.
— En observant le balai mortifère des volatiles, leur combat acharné et l’issue, toujours la même — le plus fort qui prend le pas sur le plus faible — je me confortais dans l’idée que les races ne peuvent coexister dans un même espace, et qu’il est indéniable que les plus faibles doivent soit se soumettre, soit fuir, soit disparaître. Alors vous comprendrez mon trouble lorsque j’ai appris qu’une partie de mes origines appartenait à la race des faibles.
— Ne pensez-vous pas que vous exagérez, monsieur Crowley ? Êtes-vous vraiment convaincu de l’inégalité des races ? Savez-vous qu’en réalité, il n’existe qu’une seule race ? Celle des êtres humains.
— Bien sûr, bien sûr, je connais ce discours. On m’a en a rabattu tant de fois les oreilles que je le connais par cœur. Des amis, ¾ oui, des amis. Cela peut vous étonnez, mais j’en ai eu ¾ toujours offusqués par mes « théories darwiniennes » ne manquaient jamais d’essayer de me ramener à la raison et que je finisse par croire à toutes ces fadaises humanistes.
— Je vois, je vois. Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas mon rôle d’effacer vos convictions, ni de vous juger. Mon travail consiste simplement à ce que le traumatisme que vous vivez et qui met à mal vos convictions, ne vous détruise pas. Mais une question me taraude ?
— Dites-moi ! Attendez, je crois deviner. Pourquoi est-ce que j’accepte votre aide ?
— Exactement ! Pourquoi, moi, l’arrière-petit-fils d’une immigrée indienne ?
— Vous vous méprenez, Docteur. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, je ne considère pas l’Inde, sa culture, son histoire comme appartenant au camp des « faibles ». Je vais vous surprendre, je suis convaincu que nous devons, nous les Occidentaux, les Européens, beaucoup à ce continent.
J’en crois pas mes oreilles. Mon vieux Crowley, t’es un sacré hypocrite. Tu me disais bien autre chose quand tu me rendais mes copies. J’étais loin d’être le phare de l’humanité, tout au plus un rebut analphabète.
— En effet, vous m’étonnez. Je ne sais pas si je dois en être flatté, mais considérons l’affaire comme entendue. Ma parole a donc un poids, et vous êtes prêt à l’entendre et à la suivre ?
— Vous en doutiez ?
— Convenez qu’il y a de quoi. Passons ! Revenons à nos affaires. Les personnes avec qui vous avez déjeuné vous ont-elles expliqué les épreuves que vous allez devoir affronter ?
— Oui et je dois dire que ces messieurs étaient très convaincants. Des acteurs n’auraient pas mieux joué leur rôle ?
— Comment ça ? Vous avez un doute sur la véracité de leurs récits ? dis-je, sentant la chaleur envahir mes joues et des perles de sueurs naitre sur mon front.
Bien sûr que ce sont des acteurs, Marc a eu assez de mal à les dégotter, et ils m’ont coûté une blinde.
— Non, pas du tout ! Je vous dis simplement qu’ils étaient plus vrais que nature. Je suis prêt, si c’est ce que vous voulez savoir. Je vais enfin vivre une aventure exaltante. Ce qui ne m’est jamais arrivé.
— Vous savez que vous pouvez mettre fin à l’expérience à n’importe quel moment. Si vous avez des craintes, n’hésitez pas à avertir avant le départ.
— Ça me semble évident. Nous commençons demain. C’est ça ?
— Par le baptême de l’air.
— Rien de bien folichon, j’imagine.
— Pas tout à fait. Je vous convie à un baptême de l’air d’un style particulier. Acrobatique. Si vous voyez ce que je veux dire. Vous savez ? Avec des loopings, descentes en piqué et j’en passe.
— Ah oui, quand même !
— Ça va aller ?
— Pourquoi ça n’irait pas ? Devrais-je m’inquiéter ? C’est monsieur Lawson, Owen Lawson, qui va piloter ?
— Oui, ou un de ces collègues, c’est selon ses disponibilités, mais vous aurez affaire à un professionnel.
Plus j’écoute cet individu, plus je me rends compte qu’il n’est pas du tout celui que j’imaginais. Le Crowley d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui de mon enfance. Ses sous-entendus, ses questions à tiroir révèlent un esprit beaucoup plus fin que le prof cynique certes, mais peu spirituel que j’ai connu. Celui-là se contentait de diatribes souvent vulgaires et racistes, bien éloignées des propos qu’il tient avec moi.
— Très bien. Je vois que je n’ai rien à craindre. De toute façon, vous ne pouvez, vous, mon psy, me mettre en danger, sous peine de déroger à votre déontologie. Je me trompe ? répond Crowley, un petit sourire narquois au coin des lèvres.
Pareil à celui d’un élève malin qui vient de prendre son prof en défaut. Moi, j’ai plutôt le sentiment d’être un boxeur qu’on a envoyé dans les cordes.
— Sauf si vous considérez que tout ceci n’est qu’une farce, je lui réponds un peu bêtement, comme pour, en quelque sorte, revenir sur le centre du ring.
— Comment ça, une farce ? Je ne comprends pas, répond le vieil homme, le front se couvrant de rides et ses yeux de faucon se plissant de perplexité. Je le reconnais là, le Crowley de mon enfance, suspicieux, prêt à la joute.
— Selon vous, arrêtez-moi si je me trompe, Monsieur Owen ne serait pas celui qu’il prétend être et moi-même... ?
— Vous-même ? Que voulez-vous dire ? Vous pensez que je crois que vous n’êtes pas psy ?
— Vous pourriez le penser. Après tout, vous ai-je donné une preuve de mon statut de psy ?
Je ne joue plus avec le feu, je plonge carrément dedans. Je perds les pédales ou alors ...
— Allons donc, Docteur, vous êtes bien le psychologue indiqué sur la plaque gravée sur la porte de votre cabinet. Comment pourrait-il en être autrement ? Il est vrai que vos méthodes ne sont pas très orthodoxes et me pousseraient à douter de vos compétences, mais je dois dire que jusqu’à présent elles ont le meilleur des effets sur mon état mental. Alors, non, je ne doute pas de vous une seconde, et par voie de conséquence, des personnes chargées de ma « thérapie », répond Crowley en mimant des doigts les signes parenthèses.
— Très bien, nous allons pouvoir avancer. Vous avez rendez-vous demain avec Monsieur Owen, à l’école de l’aviation civile. J’espère que tout se passera bien. Surtout, je me permets de vous le rappeler, si l’exercice vous semble trop périlleux, si vous vous sentez mal, si vous avez le vertige, si vous...
— Ne vous inquiétez pas, tout ira pour le mieux. De toute façon, comme je vous l’ai déjà dit, je communiquerai avec vous grâce à la tablette que vous avez eu la gentillesse de me confier. Je commence à la maîtriser. J’aime bien. Savez-vous que je peux télécharger des livres ? C’est incroyable. Je vous propose d’être en permanence en contact avec moi. Je filmerai, ainsi, vous vivrez par procuration toutes mes pérégrinations.
— Un simple baptême de l’air, rien de plus. Vous ne serez pas obligé de vous filmer.
— Non, non, j’y tiens. Vous verrez, ce sera passionnant !
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