Chapitre 15 - Souvenirs d'enfance

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Une nuit comme celle-là, je n’en ai pas vécu depuis des mois. Que dire des mois ? Des années. L’extase. J’ai décidé de délaisser mon ordinateur pour revenir aux origines : ma vieille Remington, véritable pont entre la plume et le clavier informatique. Avec elle, je garde mes erreurs, je ne les efface pas. Je les biffe d’un coup de stylo, tout simplement, mais elles restent présentes, comme le rappel d’un échec. Mes doigts ont frappé les touches telles des sauterelles dévorant des cultures.

Je n’ai pas dormi une minute et malgré cela, je ne suis pas fatigué du tout. Elle est enfin revenue cette inespérée inspiration.

Quelle heure est-il ? Trois heures. Le plus sage serait d’aller me coucher, mais la peur de perdre le fil de mon récit et surtout de ne pas retrouver mon inspiration à mon réveil me pousse à continuer. J’ai déjà un titre en tête, un titre déclencheur : le prix de l’encre. À lui seul, il fait remonter à la surface une foule de souvenirs. Je décide d’en coucher quelques-uns dans mon carnet intime. Je verrai plus tard ce que j’en ferai.

« Les portes de l’école primaire s’ouvrent sur une horde de gamins en culottes courtes. C’est une école de garçons, séparée de celle des filles par un muret de deux mètres de haut, infranchissable. Pour communiquer avec les filles, hormis la courte échelle (trop dangereuse, parce qu’immédiatement réprimée), nous n’avons à notre disposition que le trou de la serrure d’une porte enclavée au milieu du mur. Quand sonne la cloche de la récréation, nous nous précipitons à la porte et nous nous postons en file indienne pour passer un œil et regarder les filles. Parfois, un autre œil de l’autre côté de la porte nous bouche le paysage et là, nous parlons.

La cloche sonne la fin de la récré. « En rang, deux par deux » hurle Monsieur Fumadel, notre maître. Nous nous engouffrons dans la classe. Monsieur Fumadel (Fumagaz pour nous, les élèves) porte sa vieille blouse grise. Il a dû nous préparer une de ces interrogations surprises. Nous nous tenons au garde-à-vous, près de notre bureau double, avec l’encrier sur le côté, inutile depuis que nous avons des stylos. Nous attendons l’ordre de nous asseoir. Fumagaz est un enseignant de la vieille école. Son éducation est toute militaire, ce qui nous amuse d’ailleurs, nous trouvons cela tellement dépassé. Nous avons l’impression de faire notre service militaire avant l’heure.

En ce qui me concerne, j’ai ma place au dernier rang, tout près de la fenêtre, bien à l’abri de ses sarcasmes. Lui, trône derrière son bureau, sur une estrade devant un tableau gris, à trois volets, occupant presque la totalité du mur. Il assoit son autorité, grâce à l’aide de tiges de bambou, qu’il nomme tendrement « Virginie ».

À ce point du récit, j’emprunte à Crowley les « Virginie » de son père.

À la moindre entorse au règlement, le contrevenant se voit inviter à se coucher au premier rang sur un bureau dédié à cet effet. Fumagaz baisse le pantalon du pauvre garçon et fait cingler « Virginie » sur ses fesses. Fumagaz croit ainsi instaurer er renforcer sa discipline. Il ne fait que générer la répulsion et la rébellion.

J’aime apprendre. Malgré lui. Je prends ce que je peux prendre et j’ai le sentiment aujourd’hui, d’avoir appris, lors de ses années d’école primaire, tout ce qu’il y à savoir pour vivre en société : les règles, leur respect ou leur transgression, l’autorité et la rébellion.

Une paire d’années plus tard, je quitte l’école pour le collège. Entrée des classes, fin de l’été 1983, classe 6ème B.

L’ambiance est bien plus agréable. Ici, les Virginies n’ont pas cours, bien au contraire, les collégiens sont bien traités, respectés. Je n’ai pas à me plaindre sauf d’un professeur. Mais contrairement à l’école où le maître règne sans partage sur sa classe, au collège, ils sont plusieurs à se partager le temps d’éducation. Alors, souffrir les sarcasmes, les sautes d’humeur d’un enseignant, pendant une ou deux heures par semaine ce n’est pas si terrible que ça. Je ne m’en plains pas.

Les enseignants sont aimables, avenants et respectueux sauf lui, le professeur de français, Monsieur Crowley. Dès le premier contact, je ressens de sa part une hostilité à mon égard. Chacun de ses cours me tient dans l’angoisse et le doute. J’appréhende les quatre années que je vais devoir passer avec lui.

Je maîtrise un peu la langue de Molière et j’aime l’apprendre. Mais j’ai l’impression d’être incapable de coucher sur le papier trois ou quatre mots qui aient une quelconque cohérence. C’est du moins ce que ce satané prof de Français essaie de « fourrer » dans ma pauvre petite tête de collégien inculte (c’est lui qui le dit).

Juin 1987, cours de Français, un des derniers avant de quitter le collège. L’épreuve du jour est la rédaction : mon cauchemar. Ce n’est pas que je bloque lorsque Crowley annonce le sujet, bien au contraire, mille idées me viennent à l’esprit. Des idées géniales, du moins selon moi, des idées que je veux toutes aborder. Hélas, le temps, cruel et impitoyable, m’impose de faire un choix. Je dois décider laquelle développer.

Désormais, le temps ne me fait plus peur. Lorsqu’il tente de s’imposer à moi, je l’écarte d’un revers de plume. Je refuse qu’il m’empêche de coucher sur le papier tout ce qui traverse mon esprit, même si, au bout du compte, je sais qu’il finira par triompher.

Mais voilà, l’enfant que je suis en ce mois de juin 1987 n’a pas le luxe de se moquer du temps. Mes idées se bousculent dans ma tête. Mon stylo, cheval fou, s’emballe sur le papier. Il traverse la page en large et en long, s’arrête puis repart de plus belle pour, au final, chuter et sombrer dans le marécage immonde des mots. Je n’ai pour « œuvre » à proposer qu’une immondice, une soupe nauséabonde et imbuvable.

La note tombe : 2/20. Sec et sans bavure, dirait l’autre. Toujours la même depuis mon premier cours. Ma progression aura été linéaire, constante. 2/20, impressionnant. Et cette note s’accompagne toujours du même commentaire. Bref et explicite. J’ai encore dans ma tête la voix métallique de l’homme, ses yeux noirs de prédateur, et sa petite moue de mépris, de satisfaction sadique, qui plissait son visage de boxeur.

« Pour le prix de l’encre, monsieur Logan. Deux petits points pour rembourser la dépense, car votre texte ne vaut guère plus que le prix de l’encre qu’il vous a été nécessaire pour l’écrire ».

Pitoyable.

Il me gratifiait parfois d’autres mots plus acides, plus perforants, des mots qui me renvoyaient à mes origines : « Monsieur Logan, il faut que vous l’admettiez une fois pour toutes, vous ne pourrez jamais appréhender la langue de Molière, ni de Shakespeare d’ailleurs ».

Pendant quatre ans, j’ai passé avec cet homme deux heures par semaine, deux heures de cauchemar. J’ai tremblé chaque fois qu’il poussait la porte de la classe. Chaque fois, mon cerveau se mettait en mode « survie ».

Et pourtant, amour propre ? Fierté ? Toujours est-il, que ses railleries, son mépris produisirent, en fin de compte, un effet contraire à celui escompté. Loin de me briser ou de me plonger dans le désespoir, ils laissèrent place, après le dégoût et l’indignation, à une révolte vivifiante et stimulant. J’effaçais de mon esprit toutes pensées toxiques et ne gardais que celles qui me permettaient de relever la tête. Je me pris de passion pour la lecture. Je lisais n’importe quoi : des bandes dessinées, des revues, le journal de mon père, puis vinrent des livres plus exigeants.

C’est au hasard d’un été désœuvré, seul, ¾ tous mes amis étant partis en vacances ¾ que je me mis à écrire des pensées, des souvenirs, des histoires. De deuxième passe-temps, le premier étant le football, l’écriture devint ma priorité, mon obsession. »

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